Proudhon. Le Système des contradictions économiques. – Prologue
Article mis en ligne le 12 septembre 2010
dernière modification le 22 septembre 2010

par Eric Vilain

[|Présentation |]

La parution du Système des contradictions économiques provoqua chez Marx une réaction extrêmement violente, qui tient à diverses raisons, parmi lesquelles on pourrait mentionner l’incapacité de ce dernier à comprendre la tournure d’esprit de Proudhon.

Il est vrai que Proudhon se plaignait de ne pas être compris. Cela doit être le cas, puisque son oeuvre est récupérée par les courants politiques les plus divers, y compris la droite libérale et les royalistes. Il faut admettre Proudhon lui-même ne simplifiait pas les choses.

En effet, le mode d’expression de sa pensée pose un réel problème et dessert considérablement la bonne compréhension de ses ouvrages. Emporté souvent par sa verve argumentative, il en oublie de « coller aux faits », se perd dans de longues digressions et néglige que le lecteur n’a pas besoin de tout savoir de la chaîne des idées qui l’ont conduit à sa démonstration. Au milieu d’une démonstration, il croit nécessaire de revenir sur un point qu’il a développé dans un autre ouvrage plusieurs années auparavant.

Proudhon consacre souvent de nombreuses pages à développer l’argument qu’il combat en se plaçant du point de vue de celui-ci, afin de le pousser jusqu’à ses extrêmes limites. Le lecteur pas toujours attentif peut finir par croire que c’est ce que Proudhon pense réellement ! C’est ce qu’il fait dans le Prologue du Système des contradictions, dans lequel il pose l’hypothèse de Dieu.

En outre, il a souvent recours à la démonstration par l’absurde, procédé dans lequel il est passé maître, utile pour montrer l’inanité d’un raisonnement auquel il s’oppose, mais qui ne contribue pas à clarifier l’exposé de ses propres doctrines. C’est, là encore, ce qu’il fait dans le Prologue – ce que Marx ne semble pas avoir compris

Enfin, ses livres sont surchargés de ses polémiques avec les auteurs de son temps, auxquelles le lecteur contemporain est peu sensible ; polémiques dans lesquelles il s’engage en outre avec un évident délice mais qui, là encore, contribuent grandement à obscurcir le sens de sa pensée.

Les réactions de Marx par rapport au Prologue de l’ouvrage sont significatives. Proudhon, qui est un idéaliste, un mystique, un moraliste – termes à peu près synonymes chez Marx – est hors sujet.

Dans une lettre à Annenkov, préalablement à la publication de Misère de la philosophie, Marx écrit :

« Pourquoi M. Proudhon parla-t-il de dieu, de la raison impersonnelle de l’humanité, qui ne se trompe jamais, qui a été, de tout temps, égale à elle-même, dont il faut avoir seulement la conscience juste pour se trouver dans le vrai [1] ? »

Ailleurs, il dit :

« Mais Proudhon, en avouant qu’il ne comprend rien au développement historique de l’humanité – et il l’avoue lorsqu’il se sert des mots sonores de raison universelle, dieu, etc. – n’avoue-t-il pas, implicitement et nécessairement, qu’il est incapable de comprendre des développemets économiques [2] ? »

Dans Misère de la philosophie, on peut lire :

« L’ouvrage de M. Proudhon n’est pas tout simplement un traité d’économie politique, un livre ordinaire, c’est une Bible : “Mystères”, “Secrets arrachés au sein de Dieu”, “Révélations”, rien n’y manque. Mais comme, de nos jours, les prophètes sont discutés plus consciencieusement que les auteurs profanes, il faut bien que le lecteur se résigne à passer avec nous par l’érudition aride et ténébreuse de la “Genèse”, pour s’élever plus tard avec M. Proudhon dans les régions éthérées et fécondes du supra-socialisme. »

Pourquoi Proudhon évoque-t-il dans son Prologue l’hypothèse de Dieu ? En examinant le texte avec un peu plus d’attention que Marx, on le découvrira peut-être.

D’emblée, on apprend que l’idée de Dieu est avant tout un phénomène social. Les comportements collectifs ne peuvent pas être abordés de la même manière que les comportements individuels.

La religion est beaucoup plus « un acte de foi de la pensée collective qu’une conception individuelle ». C’est cela qui intéresse Proudhon. Dès lors, il va analyser le phénomène religieux comme résultante de la « spontanéité sociale » [3] – question intéressante, qui n’est pas étrangère aux préoccupations de Marx, mais dont on ne comprend pas, pour l’instant, pourquoi elle figure en prologue au Système des contradictions économiques.

« Tandis que l’individu n’obéit ou s’imagine n’obéir qu’à des motifs dont il a pleine connaissance et auxquels il est maître de refuser ou d’accorder son adhésion (…) la société est sujette à des entraînements où rien, au premier coup d’œil, ne laisse apercevoir de délibération et de projet, mais qui peu à peu semblent dirigés par un conseil supérieur, existant hors de la société, et la poussant avec une force irrésistible vers un terme inconnu. »

L’homme cependant est capable de « signaler à sa propre pensée » le fatum qui le mêne, dont il « se sent dépendre » et qu’il nomme « Dieu, c’est-à-dire vie, être, esprit, ou plus simplement encore, moi : car tous ces mots, dans les langues anciennes, sont synonymes… ». Se fondant sur sa connaissance des langues anciennes, Proudhon montre que Dieu, l’être, moi, sont la même chose. Proudhon tient cependant à préciser qu’en rapportant la première révélation de la divinité à une conscience vague et objectivée d’une « raison universelle », il ne faut pas préjuger de la réalité ou de la non-réalité de Dieu. Celui-ci pourrait n’être rien d’autre qu’un « instinct collectif » qui ne se donne pas à voir dans la raison individuelle. L’Être suprême est un phénomène social. La « raison universelle » de Proudhon n’est pas un concept métaphysique, c’est en quelque sorte la conscience collective, ou ce qu’il appelle le « moi collectif » – ce que Marx, encore une fois, n’a pas compris.

C’est par analogie que l’idée de divinité se développe : l’homme découvre de l’intention dans les animaux, les plantes, les météores, etc., auxquels il attribue un esprit : « De son moi collectif, pris pour pôle supérieur de la création, jusqu’au dernier atome de matière, l’homme étend donc l’idée de Dieu. » Dieu, la théogonie, le ciel, l’enfer, sont une « création théologique, oeuvre de la société ».

Mais « l’impitoyable raison frappe à la porte ». Il arrive un moment dans l’évolution de la société où on ne peut plus éviter de faire passer la croyance religieuse au crible de la raison : « Mystère de dieu et de la raison ! », et pour rendre l’objet de l’idolâtrie conciliable avec la raison, « le croyant le dépouille successivement de tout ce qui pourrait le faire réel ; et après des prodiges de logique et de génie, les attributs de l’être par excellence se trouvent être les mêmes que ceux du néant. Cette évolution est inévitable et fatale : l’athéisme est au fond de toute théodicée ». Proudhon désigne cette évolution comme un progrès. Il ne dit rien d’autre que ceci : l’évolution de la pensée philosophique et scientifique conduit naturellement à la négation de l’absolu, de Dieu. C’est un point de vue qu’on trouve d’ailleurs également chez Bakounine et, implicitement, chez Hegel.

A peine Dieu est-il passé de l’idée de moi social à l’idée de moi cosmique, « notre réflexion se met à le démolir, sous prétexte de perfectionnement ». Mais en soumettant l’idée de Dieu à l’esprit d’analyse, on en est arrivé à vouloir chercher la « preuve du dogmatisme religieux ». Dès lors que ce processus est entamé, dit Proudhon, « il est impossible que la spéculation s’arrête » : à la longue ; l’idée de Dieu disparaît. Autrement dit, chercher la preuve de l’existence de Dieu, c’est en quelque sorte le nier [4].

L’observation des phénomènes de la nature conduit à créer entre elle et Dieu des intermédiaires, « des rapports de nombre, de figure et de succession », « un certain enchaînement dans lequel les manifestations se produisent ou s’appellent invariablement les unes les autres ». L’homme en déduit que le « grand esprit » n’agit pas directement sur le monde et, pour justifier le maintien de l’existence divine, les lois de la nature sont désignées comme procédant de la volonté de Dieu : « l’être suprême est réduit à la fonction de force motrice, cheville ouvrière, clef de voûte, ou, si l’on me permet une comparaison encore plus triviale, de souverain constitutionnel, régnant, mais ne gouvernant pas ». C’est la théorie de l’Intelligent design avant la lettre [5]. Le théiste, dit Proudhon (ou le partisan de l’Intelligent design aujourd’hui) « ne voit, dans ce système ridicule, qu’une preuve nouvelle de la sublimité de son idole, qui fait, selon lui, servir ses créatures d’instruments à sa puissance, et tourner à sa gloire la sagesse des humains ».

Les réflexions de Proudhon, on le voit, sont d’une surprenante actualité.

En réduisant l’être suprême au rôle de « force motrice » de l’univers, l’homme a limité l’empire de l’éternel. Mieux que cela, il réclame maintenant sa part d’éternité : « Si je suis un esprit, un moi sensible et émettant des idées, continue le théiste, j’ai part aussi à l’existence absolue. » C’est ainsi que Proudhon interprète la thèse de l’immortalité de l’âme, qui est une « scission de la divinité ». En proclamant ce dogme, l’homme s’est affirmé le quasi-égal de Dieu, puisqu’il partage de ce fait l’immortalité avec lui. Proudhon a raison de souligner que ce dogme ne s’est imposé qu’après un « long intervalle » : ce n’est qu’en 1513, au concile de Latran V, qu’il a été proclamé officiellement.

Pour Proudhon, ce dogme est un progrès, car il est une « limitation de l’être incréé ». Proudhon est d’avis que d’acquisition partielle en acquisition partielle du vrai, l’esprit humain, de manière perséverante, progresse – c’est là, dit-il, « la preuve de son infaillibilité » – jusqu’au terme final où Dieu, la nature et l’homme apparaissent comme « le triple aspect de l’être un et identique », c’est-à-dire l’homme lui-même.

Encore une fois, Marx ne comprend pas Proudhon lorsque ce dernier dit que l’esprit humain est « infaillibe ». L’« esprit humain », la « raison humaine », c’est la conscience collective de l’humanité (ou d’une partie déterminée de celle-ci) à un moment donné. Elle se constate par ses « manifestations collectives » et par ses « spéculations réfléchies ». Selon Proudhon, la conscience collective de l’humanité avance par progressions successives, par « l’acquisition partielle du vrai », qui ne « rétrograde jamais ». L’humanité est une réalité immanente, et c’est à ce titre qu’elle est « infaillible ». Si Proudhon avait dit que la raison humaine ne se pose que les problèmes de son temps, sans doute aurait-il été mieux compris du lecteur d’aujourd’hui [6].

Tout à coup, ayant achevé de nous livrer ses réflexions dans le domaine de l’anthropologie religieuse, réflexions qui recoupent partiellement celles de Feuerbach – partiellement seulement, sans qu’on puisse affirmer qu’il se soit inspiré du philosophe allemand car le tour de ses réflexions est manifestement personnel – tout à coup, donc, Proudhon s’engage dans le domaine de la science [7].

Proudhon ne prétend pas avoir tranché la question de l’existence de Dieu et celle de l’immortalité de l’âme. Le « mysticime primordial » est transféré dans un autre domaine. C’est que, pense-t-il, l’humanité est à la veille de connaître une étape aussi importante que ne le fut en son temps celle de la religion.

« Oui, j’en suis convaincu, notre rationalisme grossier est l’inauguration d’une période qui, à force de science, deviendra vraiment prodigieuse. »

Proudhon se lance dans un long développement assez académique, mais qui sans doute correspondait aux questions du temps, sur la dualité de la matière et de l’esprit.

Résumons. Le Bisontin récuse toute position qui affirme une prédominance de l’esprit ou de la matière. Le matérialisme que Proudhon critique est un matérialisme qu’on pourrait qualifier de « primaire », qui ramène toute activité intellectuelle à une forme de la matière, affirmant : « Je suis matière et rien que matière, et l’intelligence n’est que la faculté matérielle de connaître. » C’est là selon Proudhon une absurdité en ce sens que l’objection des matérialistes « prouve précisément ce qu’elle a pour objet de nier » : « quiconque a pris la peine d’y réfléchir, dit-il, sait aujourd’hui qu’une semblable distinction, toute réalisée qu’elle soit, est ce que la raison peut rencontrer de plus inintelligible, de plus contradictoire, de plus absurde. L’être ne se conçoit pas plus sans les propriétés de l’esprit que sans les propriétés de la matière. »

« L’humanité suppose donc fatalement l’existence de Dieu : et si, pendant la longue période qui se clôt de notre temps, elle a cru à la réalité de son hypothèse ; si elle en a adoré l’inconcevable objet ; si, après s’être saisie dans cet acte de foi, elle persiste sciemment, mais non plus librement, dans cette opinion d’un être souverain qu’elle sait n’être qu’une personnification de sa propre pensée ; si elle est à la veille de recommencer ses invocations magiques, il faut croire qu’une si étonnante hallucination cache quelque mystère, qui mérite d’être approfondi. »

« Force nous est, en un mot, de rechercher si l’humanité tend à Dieu, selon le dogme antique, ou si c’est elle-même qui devient Dieu. »

Résumant le débat entre idéalistes et matérialistes qui ont cherché à « rendre raison de ce phénomène », Proudhon s’interroge : la connaissance vient-elle du moi seul comme le disent les partisans de la première école, ou n’est-elle qu’une modification de la matière ? Le spiritualisme, dit-il plus loin dans le livre [8], « niant les faits, succombait sous sa propre impuissance ; les faits écrasent le matérialisme de leur témoignage : plus ces systèmes travaillent à s’établir, plus ils montrent leur contradiction. »

Proudhon tente d’éviter de tomber dans le matérialisme dogmatique aussi bien que dans l’idéalisme ; aussi s’attache-t-il à exposer la méthode du « développement parallèle de la réalité et de l’idée » [9], la conformité constante des phénomènes économiques avec les lois pures de la pensée, l’équivalence du réel et de l’idéel. Le matérialisme – tel que le définit Proudhon – et l’idéalisme ont échoué par leur unilatéralité, en voulant constituer une théorie achevée de la connaissance à partir de leur point de vue exclusif. Proudhon tente d’éviter cette impasse en montrant l’unité de ces deux mouvements contraires, ce qui a pu être compris comme une concession à l’idéalisme.

On en vient tout naturellement à se poser le problème de la nature du réel et de la vérité. Le réel est la synthèse de nombreuses déterminations, il apparaît comme le résultat de la pensée, mais puisque toutes les idées sont « nécessairement postérieures à l’expérience des choses » [10], le réel reste le vrai point de départ : son critère est fourni par l’adéquation de la pensée et de son objet.

Cette question, effleurée dans le Prologue, est constamment abordée dans le cours du livre, en particulier dans le chapitre sur la propriété.

On commence à avoir une idée des raisons de ce détour effectué par l’auteur : la religion, et la philosophie qui en est en quelque sorte de prolongement, « ne sait donc rien de plus qu’à sa naissance ». Ce n’est donc pas elle qui permettra d’appréhender le réel : « Et voici qu’à la fin de cette longue conspiration contre Dieu, qui s’est appelée elle-même philosophie, la raison émancipée conclut comme la raison sauvage : l’univers est un non-moi, objectivé par un moi. » (Ibid..)

Ce n’est que dans la troisième partie de son Prologue que Proudhon annonce qu’il répondra à la question que se pose le lecteur :

« Il me reste à dire comment, dans un livre d’économie politique, j’ai dû partir de l’hypothèse fondamentale de toute philosophie »

Proudhon affirme avoir besoin de l’hypothèse de Dieu :

♦ « Pour fonder l’autorité de la science sociale » ;

♦ « Pour donner un sens à l’histoire » ;

♦ « Pour légitimer les réformes à opérer, au nom de la science, dans l’Etat » ;

♦ « Pour montrer le lien qui unit la civilisation à la nature » :

♦ « Pour témoigner de ma bonne volonté envers une multitude de sectes, dont je ne partage pas les opinions, mais dont je crains les rancunes. »

En fait, Proudhon a besoin de l’hypothèse de Dieu pour pouvoir la nier. Nous ne prendrons qu’un exemple : Dieu pour fonder l’autorité de la science sociale.

Toute réflexion sur la société nécessite que son fonctionnement soit régi par une logique. Dieu est le point de départ de la réflexion humaine sur la société : « la société est gouvernée avec conseil, préméditation, intelligence ». Mais cette approche « opprimait la raison et la conscience », alors que la nouvelle philosophie brisant l’autorité de Dieu, « n’accepte d’autre joug que celui du fait et de l’évidence ».

« L’athéisme humanitaire est donc le dernier terme de l’affranchissement moral et intellectuel de l’homme, par conséquent la dernière phase de la philosophie, servant de passage à la reconstruction ou vérification scientifique de tous les dogmes démolis ».

La même méthode argumentative vaut pour toutes les autres affirmations de la nécessité de Dieu.

Une telle approche semble aujourd’hui totalement inattendue. Pour la comprendre, peut-être faut-il se replacer dans le contexte. Nous avons dit, au début de notre présentation, que les ouvrages de Proudhon sont « surchargés de ses polémiques avec les auteurs de son temps ». On sent qu’avant de poursuivre son projet de révéler les mécanismes du fonctionnement de la société capitaliste, Proudhon a envie de régler quelques comptes : contre les théistes (qui, comme Robespierre seraient prêts « à faire jouer la guillotine jusqu’à la destruction du dernier athée ») ; les mystiques (Lamennais, Quinet, Leroux, dont le parti, « pour régler le salaire d’un ouvrier, commence par restaurer la religion ») ; les spiritualistes, les sensualistes (pour qui « le dogme divin est le symbole de la contrainte ») ; les eclectiques (sans doute Victor Cousin, qu’il ne nomme pas) et les sceptiques qui se coalisent « contre quiconque pense, croit ou affirme sans leur permission » ; les conservateurs (qui prêchent « l’amour de Dieu par haine du prochain »).

Or ceux qu’il attaque sont aussi des adversaires de Marx. Sur ce point, les deux hommes sont objectivement alliés, et il est regrettable que Marx ne l’ait pas compris.

Les courants auxquels Proudhon s’en prend ne sont pas négligeables. Ils tiennent le haut du pavé dans le microcosme intellectuel de l’époque. Et en particulier ceux qu’il nomme, dans une lettre à Bergmann du 12 mai 1844, la « coterie économiste ». Lorsqu’il présenta son manuscrit à l’éditeur Guillaumin, « l’éditeur officiel de tous les ouvrages d’économie politique » (lettre du 15 août 1844), il posa comme condition qu’il aurait la liberté de ses opinions et la liberté de critique, mais en retour il s’engagea « d’y mettre la forme la plus polie, la plus académique possible »…

L’éditeur Guillaumin, qui n’était pas franchement un révolutionnaire, courait des risques à éditer Proudhon, qui avait déjà fait parler de lui. En 1838, l’académie de Besançon avait mis au concours le sujet suivant : « De l’utilité de la célébration du dimanche, sous les rapports de l’hygiène, de la morale, des relations de famille et de cité ». Proudhon en profita pour exposer ses opinions sur la justice et l’égalité. Son mémoire lui valut une médaille de bronze… et il se décida à le faire publier. La première édition fut tirée à deux cents exemplaires et lui valut les foudres du clergé local. Sa préoccupation était de « découvrir et constater les lois économiques, restrictives de la propriété, distributives du travail, afin de maintenir l’égalité entre les conditions ». Dès son premier écrit, on constate donc la préoccupation de notre auteur pour la question de l’égalité. Mais pour organiser l’égalité, il faut régler son compte à la propriété. Ce fut le mémoire connu sous le titre de Qu’est-ce que la propriété ? qu’il dédia, cette fois, à l’académie de Besançon, à la grande indignation des académiciens… qui exigèrent la suppression de la dédicace dans les éditions ultérieures de l’ouvrage. L’affaire alla même jusqu’au Conseil des ministres où on se demanda s’il ne fallait pas faire interdire l’ouvrage et engager des poursuites contre l’auteur. C’est l’économiste Adolphe Blanqui [11] qui sauva Proudhon en présentant à l’Académie des sciences morales et politiques un rapport reconnaissant le caractère scientifique du mémoire. Le scandale consécutif à la publication du Mémoire sur la propriété valut à Proudhon de perdre la pension Suard, une bourse d’études qu’il avait eu du mal à obtenir.

Les craintes de Guillaumin, quoique exagérées, n’étaient pas infondées. Les critiques que fit Proudhon contre ses amis économistes – « MM. Dunoyer, Rossi, Troplong, etc. » [12] – valurent à Guillaumin l’accusation d’avoir « introduit le loup dans la bergerie » [13].

La correspondance entre l’éditeur et l’auteur montre que le premier dut demander au second d’adoucir certains passages du livre. Malgré cela, de tous côtés le Système des contradictions économiques souleva à sa parution une opposition violente : économistes [14] qui tiennent le haut du pavé, et socialistes.

Une autre des cibles de Proudhon dans le Prologue est l’Académie des sciences morales et politiques. Ils’agit d’une vénérable institution fondée en 1795, supprimée en 1803 par Bonaparte, restaurée par Guizot en 1832, et dont le rôle est de suivre les évolutions de la société et de proposer la meilleure forme de gouvernement – ce qu’on pourrait traduire également en disant qu’elle a pour fonction d’oberver la société et de proposer des changements à condition qu’on ne change pas grand chose – si on en croit Proudhon.

Celui-ci veut montrer que l’Académie pose en toute innocence des questions qui amènent inévitablement – contre son intention initiale – des réponses radicales. En demandant de « Déterminer les faits généraux qui règlent les rapports des profits avec les salaires, et en expliquer les oscillations respectives », elle pose de fait la question de l’inégalité des fortunes. Proudhon commente dans le Prologue :

« Je sais bien que les vues de l’Académie ne sont pas si profondes, et qu’elle a horreur des nouveautés à l’égal d’un concile ; mais plus elle se tourne vers le passé, plus elle nous réfléchit l’avenir, plus par conséquent nous devons croire à son inspiration : car les vrais prophètes sont ceux qui ne comprennent pas ce qu’ils annoncent. »

Lorsque l’Académie s’interroge sur « les applications les plus utiles qu’on puisse faire du principe de l’association volontaire et privée au soulagement de la misère », elle nous révèle « ce que doit être la société la plus parfaite, et par là même elle affirme tout ce qu’il y a de plus contraire à ses convictions. Liberté, égalité, solidarité, association ! »

Quelle que soit la question posée par l’Académie, on en vient insensiblement à la remise en cause de l’ordre établi, pense Proudhon, qui feint de s’étonner que cette institution n’ait pas demandé : « Quelle est la meilleure forme du gouvernement ? »

« Mais ce serait mal connaître les oracles que de s’imaginer qu’ils procèdent par induction et analyse ; et précisément parce que le problème politique était une condition ou corollaire des démonstrations demandées, l’Académie ne pouvait le mettre au concours. Une telle conclusion lui aurait ouvert les yeux, et sans attendre les mémoires des concurrents, elle se serait empressée de supprimer tout entier son programme. »

Selon son habitude, Proudhon interpelle le lecteur : la société est un « tourbillon qui passe » dont il veut « faire toucher du doigt les ressorts cachés qui le meuvent ». Pour cela, le lecteur doit se débarrasser de ses préjugés et de ses idées reçues pour accéder aux « secrets de l’organisme social ».

Le lecteur d’aujourd’hui pensera sans doute que Proudhon a eu recours à des voies extrêmement détournées pour expliquer pourquoi il était nécessaire de passer par Dieu pour montrer qu’il était possible de créer une science de la société. Ces détours sont sans doute le prix à payer pour pouvoir « pénétrer » dans son système de pensée.

Le savant Laplace, lui, avait eu beaucoup moins de scrupules à affirmer l’inutilité de l’hypothèse de Dieu. Mais les deux hommes n’avaient pas affaire au même public. Laplace ne se souciait que de fournir des démonstrations scientifiques et se préoccupait peu de ceux qui n’étaient pas en mesure de les comprendre. Proudhon, lui, veut convaincre, et le décalage entre son texte et la perception que nous en avons aujourd’hui vient de ce qu’il voulait convaincre le public de son temps.

[/R.B./]