L’Association internationale des travailleurs. — La question du pouvoir et du programme
René Berthier
Article mis en ligne le 26 mars 2011
dernière modification le 9 août 2011

par Eric Vilain

La question de l’organisation du mouvement ouvrier s’est cristallisée dans ce qu’on a appelé le « débat » Marx-Bakounine, qui n’a jamais été un débat, en tout cas pas au sens où deux adversaires exposent loyalement leurs positions de manière contradictoire. Le « débat » Bakounine-Marx s’est soldé ainsi : Bakounine, James Guillaume, la Fédération jurassienne puis la presque totalité du mouvement ouvrier organisé de l’époque ont été exclus de l’Association internationale des travailleurs par Marx, Engels et leurs amis à la suite de manœuvres bureaucratiques qui sont un modèle du genre.

Selon Georges Haupt, le refus de Marx d’engager le débat doctrinal avec Bakounine « est avant tout d’ordre tactique. Tout l’effort de Marx tend en effet à minimiser Bakounine, à dénier toute consistance théorique à son rival. Il refuse de reconnaître le système de pensée de Bakounine, non parce qu’il dénie sa consistance, comme il l’affirme péremptoirement, mais parce que Marx cherche ainsi à le discréditer et à le réduire aux dimensions de chef de secte et de conspirateur de type ancien ».

Les discours hagiographiques et dogmatiques des théoriciens marxistes et de ceux qui les répètent par cœur, sur les « glorieux dirigeants du prolétariat international », ont efficacement masqué la réalité. Une fois connue la réalité dans sa crudité, les théorisations qui en ont été faites apparaissent pour ce qu’elles sont : des impostures.

La confrontation entre bakouninistes et marxistes dans l’Internationale prit, on l’oublie parfois, un caractère « institutionnel » à travers des interprétations divergentes des statuts. Ceux-ci affirment que « l’émancipation économique de la classe ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné comme moyen ». Une telle rédaction convient tout à fait aux bakouniniens, mais pas à Marx, qui a pourtant rédigé le texte. Pendant les années qui vont suivre la création de l’Internationale, les bakouniniens vont s’accrocher à cette formulation, que Marx de son côté va tenter de modifier.

Certes, l’Adresse inaugurale, rédigée également par Marx, affirme que « La conquête du pouvoir politique est donc devenue le premier devoir de la classe ouvrière » ; mais ce document n’a fait l’objet d’aucun vote. Pourtant, les marxistes vont considérer comme acquise la question de la conquête du pouvoir. L’Adresse inaugurale aura pour eux valeur statutaire.
Le premier congrès de l’Internationale se tient à Genève le 3 septembre 1866. Marx est absent, Bakounine n’est pas encore membre.

Plus tard, Bakounine se référera au congrès de Genève :

« L’association internationale des travailleurs a une loi fondamentale à laquelle chaque section et chaque membre doivent se soumettre, sous peine d’exclusion. Cette loi est exposée dans les statuts généraux, proposés en 1866 par le conseil général de l’association au congrès de Genève, discutés et unanimement acclamés par ce congrès, enfin définitivement sanctionnés par l’acceptation unanime des sections de tous les pays. C’est donc la loi fondamentale de notre grande association.

« Les considérants qui se trouvent à la tête des statuts généraux définissent clairement le principe et le but de l’association internationale. Ils établissent avant tout : Que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; Que les efforts des travailleurs doivent tendre à constituer pour tous les mêmes droits et les mêmes devoirs – c’est-à-dire l’égalité politique, économique et sociale ; Que l’assujettissement des travailleurs au capital est la source de toute servitude politique, morale et matérielle ; Que par cette raison, l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique ; Que l’émancipation des travailleurs n’est pas un problème simplement local ou national... mais international. »

En réalité, il s’agit simplement des statuts de l’Internationale rédigés en 1864 par… Marx lui-même, entérinés par le congrès de Genève.
Que ce soit au congrès de Genève ou à celui de Lausanne, en 1867, les positions du Conseil général, c’est-à-dire de Marx, ne soulèvent pas l’enthousiasme. Les choses commencent à changer au congrès de Bruxelles en 1868. La question de l’instruction obligatoire et gratuite est posée, ainsi que celle de l’égalité des droits de la femme. Les mutualistes sont mis en minorité : ils s’opposaient à l’examen des problèmes politiques. Pour des hommes comme Varlin et César de Paepe, on ne peut écarter l’examen des problèmes politiques, mais ces problèmes doivent être abordés au sein de l’Internationale.
Le Congrès se termine sur cette déclaration du président Eugène Dupont :

« Nous ne voulons pas de gouvernement parce qu’il ne sert qu’à opprimer, le peuple. Nous ne voulons plus d’armées permanentes parce qu’elles ne servent qu’à massacrer le peuple, nous ne voulons pas de re-ligions parce qu’elles ne servent qu’à éteindre les lumières et à anéantir l’intelligence ».

C’est au congrès de Bâle, en 1869, que s’opère un véritable tournant. Bakounine est maintenant adhérent. Les proudhoniens de droite sont définitivement battus à la suite d’une alliance entre bakouniniens, blanquistes et marxistes. Un affrontement a lieu sur la question de l’héritage, qui ne présente aucun intérêt sur le fond mais qui a ser-vi aux marxistes de prétexte pour compter les voix. Ceux-ci présentent un amendement à la résolution votée, qui est repoussé.
On peut déterminer le poids respectif des différents courants à partir des voix qui se sont portées sur les différents amendements ou sur les motions :

• 63 % des délégués de l’A.I.T. se regroupent sur des textes collectivistes « bakouniniens ».
• 31 % se regroupent sur des textes « marxistes ».
• 6 % maintiennent leurs convictions mutuellistes (proudhoniens).

Une telle situation est évidemment inacceptable pour Marx. C’est après le congrès de Bâle que commenceront les attaques les plus vio-lentes contre le révolutionnaire russe. « Ce russe, cela est clair, veut devenir le dictateur du mouvement ouvrier européen. Qu’il prenne garde à lui, sinon il sera excommunié », prophétise Marx dans une lettre à Engels datée du 27 juillet 1869. C’est exactement ce qui va arriver. Les intrigues de Marx et de son entourage aboutiront aux dé-cisions de la conférence de Londres de 1871 (décision d’exclure Ba-kounine et James Guillaume) et du congrès de La Haye en 1872 (leur exclusion effective). Ce n’est évidemment pas un hasard si au même moment est ajouté un article 7a aux statuts de l’Internationale, disant, entre autres choses que « la conquête du Pouvoir politique est devenu le grand devoir du prolétariat ». Cet article 7a, qui est la synthèse d’une résolution adoptée en 1871 à la Conférence de Londres, fut in-clus dans les statuts par décision du Congrès de La Haye, dont plus aucun historien sérieux ne nie aujourd’hui qu’il fut totalement tru-qué. C’est sans doute pour cela que ce fut le seul auquel participa Marx, qui avait toujours été obsédé par l’idée d’introduire dans les statuts un article appelant à la constitution des travailleurs en partis politiques nationaux et à la conquête du pouvoir.

Les « anti-autoritaires » s’étaient opposés à l’introduction de cette clause dans les statuts, estimant que l’article 7 était suffisant et que les fédéra-tions de l’AIT devaient déterminer elles-mêmes leurs positions sur cette question. Marx et Engels profitèrent de la conférence et du congrès truqués pour inclure un article disant que « le prolétariat ne peut agir en tant que classe qu’en se constituant lui-même en parti politique distinct ». Techniquement, cet article 7a n’a aucune valeur dans la mesure où la totalité des fédérations de l’AIT ont désavoué les décisions du congrès de La Haye. Pourtant, les marxistes considèrent aujourd’hui comme acquis que cet article fait intégralement partie des statuts de l’Internationale.