A propos des permanents syndicaux
Commentaires sur le texte de Pestaña « ¿Sindicato único ? (Orientaciones sobre organización sindical) » et à « Réflexion sur les permanents » (autrefutur.org)
Article mis en ligne le 27 juillet 2011
dernière modification le 16 juillet 2021

par Eric Vilain

A propos des permanents syndicaux

Commentaires sur le texte de Pestaña ¿Sindicato único ? (Orientaciones sobre organización sindical) et à « Réflexion sur les permanents » (autrefutur.org) [1]

René BERTHIER

La question des permanents syndicaux telle qu’elle est exposée par Pestaña en 1921 reste intéressante, mais le contexte a tellement évolué qu’il me semble difficile d’appliquer ces principes aujourd’hui. C’est un peu comme si on demandait aujourd’hui aux automobilistes de conduire une De Dion Bouton modèle 1920 (pour reprendre à peu près les mêmes dates).

La distinction faite entre le permanent qui n’a pas de rôle décisionnel (un simple « fonctionnaire » qui a le droit d’« exposer son opinion quand on la lui demande ») et un permanent ayant un rôle décisionnel est intéressante, mais elle évacue un constat : ce fonctionnaire-là joue un rôle décisif dans le processus de décision, même si on ne lui demande pas son avis. Selon la manière dont il prépare les dossiers, il induira de toute manière un type de décision plutôt qu’un autre. C’est une naïveté que d’imaginer que ce « fonctionnaire » ne joue aucun rôle dans les prises de décisions.

Quant au permanent décisionnel, comme le secrétaire d’un syndicat ou un délégué syndical, c’est encore une naïveté que d’imaginer qu’il fait ses huit heures de travail, et basta. On peut dire que dès lors qu’il devient permanent, le militant syndical double tout simplement ses horaires de travail. Des permanents syndicaux qui se tournent les pouces sont rares. Leur vie familiale, ou personnelle d’une façon générale, est mise en suspens le temps de leur mandat.

Les organisations syndicales traditionnelles, qualifiées de « réformistes », méritent sans doute toutes les critiques qui en sont faites par les révolutionnaires purs et durs, mais elles ont une réelle efficacité dans l’encadrement des salariés et, quoi qu’on dise, dans leur défense. Une telle situation ne serait pas possible avec des permanents oisifs. C’est un fait que les révolutionnaires doivent intégrer s’ils veulent comprendre quelque chose.

Le permanent syndical n’est pas nécessairement un bureaucrate syndical, et les bureaucrates syndicaux ne sont pas forcément des types qui se lèvent tous les matins et se demandent, en enfilant leurs chaussettes : « Comment diable vais-je pouvoir trahir la classe ouvrière aujourd’hui ? »
Ce qui fait la pérennité relative (mais réelle) du modèle syndical actuel, c’est sa relative efficacité. Sinon, il n’aurait tout simplement pas survécu.

La question de la rémunération des permanents, telle qu’elle est posée par Pestaña dans son texte, est aujourd’hui complètement dépassée. On n’en est plus au point où le syndiqué dévoué à ses camarades et à sa classe met de côté, sou après sou, de quoi payer ses cotisations tous les mois, et où on hésite à se doter d’un permanent pour ne pas gaspiller l’argent de ces cotisants. Les permanents d’aujourd’hui sont rarement payés avec les cotisations des syndiqués. La plupart du temps, leur salaire est pris en charge, très officiellement, par leurs entreprises. Je parle là des « permanents de base » – délégués syndicaux, secrétaires de syndicats. Les délégués syndicaux ne sont évidemment pas tous permanents mais leur fonction les place souvent dans la position de quasi-permaments dans la mesure où ils circulent beaucoup et ne sont pas à leur poste. Mais ceux-là au moins sont le plus souvent sur place, dans l’entreprise, sauf quand ils participent à des réunions au niveau régional ou fédéral.

Dans le cas des secrétaires de syndicats, il faut évidemment distinguer entre le syndicat de quelques adhérents, ou quelques dizaines d’adhérents, souvent un syndicat d’entreprise, que je considère en fait comme un « syndicat-alibi », et le « vrai » syndicat qui a au moins quelques centaines d’adhérents.

S’il y a les « permanents de base », il y a aussi les permanents à un niveau supérieur de l’organigramme, au niveau fédéral ou confédéral, mais aussi les permanents de syndicats aux gros effectifs comme ceux de la fonction publique qui ont dans les faits une position de quasi-fédération : éducation nationale, EDF, etc. Les permanents n’y sont pas du tout payés avec les cotisations des syndiqués : leurs salaires font l’objet de négociations parfaitement officielles avec les directions d’entreprises. C’est d’ailleurs là un réel facteur de corruption. Les directions peuvent très facilement littéralement acheter ces militants. Si j’évoque cet exemple, c’est parce que cela se passe parfois ainsi, effectivement.

Il y a un autre moyen de résoudre le problème du paiement des permanents, dont j’ai fait personnellement l’expérience puisque j’ai été pendant cinq ans secrétaire adjoint et secrétaire d’un syndicat CGT de la presse parisienne et qu’à ce titre j’étais permanent. Il s’agit de la prise en charge du permanent par son équipe. C’était une pratique traditionnelle : le secrétaire était habituellement pris en charge par une équipe de presse – je simplifie parce que c’était un peu plus compliqué, mais l’idée générale est là. Le cadre mettait « présent » le secrétaire était détaché pour exercer son mandat. Évidemment le patron était au courant. Tout ça, c’est une question de rapport de force.

Mais au fond cela revient en fait à se faire rémunérer par le patron.

Dans le cas qui me concernait, on ne pouvait être élu que cinq années consécutivement, après quoi on retournait dans son équipe, et on ne pouvait plus se représenter pendant deux ans. C’est un système qui me paraît très sain. Pestaña évoque des mandats de deux ans. Ça me paraîtrait, dans le contexte d’aujourd’hui, un peu court. Lorsque j’étais secrétaire, j’ai défendu l’idée de trois mandats successifs de deux ans, après quoi on retourne dans son équipe pendant deux ans. L’idée a finalement été retenue. Il faut envisager le cas de figure où on ne se bouscule pas forcément au portillon pour briguer ds mandats. Tout le monde n’a pas forcément envie de devenir un bureaucrate syndical occupé douze heures par jour.
Il faut avoir à l’esprit qu’une personne qui a assumé des fonctions de permanent syndical et qui cesse ses fonctions, peut avoir des difficultés à retrouver son poste, voire tout simplement à conserver son travail. Cela ne me semble cependant pas une raison suffisante pour conserver un permanent à vie.

Il y a un cas de figure qui n’existait pas du temps de Pestaña, lié à l’existence de la Communauté européenne et à la constitution de structures syndicales européennes – la Confédération européenne des syndicats. Pour résumer, il est en train de se constituer un nouveau modèle syndical dans lequel les adhésions de syndiqués, et par conséquent les cotisations des syndiqués, n’auront qu’une importance marginale. Les organisations qui auront intégré la CES recevront des subventions pour pouvoir fonctionner, et ces subventions seront définies par les résultats aux élections professionnelles où l’ensemble des salariés, et pas seulement les syndiqués, peuvent voter [2].

Lorsque je dis « corruption », il faut entendre le mot de deux manières.

1. Il y a le cas des véritables salauds qui profitent des circonstances pour s’en mettre plein les poches, qui interviennent pour infléchir les orientations du syndicat dans le sens où ils savent qu’ils pourront obtenir plus d’avantages personnels. C’est ainsi que dans une grande ville du Midi, tel syndicat du secteur des transports publics a tenté de faire en sorte que ceux-ci soient assurés par la société A plutôt que par la société B, parce qu’avec la première l’argent coulerait à flot dans les poches de la direction syndicale locale. Ce genre de fait, qui n’est pas isolé, est parfaitement connu par les directions fédérales et confédérale, et totalement désapprouvé, mais il semble que leur marge de manœuvre soit limitée pour empêcher cela.

2. Mais par « corruption » il faut entendre aussi une corruption plus insidieuse, plus subtile. Il s’agit de la participation de responsables syndicaux, plutôt au niveau fédéral et confédéral, à différentes instances dans lesquelles des représentations syndicales côtoient d’autres représentations – Etat, patronat, etc. – dans un but consultatif. L’une des plus prestigieuses de ces institutions est sans doute le Conseil économique et social. Il va de soi que les syndicalistes qui participent à ces instances sont rémunérés d’une façon ou d’une autre – argent, honneurs, ou les deux.

Ces deux cas de figure n’existaient pas du temps de Pestaña, pour la simple raison que le modèle dominant n’était pas un modèle fondé sur la médiation et la négociation. On ne peut pas être réformiste dans une société où la moindre grève, la moindre revendication trouve face à elle la troupe qui tire : on est nécessairement révolutionnaire. Le réformisme apparaît lorsque les patrons acceptent de négocier.

Il ne faut pas déduire de cela que la rémunération prise en charge par les entreprises est inévitablement un facteur de corruption. Beaucoup de militants se disent qu’être payés par la direction, c’est toujours ça que les cotisants n’auront pas à payer et tout ce qu’on peut arracher au patron, c’est toujours bon à prendre, et qu’il n’y a pas de complexe à avoir.

Le facteur de corruption des militants se trouve moins dans le fait qu’ils puissent être rémunérés par le patron que dans l’absence totale de contrôle des mandats par les syndiqués, et l’absence de rotation des mandats. Il est certain qu’à partir du moment où on est payé à vie sans être obligé d’être à son poste de travail, on n’a pas envie de retourner au boulot, et qu’on fait tout pour ça. De nombreux permanents syndicaux restent en place vingt ans ou plus. Mais il est vrai aussi que de nombreux secrétaires de syndicat, qui sont permanents, sont systématiquement réélus par les syndiqués – ce qui fait qu’ils conservent indéfiniment leurs mandats. La bureaucratie, c’est un phénomène à double sens : elle est également suscitée par la base.

On a dit que les « Latins » étaient plus révolutionnaires que les « Nordistes ». C’est à mon avis une ânerie. Il y a eu d’une part les pays où le patronat et l’Etat refusaient toute forme de médiation avec la classe ouvrière, d’autre part les pays où une forme de médiation a fini par s’imposer. Dans les premiers, la moindre revendication ouvrière aboutissait souvent à un affrontement avec l’Etat, avec son cortège de répression, d’arrestations, parfois de morts. Dans les seconds, différentes formes de médiation se sont instaurées, contribuant à désamorcer les luttes ouvrières violentes. Ces formes de médiation allaient de la simple négociation sur les revendications jusqu’à la participation aux élections parlementaires.
Dans le premier cas, le prolétariat n’avait d’autre choix que d’être révolutionnaire, puisque la moindre revendication aboutissait souvent à la confrontation violente ; il est significatif que dans le second cas, les mouvements révolutionnaires ont tout simplement disparu…

L’une des causes du caractère confidentiel des organisations révolutionnaires d’aujourd’hui, c’est qu’elles semblent incapables d’intégrer la modification générale du contexte dans lequel elles se trouvent. Elles vivent et militent avec en tête un schéma totalement dépassé. De très nombreux libertaires aujourd’hui raisonnent de la même manière qu’en 1870 ou 1880, avec les mêmes concepts, les mêmes schémas mentaux.

Une organisation syndicale anarcho-syndicaliste qui aujourd’hui agirait avec en tête le schéma de la CNT espagnole du temps de Pestaña resterait indéfiniment confidentielle — c’est d’ailleurs ce qui se passe pour les organisations les plus dogmatiques et sectaires. C’est d’ailleurs la même chose pour ceux des léninistes qui vivent dans l’espoir d’un jour pouvoir « prendre le Palais d’Hiver » comme en Octobre 1917. Tout ça, c’est fini.

Si on veut dépasser le niveau du groupe confidentiel, il faut intégrer un certain nombre de données de la société d’aujourd’hui concernant les instances de médiation. La difficulté, que je ne conteste pas, est de définir jusqu’où on peut les intégrer. Et la seule garantie contre les excès, c’est le contrôle des mandats et la rotation des mandats. Il faut savoir qu’à un certain niveau du développement d’un syndicat, lorsqu’il dépasse le cadre du groupe confidentiel, il est matériellement impossible d’assurer conjointement un travail dans une entreprise et un mandat de secrétaire de syndicat.

Une organisation syndicale révolutionnaire ne pourra de toute façon pas espérer atteindre le niveau d’adhésion des syndicats traditionnels dans les sociétés industrielles développées. quelques dizaines de milliers d’adhérents, guère plus. C’est ce que montre le cas de la SAC en Suède et de la CGT en Espagne.
La question est de savoir si on préfère rester indéfiniment 300 et attendre la révolution, ou être 50 000 et pouvoir, en attendant, et même modestement, agir sur les événements et proposer aux travailleurs une alternative crédible.