Esquisse d’une réflexion sur la « période de transition »
René Berthier
Article mis en ligne le 1er août 2011

par Eric Vilain

L’un des reproches faits aux libertaires par les marxistes est leur refus supposé de toute transition entre l’acte révolutionnaire et la mise en œuvre du socialisme.

Proudhon et Bakounine avaient beaucoup lu et réfléchi sur la Révolution française et leur connaissance des événements était au moins aussi bonne que celle de Marx. Ils savaient parfaitement bien que le passage de la monarchie à la république, d’un système social encore entaché de féodalisme à une société industrielle ne s’était pas fait du jour au lendemain. Ils avaient parfaitement conscience que le passage d’une société capitaliste à une société émancipée ne se ferait pas d’un coup de baguette magique. C’est donc leur faire injure que de dire qu’ils ignoraient le problème.

Esquisse d’une réflexion sur la « période de transition »

R. Berthier

L’un des reproches faits aux libertaires par les marxistes est leur refus supposé de toute transition entre l’acte révolutionnaire et la mise en œuvre du socialisme.

Proudhon et Bakounine avaient beaucoup lu et réfléchi sur la Révolution française et leur connaissance des événements était au moins aussi bonne que celle de Marx. Ils savaient parfaitement bien que le passage de la monarchie à la république, d’un système social encore entaché de féodalisme à une société industrielle ne s’était pas fait du jour au lendemain. Ils avaient parfaitement conscience que le passage d’une société capitaliste à une société émancipée ne se ferait pas d’un coup de baguette magique. C’est donc leur faire injure que de dire qu’ils ignoraient le problème.

Par ailleurs, Bakounine avait de son côté longuement réfléchi à la transition, notamment en Allemagne, de la société du Moyen Âge à l’âge moderne. Pour Bakounine, par exemple la révolution française, commencée en 1789, ne s’achève qu’en 1830 : la période intermédiaire est une incontestable transition.

Tous les exemples historiques étudiés, et qui pouvaient servir de modèles, avaient été des transitions d’une société d’exploitation à une autre société d’exploitation. Or dans le cas de la révolution prolétarienne, il s’agit de tout autre chose. Le désaccord principal ne se fonde en fait pas sur l’idée de transition mais sur le « mode de passage » d’une société d’exploitation à une société sans exploitation – phénomène inédit –, qui ne saurait se faire suivant le modèle de passage d’une société aliénée à une autre.
En 1789 l’ancienne classe dominante a progressivement fusionné avec la bourgeoisie en utilisant les institutions mises en place par cette dernière. Le lent processus de fusion de l’aristocratie dans la bourgeoisie a fasciné Bakounine et lui a fourni matière à réflexion sur le processus de passage du capitalisme à une société collectiviste. Et précisément, il considère que ce processus ne peut en aucun cas se faire sur le même modèle. Il ne peut être question d’utiliser les institutions politiques de la bourgeoisie pour réaliser cette transition – ce qu’il reproche à Marx. Il faut en effet garder à l’esprit que le marxisme tel qu’il apparaissait alors, à travers la social-démocratie allemande, n’était rien d’autre que du socialisme parlementaire ; c’est le cadre institutionnel dans lequel les « marxiens » entendent réaliser le socialisme qui inquiète Bakounine, qui tente de montrer l’impossibilité pratique, voire technique, de la politique parlementaire. Il préconise d’organiser le prolétariat « tout à fait en dehors de la bourgeoisie », c’est-à-dire en dehors des institutions politiques bourgeoises : l’Etat, le Parlement.

Pour Bakounine, l’Etat n’est pas une institution neutre dont le caractère bourgeois ou prolétarien dépendrait du parti qui se trouve à sa tête, c’est une institution bourgeoise par essence. La classe ouvrière ne peut donc réussir « sa » révolution qu’en créant de nouvelles institutions, adaptées à sa nature, telles qu’elles garantissent son hégémonie politique et surtout sociale. Cependant, Bakounine n’imagine pas que les choses puissent se faire du jour au lendemain :

« L’abolition de l’Etat, tel est donc le but politique de l’Internationale, dont la réalisation est la condition préalable ou l’accompagnement nécessaire de l’émancipation économique du prolétariat. Mais ce but ne saurait être atteint d’un seul coup, car dans l’histoire, comme dans le monde physique, rien ne se fait d’un seul coup. Même le révolutions les plus soudaines, les plus inattendues et les plus radicales ont toujours été préparées par un long travail de décomposition et de nouvelle formation, travail souterrain ou visible, mais jamais interrompu et toujours croissant. Donc pour l’Internationale aussi il ne s’agit pas de détruire du jour au lendemain tous les Etats. L’entreprendre ou le rêver serait une folie. » (Aux compagnons de la fédération jurassienne, III, 75-76).

« Le temps où l’on croyait aux miracles » est passé, ajoute le révolutionnaire russe, c’est-à-dire « l’interruption arbitraire du cours naturel et fatal des choses soit dans le monde physique, soit dans l’humaine société, par une puissance occulte et absolument spontanée ». Dans l’esprit de Bakounine, la période de transition n’implique aucunement une période indéfinie pendant laquelle les masses devraient attendre que des conditions mythiques soient réalisées, période pendant laquelle elles seraient exclues de tout pouvoir de décision.

Il y a cependant de nombreux textes de Bakounine dans lesquels il s’oppose vigoureusement à l’idée de transition, comme par exemple dans une lettre au journal La Liberté de Bruxelles datant d’octobre 1872 :

« Nous n’admettons pas, même comme transition révolutionnaire, ni les Conventions nationales, ni les Assemblées constituantes, ni les gouvernements provisoires, ni les dictatures soi-disant révolutionnaires ; parce que nous sommes convaincus que la révolution n’est sincère, honnête et réelle que dans les masses, et que lorsqu’elle se trouve concentrée entre les mains de quelques individus gouvernants, elle devient inévitablement et immédiatement la réaction. »

Mais à vrai dire, ce n’est pas tant la transition à laquelle il s’oppose qu’à la transition mise en œuvre par les institutions étatiques, qu’il s’agisse de « conventions nationales » ou de « dictatures révolutionnaires ». Il prend vigoureusement position contre le principe de transition lorsque celle-ci est placée sous la « tutelle bienfaisante exercée sous quelques formes que ce soit, par les minorités intelligentes, et naturellement désintéressées, sur les masses ». (Lettre à Anselmo Lorenzo, 10 mai 1872.) A cela il oppose « l’abolition de tous les gouvernements, de tout ce qu’on appelle domination, tutelle et pouvoir, y compris évidemment la soi-disante révolutionnaire et provisoire, que les Jacobins de l’Internationale, disciples ou non disciples de Marx nous recommandent comme un moyen de transition absolument nécessaire, prétendent-ils, pour consolider et pour organiser la victoire du prolétariat ». (Ibid. )

Bakounine affirme la nécessité de refuser toute participation aux institutions de la société bourgeoise, et préconise de remplacer l’organisation de classe de la bourgeoisie par l’organisation de classe du prolétariat, « l’universalisation de l’organisation que l’Internationale se sera donnée ». L’organisation de classe de la bourgeoisie, c’est l’Etat ; celle de la classe ouvrière, c’est l’Internationale.

Une « révolution subite, non préparée par tout le développement nécessaire de tout le passé, et produite uniquement soit par le libre arbitre de quelques individus, soit même par la volonté collective, mais arbitraire, d’une immense association, serait un vrai miracle, par conséquent une impossibilité ! » (Ibid. p. 76.) Dans le monde réel, y compris le monde humain, « il n’y a jamais eu de création, il n’y a que transformation nécessaire ». L’Internationale n’est donc pas la « cause première de la grande révolution qui se prépare, qui se fait déjà dans le monde ; elle en est la manifestation, l’instrument à la fois producteur et produit. Elle est le dernier mot de l’histoire : surgie du fond même des nécessités sociales actuelles, elle est le signe infaillible de la décomposition du vieux monde, et la promotrice puissante mais non arbitraire, et puissante précisément parce qu’elle n’est point arbitraire, d’une organisation nouvelle devenue, par la force même des choses et par suite du développement fatal de l’humaine société, généralement nécessaire ». (Ibid)

La dissolution du vieux monde et la formation du nouveau, dit Bakounine, « s’enchaînent » : « La seconde est une conséquence fatale de la première. La transition entre elles s’appelle révolution. » (III, 76.) (Je souligne.)