L’oublié de l’affaire WikiLeaks : Bradley Manning
Article mis en ligne le 9 janvier 2011
dernière modification le 11 janvier 2011

par Eric Vilain

L’oublié de l’affaire WikiLeaks : Bradley Manning

Dans l’affaire de WikiLeaks, il y a une personne dont on ne parle pas beaucoup : Bradley Manning, ce jeune soldat de 23 ans qui a été arrêté et accusé d’avoir donné à WikiLeaks des documents classifiés. Il est détenu dans la prison de la base des Marines de Quantico, en Virginie, depuis cinq mois, après avoir été détenu pendant deux mois au Koweït. Pourtant, aucune accusation ne pèse pourtant sur lui. Il est virtuellement tenu au secret.

Glenn Greenwald [1] a décrit de manière extrêmement critique les conditions dans lesquelles le jeune soldat est détenu, qui constituent « un traitement cruel et inhumain et qui, selon les normes de beaucoup de nations, sont assimilables à de la torture ».

Le Rapporteur Spécial de l’ONU sur la torture a commencé à enquêter pour déterminer si le régime d’isolement carcéral de Manning pourrait être qualifié de torture aux termes du droit international.
Bien qu’il n’ait fait preuve d’aucun acte de rébellion depuis son arrestation en mai dernier, Manning est placé sous le régime de haute sécurité. Il est isolé dans sa cellule 23 heures sur 24, coupé de tout contact humain, même indirect, sans lecture ni aucune affaire personnelle. « Même à l’intérieur de sa cellule, ses activités sont soumises à de sévèrement restrictions ; on l’empêche même de prendre de l’exercice et il se trouve sous une surveillance constante pour renforcer ces restrictions », dit Glenn Greenwald. Par brimade, on lui dénie même le droit d’avoir un oreiller et des draps. Ses gardiens lui empêchent tout exercice et son sommeil est systématiquement interrompu.

Le Pentagone affirme cependant que les conditions de détention de Manning sont les mêmes que celles que peut connaître n’importe quel détenu, ce qui inclut la télévision, la lecture et l’activité physique sans contrainte. Mais selon un chercheur du MIT, David House, l’une des rares personnes à avoir pu rencontrer Manning à Quantico, ce dernier lui aurait déclaré qu’il n’avait qu’épisodiquement le droit de sortir et qu’en matière d’exercice sa seule possibilité se limite à être placé dans une pièce où il peut tourner en rond.

Manning se voit imposer les mesures qu’on destine aux détenus susceptibles de se suicider alors qu’un examen psychologique a clairement établi qu’il n’était pas suicidaire : il est constamment surveillé par des gardes ; avant de se coucher il doit se déshabiller et ses vêtements sont donnés aux gardes chaque soir ; il dort dans une « couverture de suicide » qui est, déclara-t-il à House, « identique en poids et en consistance aux vêtements de protection utilisés dans les laboratoires de radiologie, et en substance identique à un tapis rugueux et raide ». Selon Greenwald, les médecins de la prison lui administrent des antidépresseurs.

Un psychiatre, Jeff Kaye, déclara à David House après avoir rendu visite à Manning, qu’il est impossible de faire une évaluation complète de son état sans contact personnel, mais il ajouté que « l’isolement carcéral va lentement réduire l’état mental et physique de Bradley Manning ».

L’isolement est une agression contre le corps et l’esprit d’un individu. Il le prive de toute sorte d’interaction physique, sensorielle et sociale avec son environnement et avec d’autres êtres humains. Manning déclara qu’il n’avait pas vu le soleil et quatre semaines. Il ne voit d’autres personnes que quelques heures le weekend. Le système nerveux humain a besoin d’une certaine quantité de stimulations sensorielles et sociales pour conserver un cerveau en état de fonctionnement. Les effets de la privation varient selon les individus et certaines personnes sont affectées plus durement et rapidement, tandis que d’autres supportent plus longtemps l’ennui et le flux quotidien de morosité qui semble ne jamais.

« Avec le temps, l’isolement produit un syndrome bien connu qui est apparenté à celui d’un trouble cérébral biologique – le délire. La liste des conséquences possibles sur une personne est longue et peut inclure une incapacité à tolérer des stimulus ordinaires, des troubles du sommeil et de l’appétit, des formes primitives de pensée et des ruminations agressives, des altérations de la perception et des hallucinations, l’agitation, des crises de panique, la claustrophobie, le sentiment de perte de contrôle, la colère, la paranoïa, la perte de mémoire, le manque de concentration, des douleurs généralisées dans tout le corps, des anomalies d’EEG, la dépression, des idées suicidaires et des comportements aléatoires et autodestructeurs. » (Joshua Holland, Bradley Manning Suffering Extreme Isolation, December 24, 2010, http://www.alternet.org/story/149317/)

Selon Kaye, les effets de la détention a déjà ont déjà commencé à apparaître sur Manning – il semble avoir des difficultés de concentration et sa condition physique se détériore. Comme le note Glenn Greenwald, le régime d’isolement prolongé est « largement considéré dans le monde entier comme fortement néfaste, inhumain, et probablement même comme une forme de torture."

Dans un article du New Yorker paru en mars 2009 intitulé « L’isolement permanent est-il de la torture ? » – le chirurgien et journaliste Atul Gawande rassemblait des avis experts et des anecdotes personnelles pour démontrer que, « tous les êtres humains ressentent l’isolement comme de la torture ». En soi, le régime l’isolement prolongé détruit progressivement l’esprit d’une personne et la conduit à la folie. Un article de mars 2010 dans le Journal de l’Académie américaine de Psychiatrie et de Loi explique que « le régime d’isolement est reconnu comme difficile à supporter ; en effet, les causes de stress psychologique tels que l’isolement peuvent être aussi cliniquement destructeurs que la torture physique ».

Il faut reconnaître que Manning est un « whistleblower », un lanceur d’alerte [2]. Pour certains Etats-uniens, Manning dénonce des crimes commis par les forces US en Irak et se sent obligé de diffuser l’information dans l’espoir qu’elle suscitera « à l’échelle du monde, des discussions, des débats et des réformes ». « Je veux que les gens voient la vérité », écrivit-il, « indépendamment de qui ils sont, car sans information, vous ne pouvez pas en tant que public, prendre des décisions en connaissance de cause. » (Cité par Greenwald.) Il y réussit : la diffusion d’une vidéo montrant l’attaque d’un hélicoptère US contre un groupe de civils désarmés et l’attaque qui s’ensuivit contre les sauveteurs qui se précipitaient pour évacuer les survivants furent des révélateurs des horreurs de la guerre qu’on ne voit jamais dans les images sélectionnées montrées par les militaires.

« Sachant que les Etats-Unis peuvent faire disparaître, et fait disparaître des gens à volonté dans des “sites noirs”, qu’ils les assassinent avec des drones invisibles, les emprisonnent pour des années sans le moindre procès même en sachant qu’ils sont innocents, les torturent sans pitié, et qu’ils agissent d’une façon générale comme un pouvoir impérial voyou au-dessus des lois, tout cela crée un important climat d’intimidation et de peur. Qui osera défier le gouvernement des Etats-Unis – même de manière légale – sachant qu’il pourrait agir au mépris des lois, avec violence, sans frein et sans crainte des répercussions ? » (Greenwald.)

Parlant des modalités habituelles d’incarcération définies par le droit international, Greenwald commente : « C’est le côté sombre du régime d’exception américain. Notre volonté de ne pas appliquer ces critères aux prisonniers américains rendit facile le refus d’appliquer la convention de Genève qui interdit de tels traitements aux prisonniers de guerre étrangers, au détriment de la position morale de l’Américque dans le monde. De la même manière que la génération précédente d’Américains avait accepté la ségrégation légale, notre génération a accepté la torture légale. Et il n’y a pas de plus claire manifestation de cela que notre usage routinier de l’isolement carcéral. »

[/R.B./]


Sources :
Bradley Manning Suffering Extreme Isolation
Courageous Whistleblower ’Physically Deteriorating’
By Joshua Holland, AlterNet
Posted on December 23, 2010,
Printed on December 24, 2010
http://www.alternet.org/story/149317/

The Inhumane Conditions of Bradley Manning’s Detention
By Glenn Greenwald
Salon
December 15, 2010
http://www.salon.com/news/opinion/glenn_greenwald/index.html