Philippe PELLETIER
Elisée Reclus, Géographe et anarchiste
Éditions du Monde libertaire
Article mis en ligne le 6 décembre 2009
dernière modification le 13 février 2010

par René Berthier

Elisée Reclus, Géographe et anarchiste

Editions du Monde libertaire, 12 euros

Elisée Reclus (1830-1905) a effectué un parcours extraordinaire.
Géographe, il a silloné le monde et rédigé de nombreux livres ou articles.

Membre de la Première internationale, il a participé à la Commune de Paris, vécu en exil et s’en engagé dans la construction du mouvement anarchiste.

Si ces deux domaines de son engagement, la géographie et l’anarchie, ont fait l’objet de plusieurs travaux, la relation entre les deux n’a pas vraiment été abordée : qu’est-ce que l’anarchie apporte à la géographie, et qu’est-ce que la géographie apporte à l’anarchie ?

C’est ce qu’essaie de faire ce livre, qui analyse la géographie reclusienne non seulement en elle-même mais aussi au regard des autres grandes problématiques actuelles (géopolitique, environnement, civilisation).

Philippe Pelletier, géographe, enseignant-chercheur à l’université Lyon-II et spécialiste du Japon, effectue également des recherches sur l’histoire de la géographie.

Philippe PELLETIER,

Élisée Reclus, géographie et anarchie

Paris : Editions du Monde libertaire, Les Éditions libertaires, 2009. 220 p.
ISBN (ML) : 978 291551 4315 ; ISBN (EL) : 978 291498 0814.

Le titre, « Elisée Reclus », et le sous-titre « géographie et anarchie » révèlent le double thème de ce bel ouvrage. D’une part, il situe l’œuvre d’Elisée Reclus dans le cadre de la géographie de son époque, mais signale aussi ses incidences pour notre temps. D’autre part, il amorce quelques principes qui peuvent servir de ligne de conduite pour des échanges fructueux entre l’approche anarchiste et le travail du géographe.

Philippe Pelletier a largement parcouru l’immense travail de Reclus. Il nous présente ainsi un superbe bouquet de citations qui peuvent surprendre même les connaisseurs. Mais c’est aussi un spécialiste de l’histoire de la géographie, et il offre au lecteur une comparaison approfondie de l’œuvre de Reclus à celle de ses grands contemporains. Il en révèle les apports et l’originalité à cette époque, mais aussi sa pertinence pour la nôtre, en raison de son caractère innovant. Il en démontre le caractère de précurseur, et ceci dans plusieurs domaines, par exemple en ce qui concerne la géohistoire et la biogéographie. Il signale aussi sa rupture avec le consensus bien-pensant : cette grande œuvre prend en compte les contradictions de classe, par exemple dans les projets urbains. L’innovation n’est pas seulement dans la méthode, elle est aussi dans l’esprit : Reclus s’interroge sur l’espace-temps et aborde les phénomènes socioculturels et géopolitiques (34). Il écarte le mythe des « frontières naturelles » : il n’y voit qu’un montage politique (47). Enfin, il visualise la diversité et la convergence des civilisations.

Autre originalité, Reclus choisit Proudhon et Vico plutôt que Hegel. Il adopte leur « dialectique sérielle » qui rejette les tentatives d’explication par la synthèse pour examiner l’équilibre toujours instable entre des contraires. Le progrès contient toujours des éléments de « régrès ».

Et il ne juge pas les civilisations à leurs seules œuvres majeures, mais aussi dans la mesure où elles partagent leurs richesses entre tous. Le constat est sévère : il ne voit qu’une « demi-civilisation puisqu’elle ne profite point à tous » (57). Ce point de vue s’étend d’ailleurs à la question coloniale : Pelletier balaye ainsi certaines interprétations erronées sur les attitudes de Reclus.

L’hyper développement actuel des puissances asiatiques, et son impact sur l’environnement, inciteront le lecteur à réfléchir sur le chapitre consacré à la tension entre l’Orient et l’Occident. Spécialiste du Japon, Pelletier situe avec beaucoup de nuances la position de Reclus dans ses diverses « tensions polaires », et saisit l’occasion pour questionner le flou conceptuel des théories en vogue sur l’orientalisme dominateur ou la guerre des civilisations.

Il pose enfin la question des rapports entre géographie et anarchie, car ces deux approches se croisent sur le terrain de la relation de l’homme à la nature, ou encore sur le questionnement de l’ordre étatique considéré comme « naturel » et donc éternel. Pelletier considère qu’une géographie anarchiste sombrerait dans l’idéologie, mais il n’en souligne pas moins l’apport réciproque de ces deux démarches. Car « une carte de la qualité des eaux de baignade ou des algues proliférantes… ne remplace pas une carte des lieux d’où sont originaires les pollutions diverses » (200). Où l’on redécouvre une géographie des pouvoirs.

Ce livre est à la fois un travail d’orfèvre et un panorama sur quelques questions permanentes qui, au-delà des géographes et des anarchistes, intéressera aussi les curieux.