A propos de WikiLeaks
Eric Vilain
Article mis en ligne le 17 décembre 2010
dernière modification le 8 janvier 2011

par Eric Vilain

[/« Quand les Romains faisaient la conquête
d’un territoire, ils offraient la citoyenneté
de Rome à la population. Pourquoi ne faites-vous
pas tous les Irakiens citoyens des Etats-Unis ?
Parce que vous vous en fichez des Irakiens. »/]
[/Robert Fisk [1]/]

Eric Vilain

Le rejet du secret en matière diplomatique est un vieux fantasme. En novembre 1917, le tout nouveau gouvernement bolchevik, après avoir mis la main sur les traités secrets et sur la correspondance diplomatique de l’ancien régime tsariste, les publia. L’ensemble du corps diplomatique, horrifié d’un tel manque de savoir-faire, ne fut que raffermi dans son opinion sur les bolcheviks : c’étaient des sauvages.

Il va de soi que le principe de réalité reprit très rapidement le dessus et que les dirigeants bolcheviks reprirent le cours normal des choses en matière de diplomatie.

Il va également de soi que, le premier instant de panique passé, la publication de la correspondance diplomatique russe et des traités secrets ne changea pas le destin de la galaxie.
Pas plus que ne le feront les « fuites » de Julian Assange.

C’est que la diplomatie est l’un des piliers de l’Etat. Elle est, selon Bakounine, l’une des deux sciences liées au gouvernement des Etats, l’autre étant la bureaucratie [2]. C’est dire que, dès lors que vous avez un Etat, vous avez nécessairement la diplomatie, et le secret.

L’affaire de WikiLeaks ne soulève donc pas une question particulièrement neuve, mais il est évident que l’usage des moyens de communication modernes comme Internet permet une approche tout à fait innovatrice.

« Tuez Assange ! »

L’affaire de WikiLeaks a eu au moins un effet notable aux Etats-Unis, c’est de créer entre Républicains et Démocrates un (presque) total consensus pour condamner les responsables des fuites. Respectueux de leurs traditions chrétiennes bien connues, nombre de conservateurs appellent à l’assassinat de Julian Assange, comme ce télévangéliste célèbre avait, il y a quelque temps, appelé au meurtre du président vénézuélien Chavez.

C’est d’ailleurs une constante des médias états-uniens que de publier des appels au meurtre contre tous ceux qui sont circonstanciellement jugés « anti-américains ». En quoi la société états-unienne est beaucoup plus proche des fondamentalistes islamiques, avec leurs fatwas, que des sociétés de la vieille Europe, plus policées, où aucun journal n’oserait publier de tels appels au meurtre – où d’ailleurs ces appels au meurtre sont tout simplement des délits.

Le consensus entre Républicains et Démocrates est « presque » total, parce qu’on constate en même temps que ces mêmes Républicains ne protestent pas lorsque les révélations de WikiLeaks mettent Obama en cause.

« Les bloggers de droite ont une approche double concernant les fuites : ils pensent que la publication des documents est une brèche impardonnable dans la sécurité des Etats-Unis – sauf lorsqu’elle peut être utilisée pour dénigrer l’administration Obama, et dans ce cas ils pensent que cela mérite une ample diffusion », écrit Roy Ordoso dans Village Voice du 28 novembre, dans un article significativement intitulé : « Bloggers de droite : Tuez Jullian Assange, mais pas tant qu’on peut utiliser ses trucs contre Obama ».

La diffusion d’une quantité massive d’informations jugées confidentielles, tellement massive qu’il est impossible de la traiter et de l’assimiler correctement, produit un effet pervers que Wikileaks aurait pu prévoir : l’excès d’information tue l’information.

Un autre effet pervers est la manipulation de l’information. Un exemple parmi beaucoup d’autres. Un des documents révèle que des armements chimiques avaient bien été trouvés en Irak, alors même qu’il avait été clairement établi qu’il n’y en avait pas. D’autres documents montrent qu’il ne s’agissait en fait absolument pas d’armes chimiques. Il est évident que les conservateurs américains n’auront retenu que l’information qui leur convenait : instrumentalisant les fuites de WikiLeaks, ils s’en tiennent à l’idée que des armes de destruction massive ont été trouvées en Irak.

Assange étant catalogué de « gauche », la presse américaine de droite se gaussa de l’affaire et interpréta la révélation (par ailleurs erronée) selon laquelle il y avait des armes de destruction massive en Irak comme un accident, une gaffe allant à l’encontre de ses opinions. « Je me réjouis de la conséquence inattendue que les révélations d’Assange ont produites », écrit Melanie Morgan. « Il semble que la Gauche se contredit elle-même sur la scène de la propagande », écrit encore Right Pundit. « Les WikiLeakers semblent, dans leur obsession, avoir rendu à l’histoire un service inattendu », lit-on dans NewsBusters. Un certain Jonah Goldberg demande dans National Review : « Pourquoi Assange n’a-t-il pas été garroté dans sa chambre d’hôtel il y a des années ? » Goldberg se lamente : « Même si la CIA voulait l’enlever, elle ne pourrait pas le faire sans susciter une vaste controverse. Parce que assassiner un gourou hippie du web australien, au contraire d’un terroriste musulman, est la sorte de controverse dans laquelle aucun officiel n’ose s’engager. »

Un autre journal, Weasel Zippers, s’indigne que le département d’Etat ait adressé à Assange et à son avocat une simple lettre au lieu d’une bombe. « Pourquoi respire-t-il encore ? », s’interroge un autre journal, le Paladin’s Page.
D’une façon générale, chacune des fuites fournit aux opposants à Obama le prétexte de lui reprocher son incapacité à les empêcher : la Maison Blanche « répond à la bande de WikiLeaks avec des cookies et du lait » écrit Chandler’s Watch, qui suggère même « une possible complicité » dans l’affaire.
Il semble que personne ne semble voir la contradiction qu’il y a à reprocher à Obama des fuites relatives à une situation de guerre créée par son prédécesseur, George Bush, situation de guerre à laquelle Obama, de son côté, s’est vaguement engagé à mettre un terme.

L’âpreté avec laquelle presque tout le monde attaque les « fuites », dont la conséquence affirmée est de mettre l’existence même des Etats-Unis en danger, reste incompréhensible à tous ceux qui ne sont pas des habitués des séries télévisées US. On y rencontre en effet souvent des scènes où les soldats revenant d’Irak sont considérés comme des héros parce qu’ils défendent la liberté des Américains et que le sacrifice de leurs vies permet d’épargner au pays les âfres des attaques des fondamentalistes islamiques.
S’il était fait la preuve que l’Irak n’a rien à voir avec Al Qaïda et que Ben Laden n’a rien à voir avec Saddam Hussein, il va de soi que toute l’idéologie guerrière justifiant l’occupation de l’Irak s’effondrerait. Or on sait depuis longtemps que c’est la cas, des rapports tout à fait officiels ont fini par le reconnaître, qui ont évidemment fait moins de bruit que les fuites de WikiLeaks.

Connaître la vérité ?

La démarche d’Assange relève d’une sorte de platonicisme nouvelle manière. Les hommes étaient considérés comme méchants parce qu’ils étaient dans l’ignorance de la Vérité. Il suffisait de leur révéler la vérité et ils devenaient ainsi vertueux. Aujourd’hui, on considère qu’asséner la population mondiale de 250 000 documents diplomatiques états-uniens (on parle même de 400 000…) va enfin révéler au monde la nocivité de la politique étrangère de ce pays.
Le problème est que peu de monde va sans doute aller consulter ces documents, ou en tout cas peu de monde sera en mesure de tirer des conclusions de documents pas toujours compréhensibles.

Si connaître la vérité suffisait pour inciter les gens à la révolte, il y a longtemps que ce serait fait. Pour ne parler que d’une actualité encore chaude, la question des retraites en France, il y a longtemps que les projets des pouvoirs en place sont connus – ou en tout cas accessibles au public. Ces projets sont exposés en langage tout à fait décodé depuis des décennies dans les publications de l’OCDE, de l’OMC, du FMI, etc., – publications accessibles par ailleurs sur Internet. On sait par exemple depuis 1996 qu’il faut saboter la qualité des services publics pour convaincre le public de se tourner vers le privé [3]. Cette révélation, et beaucoup d’autres, auraient dû suffire pour provoquer un immense tollé contre les attaques contre les services publics. Pourtant personne, ni les partis politiques, ni les syndicats, n’en parlent. Quant à la population directement menacée par les mesures anti-sociales, elle a beau avoir – théoriquement – accès aux informations, elle ne fait montre d’aucune réaction.

Certaines personnes ont l’air de penser qu’une révolution est en marche. On peut en douter. Au risque de faire de la peine à Julian Assange, ce qu’il révèle ne constitue des scoops que par la multiplicité des détails la plupart du temps parfaitement secondaires qu’il donne. Si quelques naïfs découvrent que Saddam Hussein n’a rien à voir avec Al Qaïda, le fait était connu depuis fort longtemps : ce n’est pas d’hier que Ben Laden avait lancé ses foudres contre le dictateur irakien accusé d’être un « athée ». Pour Ben Laden, le laïc Sadam Hussein était un adversaire au même titre que George Bush.
Les grandes lignes de la politique étrangère états-unienne ont été analysées, révélées depuis longtemps, y compris par des analystes US. Dès le lendemain du 11 septembre, des associations, des syndicats de travailleurs, à New York d’abord, puis dans tout le pays, dénonçaient le risque d’escalade guerrière que le président George W. Bush allait mettre en œuvre.

WikiLeaks apporte des preuves

Il n’était donc pas nécessaire d’attendre WikiLeaks pour se faire une opinion sur la politique étrangère états-unienne, ou sur les agissements de l’armée des Etats-Unis en Irak ou ailleurs. Le journaliste Robert Fisk souligne clairement que tout cela était connu. Il rappelle d’ailleurs, dans une interview [4] qu’il a été le témoin des conséquences de « bavures » américaines en Irak Il précise encore que nombre de faits lui avaient été transmis par des fuites opérées sur place par les Américains eux-mêmes. Mais, souligne-t-il fortement, chaque fois qu’il rapportait ces faits dans son journal, ils étaient vigoureusement niés par les autorités US. Ce que WikiLeaks apporte, c’est la preuve que ces faits, niés par les Américains, ont réellement existé. Ce n’est pas rien, il faut le reconnaître.

Nombre de personnes reprochent à WikiLeaks de mettre des vies en danger en Irak. Robert Fisk réplique que d’avoir envahi l’Irak a mis beaucoup de vies en danger. Il ajoute que si les fuites avaient révélé que les Américains n’avaient pas tué des civils, n’avaient pas torturé, les généraux américains eux-mêmes seraient en train de distribuer les documents aux journalistes sur les marches du Pentagone.

Fisk, encore lui, précise que toute cette affaire ne concerne au fond que les pays occidentaux. Rien de ce que les fuites de WikiLeaks révèle n’a surpris le monde arabe et musulman.

La révélation des secrets diplomatiques US est incontestablement un coup de pied dans la foumilière, et il y a lieu de s’en réjouir. On en vient évidemment à se demander quand viendra le tour de la France, de la Russie, de la Chine, etc.

Il est stupéfiant de constater qu’il en est qui accusent les fuites de WikiLeaks de conduire au totalitarisme. Le fait que ceux qui tiennent ce langage sont ceux-là mêmes qui nous mentent le plus devrait nous alerter sur la signification qu’il faut donner à ces avertissements. Que les chefs d’Etat s’inquiètent de ces fuites est plutôt réjouissant.

Mais il ne faut pas imaginer que nous assistons au « top départ » d’une révolution mondiale. Ce serait compter sans l’extraordinaire capacité d’adaptation du système dominant, et l’extraordinaire malléabilité de l’opinion publique.

Si l’initiative de Jullian Assange a un caractère manifestement « anarchiste », elle n’est porteuse à notre connaissance d’aucun projet alternatif global. Par ailleurs, cibler les seuls Etats-Unis est quelque peu frustrant. La France a elle aussi une politique impérialiste dans laquelle il serait bon de fouiller.

Il y a enfin quelque ironie à entendre le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, s’interroger : « Pourquoi a-t-on mis Assange en prison ? C’est ça, la démocratie ? »

C’est quand même à mourir de rire.

[/17-12-2010/]