Bakounine politique. – Révolution et contre-révolution en Europe centrale
Bakounine politique. — Chapitre 1. – Genèse du libéralisme allemand
Editions du Monde libertaire, 1991
Article mis en ligne le 16 novembre 2009
dernière modification le 21 octobre 2012

L’objet de ce travail n’est pas de faire oeuvre d’historien mais de montrer comment Bakounine perçoit la révolution allemande et les rapports germano-slaves dans leur relation. Par révolution allemande il faut entendre le lent processus qui, du Moyen Age au Deuxième empire allemand constitué à l’initiative de Bismarck, conduit à l’unification du pays. Il s’agit donc moins de la révolution allemande elle-même que des vues de Bakounine sur celle-ci. A travers les développements du révolutionnaire russe sur cette question, nous montrerons l’influence déterminante de l’histoire, de la pensée et de la politique allemandes dans l’élaboration de l’anarchisme bakouninien. Nous évoquerons à l’occasion, sans approfondir, la méthode par laquelle il aborde l’analyse des phénomènes historiques et sociaux, cet aspect de la question étant traité dans une autre partie, non publiée, du travail présenté ici.

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[*INTRODUCTION*]

Bakounine a très explicitement rejeté la théorie marxiste des phases successives d’évolution des modes de production. Ce rejet a été perçu par la suite comme une opposition de principe à la méthode d’analyse marxiste. Or, l’examen attentif des textes révèle que sur cette question – comme sur bien d’autres – le rejet concerne le caractère exclusif du principe élaboré par Marx plus que le principe lui-même. En plusieurs occasions, en effet, Bakounine reprend à son compte cette théorie, mais en délimitant son cadre de validité à l’Europe occidentale. Certains rares auteurs qui ont perçu ce fait ont été tentés de voir dans le révolutionnaire russe un disciple (indiscipliné, certes) de Marx. C’est une hypothèse intéressante, mais qui résulte d’une mauvaise méthode d’approche. Les analogies étonnantes qu’on peut à l’occasion constater dans la perception que les deux hommes peuvent avoir des faits – et qui les conduisent presque toujours à des conclusions politiques opposées – ne sont pas dues à ce que l’un serait le « disciple » de l’autre, mais à leur formation intellectuelle commune.

Pour saisir la nature réelle de l’opposition entre les deux rivaux dans l’Internationale, il convient de garder à l’esprit que le marxisme que conteste Bakounine est celui dont il pouvait avoir connaissance de son temps. Même si, grâce à un réseau extrêmement efficace de correspondants dans toute l’Europe, il était bien informé de tout ce qui se passait, beaucoup d’informations, de documents, ne lui étaient pas accessibles. Le marxisme que connaît Bakounine se définit surtout par son économisme et son parlementarisme. Il réduit l’explication de l’histoire à la simple évolution des déterminismes économiques et entend résoudre la question sociale par l’action parlementaire du mouvement ouvrier. Mais surtout, le marxisme est aux yeux de Bakounine un instrument au service de l’unification de l’Allemagne.

A l’économisme de Marx, le révolutionnaire russe oppose une méthode pluridisciplinaire qui était difficilement admise à une l’époque où de nombreuses sciences naissaient et où les partisans des unes et des autres étaient naturellement tentés d’attribuer à une détermination unique, celle qui intéressait leur domaine, la cause de toutes les évolutions humaines. Marx évidemment ne fait pas exception à cette tendance ; mais, au moins, les fondateurs du « socialisme scientifique » reconnaîtront, dans des écrits malheureusement passés sous silence par les épigones, qu’ils ont fait l’erreur d’avoir trop insisté sur les déterminations économiques au détriment des autres : « ... C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. » (Engels, lettre à Joseph Bloch, 21 septembre 1890.)

A aucun moment d’ailleurs, Bakounine ne nie la prééminence des faits économiques ; seulement, il considère que les faits politiques et idéologiques, une fois donnés, peuvent être à leur tour des « causes productrices d’effets ». C’est donc moins le matérialisme historique – terme inconnu du vivant de Bakounine – qui est contesté que l’étroitesse de vues avec laquelle il lui semble appliqué. Cette critique amène Bakounine à réfléchir sur les prétentions du marxisme à la scientificité, à remettre en question le scientisme rigide qu’il entrevoit dans les textes de Marx et d’Engels et à décrire, dans des passages qui ont été qualifiés de « prophétiques », ce que pourrait être un société dirigée par des savants.

Une fois pour toutes, précisons que si le terme de savant, sous la plume de Bakounine, désigne parfois celui qui exerce une science, dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui, il désigne également, selon la tradition de la philosophie allemande, le détenteur du savoir. Bakounine n’a jamais critiqué ni la science ni le savoir en eux-mêmes, mais les prétentions des détenteurs de la science au pouvoir, et les abus auxquels une telle prétention peut mener.

Pour les philosophes allemands – dont Bakounine et Marx étaient imprégnés – la science par excellence est la philosophie. Dans une lettre à son père (10 novembre 1837) Marx écrit qu’il s’est « rejeté dans les bras de cette science en toute tranquillité », en parlant de la philosophie ; dans sa thèse de doctorat, il expose que Démocrite ne trouve pas « sa satisfaction dans la science véritable c’est-à-dire philosophique ». Ainsi, la science véritable, c’est la philosophie. Quant à ce que nous appelons science, voici comment Marx la désigne :

« ...Démocrite, la philosophie ne l’ayant pas satisfait, se jette dans les bras de la connaissance positive... »

Cette précision éclaire d’un jour différent l’expression de « socialisme scientifique » : c’est une réminiscence de la pensée allemande de la première moitié du XIXe siècle, qui tient pour science la connaissance des divers systèmes philosophiques et pour « scientifique » l’application de l’un de ceux-ci. Là, le moraliste se mêle à l’épistémologue dans des pages qui n’ont pas d’équivalent chez Marx.

Les tentatives d’explication par l’anarchiste russe de la formation et des caractères particuliers de la nation allemande ne sont pas sans lacunes. En effet, si la guerre des paysans de 1525 constitue à ses yeux un événement majeur dans l’histoire du pays, il passe pratiquement sous silence la guerre de Trente ans (1618-1648) qui a également contribué à façonner la physionomie du peuple allemand. Non pas qu’il ignore cette tragédie, mais il pense simplement qu’elle n’a en rien modifié le cours des événements qui avait déjà été entamé. En quoi Bakounine n’est pas, rappelons-le, un historien.

Sur bien des points cependant, les problèmes abordés par ce travail sont, nous semble-t-il, encore actuels : l’unité allemande ; la question nationale en Europe centrale ; la stratégie du socialisme parlementaire ; les relations germano-russes ; l’expansion russe en Asie centrale ; la politique des grands blocs, etc.

Le lecteur un peu attentif de la correspondance de Marx et d’Engels relève nombre de déclarations contradictoires. Ainsi Marx peut-il écrire en 1863, après l’évasion de Bakounine, que ce dernier est un des rares hommes chez qui il « constate du progrès et pas du recul » (Lettre à Engels, 4 novembre 1863), tout en déclarant quelques années plus tard que c’est « un homme sans aucun savoir théorique » et que, « comme théoricien il est zéro » (Lettre à F. Bolte, 23 novembre 1871). On peut cependant douter que ce soit pour combler les lacunes théoriques de Bakounine que Marx lui fit parvenir en Italie un exemplaire du Capital. Engels, quant à lui, ne manquait jamais de railler le Russe, mais il écrivit à Charles Rappoport qu’il fallait le respecter, car il avait compris Hegel.

Ces appréciations contradictoires sur l’homme sans savoir théorique qui a compris Hegel, le zéro théorique dont on sollicite l’opinion sur le Capital, suffiraient à susciter la curiosité et à inciter à la recherche d’une vérité moins ambivalente. L’objet de ce travail, à travers la « grille de lecture » de la question allemande et des relations germano-slaves, est de contribuer à mettre au jour le contenu réel de la pensée politique de Bakounine, ses sources, ses références.

Ce travail présente cependant certaines difficultés, liées au temps très court dont le révolutionnaire russe a disposé pour s’exprimer, aux difficultés matérielles qu’il a dû affronter pour écrire, et au statut même de l’écriture chez Bakounine. Les conditions dans lesquelles vivaient Marx et Bakounine étaient radicalement différentes. Alors que le premier a vécu la plus grande partie de sa vie d’une façon sédentaire, ce qui lui a permis de réaliser une œuvre théorique systématique et considérable, Bakounine n’a été anarchiste que pendant les huit dernières années de sa vie.