Les tentatives de réconciliation dans l’A.I.T.
James Guillaume : un chapitre de « l’Internationale, documents et souvenirs » sur les funérailles de Bakounine
Article mis en ligne le 19 août 2010
dernière modification le 27 août 2010

par Eric Vilain

Présentation

Bakounine mourut à Berne, en Suisse, le 1er juillet 1876. Il s’était retiré de la vie politique quelque temps après son exclusion et celle de son compagnon James Guillaume de l’AIT, en septembre 1872. Il ne se retira pas, cependant, sans avoir dit ce qu’il avait à dire, notamment dans un texte intitulé Ecrit contre Marx. Il s’était toujours refusé à entrer dans une polémique publique contre Marx parce qu’il pensait que cela nuirait à l’unité de l’Internationale, et parce qu’il n’a jamais nié la sincérité de l’engagement de son adversaire en faveur de la classe ouvrière.

Avant même son exclusion, il avait prévu ce qui arriverait si les marxistes réussissaient à prendre le contrôle de l’Internationale. Pourtant, il avait réaffirmé la nécessité de soutenir les travailleurs allemands s’ils devaient en arriver à une confrontation avec les capitalistes ou l’Etat.

L’exclusion de James Guillaume et de Bakounine est le résultat d’un processus qui commence dès le lendemain de la Commune.

En sa qualité de correspondant du Conseil général pour l’Allemagne, Marx envoie le 28 mars 1870 une « Communication confidentielle » au Dr Kugelmann pour qu’il la diffuse auprès des chefs du parti socialiste allemand. Ce texte est une des innombrables pièces à mettre au dossier de la campagne de calomnies orchestrée contre Bakounine pour le discréditer politiquement : accusations d’être un agent du tsar, un escroc, un captateur d’héritage, etc. Pourtant, à la veille du congrès de Bâle (septembre 1869), Liebknecht, qui avait accusé Bakounine d’être un agent russe, fut cité devant un tribunal d’honneur et reconnut avoir « agi avec une légèreté coupable » . Cela n’empêcha pas Marx de reprendre l’accusation dans sa « Commuication confidentielle », dans laquelle on apprend par ailleurs que Bakounine dispose de partisans fanatiques, qu’il veut établir sa dictature sur l’Internationale, qu’il a voulu capter l’héritage de Herzen. La « Communnication » ne fut rendue publique qu’en 1902 et ne fit en somme que révéler les déformations et les mensonges que Marx y étalait [1] .

De son côté, Engels part en campagne pour discréditer Bakounine en Italie, en essayant de s’appuyer sur Cafiero. Il fait si bien que ce dernier rompt brutalement et se rallie à Bakounine. Lafargue tente le même jeu en Espagne, dont la section était à elle seule aussi importante que toutes les autres sections de l’AIT réunies : en 1873 elle comptera 25 601 membres et 331 sections. Lafargue échoua lamentablement : les militants qu’il avait tenté de dresser contre l’Internationale légitime en Espagne se rendirent compte au bout de deux mois qu’ils avaient été manipulés et rejoignirent les rangs de leurs camarades de combat.

Les « anti-autoritaires » s’opposaient à une centralisation excessive de l’organisation et à l’établissement d’un programme obligatoire qui ne correspondait à rien, parce que le prolétariat européen se trouvait « dans des conditions si différentes de tempérament, de culture et de développement économique [2] ». Les bakouniniens pensaient résoudre à leur avantage ce qu’ils considéraient comme un simple conflit d’idées. Or Marx, qui lui-même était incapable de soutenir en public un débat contradictoire, et qui n’était jamais intervenu directement dans un congrès de l’AIT, craignait par-dessus tout que les bakouniniens ne s’expriment à un nouveau congrès. Il voulait à tout prix éviter le débat ouvert, et ce n’est que devant un auditoire soigneusement sélectionné qu’il consentit à s’exprimer.

Trois mois après la Commune eut lieu la conférence de Londres, le 17 septembre 1871. Cette conférence n’avait statutairement aucun pouvoir de décision mais elle décida d’un certain nombre de mesures qui devaient être confirmées au congrès qui aurait lieu à La Haye l’année suivante. Les thèses marxistes l’emportèrent grâce à une majorité factice obtenue par des mandats truqués offerts à des hommes dont on était sûrs , des délégués cooptés par le Conseil général, des fédérations non averties, en somme tout un arsenal de mesures qui feront leurs preuves dans les pires moments de l’histoire du mouvement ouvrier.

Pour s’assurer des mandats sûrs au congrès qui devait être convoqué en septembre 1872 à La Haye, la conférence de Londres vota une résolution interdisant la constitution de sections de l’Internationale sous forme de société secrète. Pourtant à La Haye se présentèrent des délégués français munis de mandats dont on ne savait pas de qui ils les tenaient : la vérification des mandats était impossible. Cependant, contrairement à l’Allemagne, il existait en France de réelles sections, actives.

La conférence de Londres décida d’exclure James Guillaume, Bakounine et Adhémar Schwitzguébel, qui n’avaient d’ailleurs pas été convoqués... Bakounine dira plus tard :

« On sait comment cette conférence fut bâclée ; elle fut composée des intimes de M. Marx, triés par lui-même avec soin, plus quelques dupes. La Conférence vota tout ce qu’il crut bon de lui proposer [3], et le programme marxien, transformé en vérité officielle, se trouva imposé comme principe obligatoire à toute l’Internationale [4]. »

Comme cette conférence n’avait pas de valeur décisionnelle, ce fut le congrès de La Haye, en septembre 1872, tout aussi truqué, qui entérina les décisions prises.

Serrailler, secrétaire du Conseil général pour la France – en quelque sorte le préfet de Marx –, arriva à La Haye les poches pleines de mandats. Six délégués français étaient connus par leur seul pseudonyme, sans indication de la ville dont ils tenaient leur mandat. Le seul qui annonça une ville – Rouen – se vit peu après désavoué par la fédération rouennaise parce qu’il avait voté avec le Conseil général alors qu’il avait le mandat impératif de voter pour les fédéralistes.
Les Internationaux de Bordeaux s’aperçurent que leur délégué, qui avait reçu le mandat impératif de voter pour les fédéralistes, avait voté pour le Conseil général. Deux autres délégués français, Swarm et Walter – des pseudonymes – furent peu après arrêtés et passèrent en procès l’un à Toulouse, l’autre à Paris. On apprit ainsi que Swarm, agent du Conseil général à Toulouse, était un mouchard ; quant à Walter, agent du Conseil général à Paris, il se repentit et jura de devenir un adversaire acharné de l’Internationale [5].
Une fois le congrès de La Haye terminé, le conseil fédéral anglais s’aperçut que le délégué qui le représentait n’était même pas membre de l’Internationale !
L’Allemagne ne possédait aucune section de l’Internationale mais seulement des adhérents individuels en très petit nombre. Elle ne pouvait donc envoyer au congrès des délégués réguliers. Pourtant, pour renforcer la position de Marx, neuf Allemands furent introduits comme délégués de sections – inexistantes – de l’AIT. Pour pouvoir voter au congrès, il fallait que les sections aient payé leurs cotisations. Or Bebel avait écrit dans le Volkstaat du 16 mars 1872 que les Internationaux allemands n’avaient jamais payé de cotisations à Londres !

L’argument justifiant l’absence de sections allemandes par la loi interdisant l’adhésion à l’Internationale n’est pas du tout recevable. Malgré la loi et la répression, il existait en France des sections effectives. En Espagne, les Internationaux subissaient une répression féroce, ce qui n’empêchait pas l’Internationale d’avoir plus de 20 000 adhérents.

Le congrès de La Haye confirma l’exclusion de Bakounine et de James Guillaume. Le Conseil général se fit attribuer les pleins pouvoirs.

« On lui donna, dit Bakounine, le droit de censure sur tous les journaux et sur toutes les sections de l’Internationale. On reconnut l’urgence d’une correspondance secrète entre le Conseil général et tous les conseils régionaux ; on lui accorda, en outre, le droit d’envoyer des agents dans tous les pays afin d’y intriguer en sa faveur [6] ... »

Le Conseil général se vit accorder le droit de « suspendre des branches, sections, conseils ou comités fédéraux, et fédérations de l’Internationale jusqu’au prochain congrès » (Art. 6 des Règlements généraux modifié). C’est grâce à cet article modifié que la Fédération jurassienne sera suspendue quatre mois plus tard.

Le congrès de La Haye introduisit une modification importante des statuts en ajoutant un article 7a. Marx avait toujours été obsédé par l’idée d’introduire dans les statuts un article appelant à la constitution des travailleurs en partis politiques nationaux et à la conquête du pouvoir. Les « anti-autoritaires » s’étaient opposés à l’introduction de cette clause dans les statuts, estimant que l’article 7 était suffisant et que les fédérations de l’AIT devaient déterminer elles-mêmes leurs positions sur cette question. Marx et Engels profitèrent de la conferénce et du congrès truqués pour inclure un article disant que « le prolétariat ne peut agir en tant que classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct » et concluant que « la conquête du Pouvoir politique est devenu le grand devoir du prolétariat ». Techniquement, cet article 7a n’a aucune valeur dans la mesure où la totalité des fédérations de l’AIT [7] ont désavoué les décisions du congrès de La Haye. Pourtant, les marxistes considèrent comme acquis que cet article fait intégralement partie des statuts de l’Internationale.

Le congrès de Bâle (septembre 1869), où pourtant les « anti-autoritaires » étaient majoritaires, avait naïvement et imprudemment accordé au Conseil général la possibilité de suspendre des sections. Marx fit remarquer à La Haye que l’extension de ce droit de suspension n’était en somme qu’une mise en conformité des statuts, puisque le Conseil général pouvait déjà suspendre une à une toutes les sections d’une fédération, et par là suspendre une fédération entière [8]

Lorsque les fédérations adhérentes de l’AIT se rendirent compte de la manipulation dont elles avaient été victimes, elles désavouèrent les décisions de ce congrès truqué :

– la fédération jurassienne, le 15 septembre 1872 ;
– les délégués des sections françaises en octobre ;
– la fédération italienne en décembre, ainsi que la fédération belge ;
– la fédération espagnole en janvier 1873 ainsi que les fédérations hollandaise et anglaise.

Certes, toutes les fédérations n’étaient pas « bakouniniennes », et le désaveu des pratiques de Marx et de ses amis ne constitue pas un acte de ralliement au point de vue « anarchiste ». Ce désaveu exprime cependant de façon claire que l’unité internationale du mouvement ouvrier n’était possible que sur la base de la solidarité concrète, comme le proposait Bakounine, et que la « puissante centralisation de tous les pouvoirs dans les mains du Conseil général » aboutissait à la dissolution de fait de l’AIT [9].

Pour avoir refusé de reconnaître les décisions de La Haye et pour avoir soutenu la fédération jurassienne exclue, toutes les fédérations de l’AIT seront exlues par le nouveau Conseil général, transféré à New York, et qui se trouvait entre les mains d’un fanatique de Marx.
Marx et son entourage avaient exclu de l’Internationale la quasi-totalité du mouvement ouvrier de leur temps

Contrairement à ce qui est couramment dit, il ne s’agit en aucun cas d’une scission. Lorsque, à l’appel de la fédération jurassienne se tiendra à Genève en septembre 1873 un nouveau congrès de l’AIT, ce n’est pas d’une autre internationale qu’il s’agit : c’est la même qui continue. Le congrès de 1873 avait été le 6e congrès de l’Internationale, celui de La Haye étant nul et non avenu puisque dénoncé par toutes les fédérations.

Il s’agit donc bien de la même Internationale qui continue son existence légitime. C’est l’Internationale marxisée, constituée de quelques débris qui, dans les faits, a scissionné.

Les événements des années 1871-1872 ont certes provoqué parmi les exclus de la rancœur, mais celle-ci, dans les rangs de l’Internationale légitime, a vite été surmontée. Presque aussitôt, les militants ont tenté de reconstituer l’unité avec le courant social-démocrate en Suisse, en Allemagne et en Autriche. Ce sont les exclus qui ont fait les démarches pour tenter de ne pas maintenir une coupure au sein du mouvement ouvrier.

L’une des principales étapes de ces tentatives de rapprochement se situe aussitôt après la mort de Bakounine, le 1er juillet 1876. Les discours qui furent prononcés insistaient sur la nécessité d’une réunification. Dans le courant « anti-autoritaire », il y avait une réelle volonté d’aller dans ce sens.

Le chapitre de l’ouvrage de James Guillaume : L’Internationale, documents et souvenirs présenté ici témoigne de cette volonté.