Temps nouveaux syndicats nouveaux
Article mis en ligne le 27 juillet 2011

par Eric Vilain

Le texte ci-dessous est un extrait de La Crise syndicale du Livre parisien CGT (1993-2007) auquel on peut accéder dans la rubrique « Presse parisienne » de Monde-nouveau.fr

Temps nouveaux, syndicats nouveaux ?

Dans le discours des syndicalistes européens new look version Europe capitaliste, l’idée de « moderniser les structures », « d’adapter les structures » revenait constamment : « Les syndicats ont des structures qui correspondent au monde du travail des années 50 et 60 ». Il faut que les syndicats nationaux s’européanisent, déclarait Reiner Hoffmann, directeur de l’ISE.

Estimant qu’il fallait modifier la façon de recruter, un autre participant faisait remarquer que « ce n’est pas un délégué d’une grande entreprise qui peut recruter quelqu’un de MacDonald’s », et il concluait qu’ » il faut modifier nos structures syndicales. Il faut moderniser les relations de travail » (Peter Cassells, Dublin). Curieuse façon d’envisager l’action syndicale, qui n’est pas perçue comme un processus d’auto-organisation des travailleurs sur leur lieu de travail pour lutter contre l’exploitation qu’ils subissent, mais comme un processus de recrutement identique à celui d’une entreprise qui propose ses services – et on verra que c’est bien de cela qu’il s’agit. En effet, les syndicats sont de plus en plus gérés comme une entreprise, l’exemple de la CFDT étant particulièrement significatif, où Nicole Notat exigeait de ne pas être tutoyée par ses proches collaborateurs. Désormais, le recrutement syndical consiste à convaincre les travailleurs à s’insérer dans une relation de collaboration avec les employeurs :

« Nous voulons faire en sorte que les syndicats puissent aider l’Europe. (...) Est-ce que les syndicats peuvent contribuer à la cohésion sociale ? » dit l’un des participants à cette conférence (Reiner Hoffmann).

Voici ce que dit un ancien secrétaire du syndicat des correcteurs à ce sujet :

« Typographes et photograveurs (…) ont un moment eu l’idée de fusionner et de créer une nouvelle qualification, celle de “compograveur”, cette démarche étant même entérinée par un accord régional signé avec le SPP. Cet accord pouvait avoir un sens sur le papier, mais il s’avéra vite un marché de dupes dans les entreprises. En effet, nos camarades typographes, pourtant très avertis et de nature méfiante, ont dû avoir un trou de mémoire et oublier que leurs “partenaires”, avant de devenir photograveurs, étaient des clicheurs, lesquels avaient la réputation (justifiée !) de considérer que ce qui est à eux est à eux, et ce qui est aux autres... se négocie ! Les clicheurs n’existent plus, mais leur tradition est restée fortement ancrée et les typos ont pu le constater à leurs dépens ! » (P. Lagrue, Cantonade [Bulletin du Syndicat des correcteurs] n° 187, p. 39.)

Dans cette perspective, le syndicaliste est un marchand qui vend un mode de relation au travail au même titre qu’une agence de voyages vend un mode de vacances.

Rentabilité syndicale

Il ne fallait pas s’étonner si, par conséquent, la rentabilité syndicale faisait son entrée dans le monde du travail : « Un syndicat, ça coûte cher. C’est pour cela qu’aux Pays-Bas il y a des fusions de syndicats. Avec les fusions, on peut offrir des services (sic) que l’on ne pouvait pas avant. C’est la rationalisation comme les banques le font » (Jelle Visser, Université d’Amsterdam). Un syndicat n’est donc plus une organisation dans laquelle les travailleurs, comptant sur leurs seules forces, se rassemblent pour lutter, mais un prestataire de services et, comme tel, soumis à des considérations de rentabilité. Ceux qui ne partagent pas cette optique sont stigmatisés pour leur archaïsme :

« Dans les réunions de comité de groupe, il y a des syndicalistes purs et durs qui ne sont pas à un niveau de compréhension terrible. C’est vraiment une barrière qu’il faut lever » (Bernadette Tesch-Segol, EURO-FIET, Bruxelles).

Ce genre de déclaration est évidemment relayé par un représentant de la CFDT : « Il y a une première vision profondément liée à un syndicalisme limité à la contestation, qui rentre très peu dans les négociations et les compromis et qui est opposé à la conception de la CES. Et il y a l’autre vision liée à la CES », celle de la CFDT, évidemment. Le « méchant » stigmatisé par le représentant de la CFDT était évidemment la CGT, qui faisait pourtant de gros efforts pour se mettre aux normes.

La principale préoccupation de ces syndicalistes européens semblait de se conformer aux exigences patronales en matière d’organisation du travail, particulièrement pour ce qui concerne la flexibilité : ainsi, Giuseppe Casadio (CGIL, Rome) déclarait-t-il qu’ » il faut dépasser de façon définitive le conflit idéologique sur la flexibilité du travail. Il y a des éléments positifs qu’il faut savoir utiliser dans ces nouvelles formes de travail. Il est évident que ce n’est pas facile pour l’ouvrier qui a fait 30 ans le même travail. Cela affectera à terme les structures des syndicats ».

Il ajoute : « La flexibilité peut avoir un côté positif, y compris pour les travailleurs. » De même, Reinhard Kuhlmann (FEM Bruxelles) : « La décentralisation et l’européanisation, ce n’est pas une contradiction. (...). » Dans le secteur métallurgique « nous sommes tombés d’accord de ne pas mettre l’horaire hebdomadaire mais l’annualisation. Nous travaillons à définir un temps de travail par an qui servirait de référence pour les négociations collectives décentralisées. » Tout cela devait avoir des conséquences importantes dans l’activité syndicale quotidienne et dans l’organisation : en effet, la monnaie unique « va retirer les négociations des rémunérations du niveau local. Nous voulons mettre en œuvre des négociations collectives régionales. La Rhénanie du Nord, les Pays-Bas, la Belgique travaillent ensemble en mettant en réseau leurs négociations. Le transfert du niveau régional vers le niveau européen doit se faire. » « Décentralisation et européanisation ne sont pas contradictoires, ce sont les deux faces d’une même médaille. » (Reinhard Kuhlmann.)

Centralisation accrue

Autrement dit, l’initiative de l’action va devenir de plus en plus centralisée, avec pour corollaire la centralisation accrue des moyens financiers : les structures de base du mouvement syndical n’auront plus aucun moyen d’action. C’est que « le syndicalisme est défenseur de l’intérêt général et pas seulement des salariés qu’il représente » (Jean Lapeyre, secrétaire général adjoint de la CES).

Cette petite phrase est extrêmement importante, car elle révèle la nature du nouveau modèle syndical. C’est au Parlement que les députés représentent l’intérêt général. Une fois élu, le député, contrairement à l’idée reçue, ne représente pas ses électeurs, mais la nation tout entière. Chaque député s’exprime au nom de la Nation, de l’intérêt général. Dans le mouvement syndical, malgré toutes les dérives qu’il avait subies, il restait entendu que les militants élus représentaient quand même ceux qui les avaient élus. Pour le secrétaire général adjoint de la CES, ce n’est plus la cas . On applique au mouvement syndical les principes du Parlement. Devenant « défenseur de l’intérêt.

En langage décodé, cela veut dire que seuls les dirigeants syndicaux de haut niveau, c’est-à-dire au seul niveau européen, sont habilités à décider ce qui est l’intérêt des travailleurs, et que toute décision, toute initiative concernant l’activité syndicale relève de la seule compétence des dirigeants : les syndiqués de base se voient retirer toute capacité de décision.
Un mouvement revendicatif, ou la moindre initiative qui n’auront pas l’aval de la direction seront par conséquent condamnés parce qu’ils ne correspondront pas à l’idée que se font les dirigeants de « l’intérêt général » des travailleurs. Une telle centralisation des décisions ne semble pas se faire sans tiraillements : « Il y a le problème du transfert de pouvoir. (...) Je comprends que l’IG-Metall ait du mal à transférer des pouvoirs à la CES », déclare Jean Lapeyre.

Les modifications de l’organisation des syndicats consistent à aligner ces derniers sur l’organisation étatique : « Les États sont en train de voir certaines parties de leur souveraineté transférées au niveau européen. Si nous voulons être conséquents, le mouvement syndical doit voir certaines parties de sa souveraineté transférées au niveau européen. C’est au niveau européen qu’il nous faut un transfert des responsabilités. » (Emilio Gabaglio, secrétaire général de la CES.)

« Dépasser » les conventions collectives

La tentation d’adapter les structures des confédérations syndicales aux nouvelles formes d’organisation administrative et aux regroupements ministériels ne s’arrête pas aux frontières étatiques. Les regroupements des fédérations professionnelles sont en préparation à tous les niveaux, s’adaptant au mouvement de libéralisation des marchés, laquelle libéralisation implique la disparition des obstacles que constituent les conquêtes sociales acquises la plupart du temps de haute lutte. Ainsi, selon News Internationale des communications, quatre secrétariats professionnels internationaux, l’Internationale des communications (IC), la fédération internationale des employés et techniciens (FIET), la fédération graphique internationale (FGI), et l’Internationale des médias et divertissements (sic) (MEI) étudient la création d’une nouvelle Internationale pour « les services, les communications, les médias et les cadres ». Le but visé est de « se donner la capacité d’améliorer les services aux adhérents », aux niveaux mondial et régional, en créant un siège central commun, en travaillant ensemble dans les régions, en partageant la technologie de l’information, les systèmes en matière de finances et d’administration. Il s’agirait ainsi de « renforcer la voix des travailleurs dans les institutions mondiales et dans les structures régionales de collaboration économique ».

S’adapter aux structures mondiales, se couler dans les structures régionales « dépassant » les conventions collectives et accords de branche nationaux, participer aux organisations de collaboration économique, cela a évidemment peu à voir avec le syndicalisme indépendant, s’appuyant sur les acquis sociaux professionnels et interprofessionnels pour les étendre. On peut aisément deviner que s’il y a une normalisation, au niveau européen, en matière d’acquis sociaux, elle ne se fera pas à la hausse sur les exemples les plus avantageux pour les travailleurs... Ces projets de dissolution des travailleurs qualifiés dans le secteur de la communication en général, voire du « divertissement », sont à rapprocher de la mise en place de comités syndicaux européens dans le cadre de la CES (Confédération européenne des syndicats), réduits à quatorze secteurs se répartissant les différentes catégories de travailleurs. Le projet de la direction confédérale CGT semblait s’inscrire totalement dans cette évolution. Comme le disait Bernard Thibault, avant de succéder à Louis Viannet, « il faut accélérer le processus de renouveau syndical » (Cité par Le Monde, 30 mai 1998).

S’adapter aux normes européennes

Soucieuse de se restructurer et s’adapter aux normes européennes, afin d’être admise dans la Confédération européenne des syndicats, la CGT a quitté la Fédération syndicale mondiale en décembre 1995, lors de son 45e congrès. C’est à ce même congrès que la confédération a retiré de ses statuts l’objectif de « suppression de l’exploitation capitaliste ». Un tiers des délégués avaient voté contre cette décision. Dans Le Peuple, le mensuel de la CGT (n° 1475-1476, 25 mars 1998), on apprend qu’on ne peut pas « éviter de poursuivre nos réflexions sur la notion de syndicat interprofessionnel ». Cette restructuration implique en particulier la réduction du nombre des fédérations, ainsi que la remise en cause du concept de convention collective :

« La référence aux conventions collectives et aux accords collectifs constitue un des critères fédératifs essentiels », lit-on. Fort bien. Mais « ces situations ont fortement évolué dans le temps du fait des transformations d’organisation économique – du développement des groupes notamment –, du développement d’activités nouvelles, des transformations d’activités traditionnelles ». « Dans cette perspective, la commission considère qu’il faut procéder à une révision des champs d’activités sur lesquels sont adossés les regroupements fédératifs. » « Une telle révision (...) aura pour résultante la réduction du nombre de fédérations et le redimensionnement de celles-ci. »

Partant d’un constat réel – la constitution de secteurs importants du salariat dont la physionomie ne ressemble plus du tout au salariat habituel (ce qu’un participant à la conférence de février appelle « travail atypique »), la direction confédérale envisage de restructurer l’organisation afin que son champ de recrutement puisse toucher ces « travailleurs atypiques » ; mais dans ce processus elle remet en cause non seulement les modes d’organisation de ceux des secteurs de travailleurs « non atypiques » qui avaient prouvé leur efficacité, mais aussi leurs statuts et leurs conventions collectives, qui sont menacés partout par la politique européenne. On peut donc être inquiet devant ces « révisions des champs d’activité » des fédérations.

Quant aux unions locales et départementales, « les formes du déploiement économique, social, et le décisionnel des activités donnent à la fois une dimension plus large (Europe, monde) et plus locale (bassin d’emploi) ». On ne sait pas trop ce que ce jargon technocratique veut dire.
Le décisionnel désigne-t-il simplement ce qui relève de la décision, ou implique-t-il ceux qui participent à la prise de décision ? On retrouve le discours syndical européen new look de la conférence organisée par la Confédération européenne des syndicats : « La décentralisation et l’européa- nisation, ce n’est pas une contradiction. (...) » « Décentralisation et européanisation ne sont pas contradictoires, ce sont les deux faces d’une même médaille. » (Reinhard Kuhlmann, FEM Bruxelles.) Selon Le Peuple, « le niveau décisionnel départemental n’est plus ni aussi effectif ni aussi lisible ».

Là, on croit comprendre que ce qui relève de la décision se situe à un niveau plus élevé que le département, autrement dit les structures de base des syndicats se voient confisquer leur capacité de décision.
La construction européenne contribue à renforcer encore cette dimension régionale, via les politiques structurelles. Au total, n’y a-t-il pas besoin de transformer les structures territoriales de la CGT ? Les enjeux réels de cette évolution sont efficacement masqués par un membre de la commission exécutive confédérale, qui noie le poisson sous du verbiage moderniste incompréhensible : « Nous avons à nous débarrasser de notre conception reposant sur la centralité, l’élaboration à divers niveaux d’une pensée commune (ou unique) ciment de notre activité syndicale. La construction par le revendicatif, la pratique syndicale nouvelle dans des rapports nouveaux interactifs et complexes, la mise en commun de nos diversités, mettant en cause notre fonctionnement vertical et horizontal, interpelle le fonctionnement confédéral », etc.

On a l’impression que la négociation pour la négociation, sans établissement d’un rapport de force, devenait une vertu et que le fait de signer des accords, n’importe quel accord, même sans aucun contenu, était, vis-à-vis du patronat, une preuve de bonne volonté de la part de l’organisation syndicale. Le Comité inter en était venu à la conclusion que le projet syndical que les instances confédérales, et peut-être fédérales, concoctait visait à la constitution d’un syndicalisme sans adhérents, constitué exclusivement de fonctionnaires technocrates, un syndicalisme dont l’influence ne serait pas déterminée par la capacité de mobilisation des travailleurs mais par les pourcentages de voix obtenues aux élections professionnelles qui définiraient la répartition des postes dans un « machin » supranational échappant à tout contrôle des syndiqués.