L’œuvre constructive de la révolution espagnole
L’INDUSTRIE ET LES SERVICES PUBLICS
Article mis en ligne le 15 mars 2009
dernière modification le 26 octobre 2009

par René Berthier

Extrait du livre de Gaston Leval : Espagne libertaire 36-39

Gaston Leval

Espagne libertaire 1936-1939

L’œuvre constructive de la révolution espagnole

L’INDUSTRIE ET LES SERVICES PUBLICS

Les réalisations industrielles [1]

Selon le dernier recensement qui précéda la guerre civile et la révolution, l’Espagne comptait 1.900.000 personnes employées dans les industries, sur 24.000.000 d’habitants.

En premier lieu, nous trouvons 300.000 salariés au poste « Industrie du vêtement », mais il faut retenir que le nombre des femmes y est plus élevé que celui des hommes.

Le deuxième poste était celui de l’industrie textile, qui exportait beaucoup de tissus, même à l’Angleterre. Il comptait aussi quelque 300.000 ouvriers et ouvrières. Mais dans le nombre de ces dernières figuraient celles employées à la fabrication de lingerie.

La troisième industrie était celle du bâtiment. On y comptait 270.000 hommes exerçant les métiers les plus divers propres à la construction. La quatrième était celle de l’alimentation : conserverie, salaisons, fabrication de produits d’épicerie, avec 200.000 personnes. Nous trouvons ensuite 150.000 Ouvriers au poste « Chasse et pêche », naturellement beaucoup plus réservé à la pêche qu’à la chasse.

Et c’est alors seulement que nous entrons dans la production de base, celle qui, pour les nations modernes, est constituée par ce qu’on appelle avec raison les industries-clefs : l’industrie d’extraction d’une part, avec 100.000 mineurs, et l’industrie métallurgique avec 120.000 travailleurs.

Si donc l’industrie espagnole n’était pas importante par rapport aux pays plus avancés, on ne peut dire qu’elle était inexistante, d’autant plus que ce total approximatif de 1.900.000 personnes doit se comparer avec l’ensemble de 24.000.000 d’habitants, et non de 40.000.000 si par exemple il s’agissait de la France à la même époque. Et quoique la population vivant de l’agriculture l’emportait largement, ce serait une erreur de jauger les possibilités de socialisation révolutionnaire d’après les seules activités paysannes.

Ajoutons à ces chiffres de base que, comme nous l’avons déjà dit, 70 % de l’industrie étaient concentrés en Catalogne où les abondantes chutes d’eau pyrénéennes avaient, depuis longtemps, facilité la captation de force motrice, tandis que le contact avec la France, et l’ouverture sur la Méditerranée, vers l’Italie, l’Afrique du Nord, et même l’Amérique du Sud en contournant Gibraltar favorisaient l’expansion commerciale, l’introduction de matières premières et l’exportation de certains produits finis. Ainsi, l’industrie textile, qui mobilisait le plus de capitaux, put se développer grâce au coton importé des Etats-Unis, du Brésil et d’Egypte, tandis que la laine arrivait de la Manche et autres régions espagnoles où les difficultés naturelles de l’agriculture et la maigreur de la production des steppes qui couvraient une partie de l’Espagne obligeaient les paysans a se spécialiser dans l’élevage du mouton.

Complétons cette brève énumération en enregistrant 60.000 travailleurs au poste « Moyens de transport, appareils de transmission et entreprises d’électricité », et, pour finir, 40.000 autres travailleurs employés dans 4.000 petites fabriques de produits chimiques dont l’existence montrait une tendance à la modernisation de l’économie générale.

En résumé, d’après les statistiques officielles, les industries absorbaient, au moment où éclata la guerre civile et commença la révolution, de 22 à 23 % des « personnes actives », l’agriculture 52 %, et ce qu’on appelle le secteur tertiaire qui, en Espagne, et à cette époque, comptait une grande partie de personnel domestique, à peu près 25 % [2].

Comme on le comprendra, cette structure économique a influencé les réalisations constructives de la Révolution espagnole, comme a influencé, à un certain stade, le manque de matières premières, ou d’énergie, l’épuisement des réserves de coton (qui n’arrivait plus de l’étranger à cause du blocus des côtes), ou de laine, qui ne venait plus de la Manche, en grande partie aux mains de Franco, ou coupée de la Catalogne.

Enfin – et cela suffirait à nous montrer l’importance de certaines difficultés économiques dont trop souvent on s’aperçoit un peu tard [3] – l’industrie du bâtiment, qui occupait à Barcelone quelque 40.000 travailleurs, se paralysa du jour au lendemain, car, dans toute période de crise, le bâtiment est ce qui s’arrête le plus vite, les propriétaires disparaissant ou n’engageant plus leur argent soit pour faire construire de nouveaux immeubles, soit pour faire réparer ceux qu’ils possèdent déjà.

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C’est au congrès de Madrid (appelé congrès de la Comedia, ou du théâtre de la Comedia), qu’en 1919 la C.N.T., fondée en 1910, avait décidé de renoncer pour toute l’Espagne aux Syndicats traditionnels de métiers et aux fédérations également de métiers, filles de la Première Internationale que Bakounine avait recommandées et dont il préconisait l’extension, pour la reconstruction de l’Europe entière. Cette première structure d’organisation ouvrière, que l’on trouve encore dans bon nombre de pays, ne répondait plus, selon les militants syndicalistes libertaires, à l’évolution des structures du capitalisme qui imposaient de plus grandes concentrations de combat. Mais aussi, car ce but n’a jamais été oublié, et allait de pair avec la lutte de classes dans la société capitaliste, il s’agissait de mieux préparer l’organisation sociale de l’avenir. Les luttes intercorporatives, dont le Moyen Age et la Renaissance ont donné de si lamentables exemples, ne répondaient pas à l’esprit de nos militants espagnols pour qui le fédéralisme a toujours été synonyme d’association et de solidarité pratique. Les choses ainsi considérées, sur le terrain syndical et du travail, un terrassier, un géomètre, un maçon, un briqueteur, un cimentier, un plâtrier, un manœuvre, un architecte, un plombier, un zingueur, un poseur de fil électrique collaboraient et participaient à la construction d’un immeuble ou de maisons d’habitation. Il était donc logique et nécessaire de les trouver unis dans un même syndicat.

De même l’impression d’un livre ou d’un journal, depuis la fabrication du papier jusqu’à la sortie des presses ou des rotatives, ou la construction d’une chaudière, depuis la fabrication de la tôle jusqu’au calfatage demandent une série d’opérations exercées par différents métiers, tous solidaires. Le problème était d’unir tous ces métiers, convergents dans le double but que nous avons exposé.

Mais cette union ne devait pas s’établir sans méthode et en ignorant la pratique de la liberté. Au fond, un Syndicat était une fédération de métiers, et de travailleurs de métiers divers ; chacun de ces métiers constituait une section technique, et toutes ces sections étaient interdépendantes [4] . Dans l’immédiat, quand une d’entre elles engageait le combat, les autres l’appuyaient solidairement, ce qui permettait de mieux assurer la victoire. Le Syndicat d’industrie en même temps qu’il augmentait formidablement la capacité de combat des organisations ouvrières préparait mieux le cadre économique d’une société socialisée.

L’acceptation des fédérations d’industries, complément logique de la constitution des Syndicats d’industrie, comme les fédérations de métiers étaient le complément des syndicats de métiers, se heurta à l’opposition de la « gauche anarchiste », incompréhensive et démagogique ; à quoi s’ajouta la désorganisation causée par de trop nombreuses grèves locales ou générales, des tentatives insurrectionnelles, des boycottages, des répressions, et aussi, reconnaissons-le, le manque de militants techniquement préparés pour mener à bien cette tâche complémentaire [5] . Toutefois, les grandes lignes avaient été tracées dans les congrès, dont une résolution votée à celui de 1936 englobait dans dix-huit fédérations d’industries toutes les activités de production et les services du pays. Ces fédérations étaient les suivantes : métallurgie et sidérurgie ; industrie textile ; industrie chimique ; pétrole et ses dérivés ; eau, gaz et électricité ; transport terrestre et maritime ; services sanitaires ; enseignement ; spectacle (théâtre, cinéma, etc.) ; travail du bois ; production de tabac ; services sanitaires ; agriculture ; services bancaires et financiers ; bâtiment ; mines ; technique en général.

Plus tard, en 1938, le Plénum économique de Valence apporta des modifications causées en partie par la guerre dans une situation devenue très complexe, à cause des rapports souvent si difficiles avec les formations politiques. Les fédérations d’industrie – mais qui souvent débordent le cadre qu’on leur assigne et ne sont plus que des appellations génériques d’industrie seront au nombre de quinze.

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Avant de décrire les réalisations constructives de caractère industriel, œuvre des syndicats, et que pour cette raison nous appelons de préférence « syndicalisations » comme nous les avons appelées en Espagne même à l’époque, ajoutons quelques précisions supplémentaires. Ce qu’on a appelé « collectivités » et « collectivisations » dans les régions agraires n’a été, en somme, sous des formes diverses et toujours voisines, que ce qu’auparavant on appelait socialisation. Mais socialisation véritable.

Comme nous l’avons montré, collectivités et collectivisations embrassaient alors l’ensemble solidaire des habitants de chaque village, de chaque commune, ou de chaque collectivité fragmentaire organisée par ceux qui l’intégraient. On n’y trouvait pas de différence de niveau de vie ou de rétribution, pas d’intérêts divergents de groupes plus ou moins séparés. La grande loi était celle de l’égalité et de la fraternité, dans les faits et au bénéfice égal de tous.

Mais dans ce qu’on a appelé les collectivisations industrielles, surtout dans les grandes villes, et comme conséquences des facteurs contradictoires et d’opposition nés de la coexistence de courants sociaux émanant de classes sociales diverses, les choses allèrent différemment. Trop souvent, à Barcelone et à Valence, les travailleurs de chaque entreprise prirent possession de l’usine, de la fabrique, de l’atelier, des machines, des matières premières, et profitant du maintien du système monétaire, et des rapports commerciaux propres au capitalisme, organisèrent la production pour leur compte, vendant à leur profit le produit de leur travail. Le décret de 1936 légalisant les collectivisations ne leur permettait pas davantage, et cela faussait tout au départ.

Il n’y avait donc pas véritable socialisation, mais un néocapitalisme ouvrier, une autogestion à cheval entre le capitalisme et le socialisme, ce qui, nous insistons, ne se serait pas produit si la Révolution avait pu s’accomplir intégralement, sous la direction de nos syndicats. Et lorsque nous étions en pleine guerre, en pleine offensive franquiste en Aragon et vers la Catalogne, en Vieille Castille et vers Madrid, en Andalousie, au Pays Basque et contre les Asturies, nos Syndicats ne pouvaient pas entrer en lutte contre les forces sociales bourgeoises et les partis antifascistes dont le comportement était double, car nous n’avions pas assez de toutes nos forces réunies pour contenir les armées ennemies.

Certains de ceux qui, aujourd’hui, rappellent cette situation déplaisante, furent à l’époque, par leur opposition à nos entreprises de transformation sociale, plus que nous responsables de ces semi-socialisations. Et ils n’ont pas, maintenant, le droit d’accuser.

Cependant, ces insuffisances, que l’auteur dénonçait dès décembre 1936, n’ont pas empêché un fait d’une importance immense : les usines tournèrent, les ateliers, les fabriques produisirent sans patrons, sans capitalistes, sans actionnaires, sans haut personnel directorial ; et nous avons connu des visiteurs, tel le sociologue belge Ernestan, qui devant ces faits constatés sur place, nous disaient plus tard leur émerveillement.

Puis très vite des réactions se produisirent, qui passèrent trop inaperçues. Dans la métallurgie, qui devint l’industrie la plus importante à cause des fabrications de guerre, les choses avaient aussi mal commencé par rapport à la socialisation libertaire intégrale [6] . Mais le Syndicat parvint à exercer un contrôle administratif sévère sur la marche des entreprises dont les comités de gestion acceptèrent bientôt une discipline comptable qui renforçait l’esprit et la pratique de socialisation. Le gouvernement catalan réclamait ce contrôle, mais il ne fut possible de l’exercer que grâce au Syndicat qui en voyait, comme lui, la nécessité.

Toujours au Syndicat métallurgique le désir de mieux faire était présent chez les militants souvent débordés par une situation complexe qu’on ne peut imaginer à distance ou à travers le temps. C’est pourquoi le Comité de ce Syndicat chargea l’auteur de ce livre de préparer un plan de syndicalisation de la production métallurgique de Barcelone, plan qui fut accepté à l’unanimité par une assemblée, à laquelle assistaient des milliers de syndiqués. L’auteur n’a pas pu, par la suite, suivre les efforts, suffisants ou insuffisants (le problème de la préparation technique des travailleurs se posait aussi) qui furent faits pour la mise en pratique de ce plan.

Mais d’autres réactions se produisirent, dont celle du Syndicat de l’industrie du bois (ébénistes, menuisiers, charpentiers, et professions annexes) est un exemple. Pour mieux documenter, nous allons reproduire les parties les plus significatives d’un Manifeste publié en date du 25 décembre 1936 et qui montre bien que nos militants avaient conscience de la situation [7] .

« Au lieu d’une véritable prise de possession des ateliers, au lieu de donner complète satisfaction au peuple, on oblige les patrons à payer des salaires, on augmente ces salaires et on diminue les heures de travail. Et cela, en pleine guerre !

« Maintenant que le gouvernement de la Généralité [8] s’est emparé de toutes les valeurs monétaires, il admet le paiement de dettes imaginaires [9] , et il distribue des sommes si fabuleuses que ceux qui le font se repentiront quand, au moment de rendre des comptes, on verra combien de millions auront été dépensés sans produire, tout en causant à l’économie un tort considérable.

« On a fabriqué un nombre énorme de bureaucrates parasitaires, ce que dans la sphère de ses activités, le Syndicat du Bois s’est efforcé de réduire dans les entreprises.

« Nous nous sommes opposés dès le premier moment à ce gaspillage, et dans la mesure de nos forces nous avons intensifié le rendement de notre industrie. Nous aurions pu, nous aussi, suivre le courant, et tolérer que l’on continue de traire la vache à lait gouvernementale, en tirant de l’argent de la Généralité sur des ateliers non rentables, et en payant des factures hypothétiques qui ne seront pas remboursées par des débiteurs insolvables.

« Parvenus à ce point, nous pensons montrer par des réalisations pratiques notre capacité de producteurs, et à la fois sauver l’économie et éliminer la bourgeoisie avec tous ses rouages d’intermédiaires parasitaires, sa fausse comptabilité et ses prébendes.

« Dans les premiers temps de la Révolution, nous ne pouvions pas collectiviser notre industrie parce que nous voyions, et nous pensions, et nous pensons encore que de nombreuses sections de notre Syndicat devront disparaître. Et aussi parce que, dès le premier moment, il y eut un malentendu entre nous et le monde officiel qui ne voulut pas reconnaître le droit des syndicats [10] ; mais il est bien certain que, si l’on avait agi différemment, on aurait pu, en dépensant beaucoup moins de millions, perfectionner toutes les industries, car nous devons nous efforcer pour qu’en Catalogne et partout, notre industrie nationale se développe ; elle a les moyens de le faire.

« Il faut adapter l’organisation technique aux besoins du moment, et en pensant à l’avenir. Devant les exigences de l’heure, le Syndicat du Bois a voulu non seulement avancer sur la route de la Révolution, mais orienter cette Révolution en s’inspirant de l’intérêt de notre économie, de l’économie du peuple. A cet effet, nous avons groupé tous les petits patrons insolvables, sans moyens d’existence, nous avons pris en charge tous les ateliers microscopiques, ayant un nombre insignifiant de travailleurs, sans parti pris d’organisations syndicales, ne voyant en eux que des ouvriers dont l’inactivité nuisait à l’économie.

« Et grâce à nos ressources et aux cotisations de nos adhérents nous avons organisé des ateliers de la C.N.T., ateliers de deux cents travailleurs et même davantage, comme on n’en vit jamais à Barcelone, et comme il en est bien peu dans le reste de l’Espagne.

« Nous aurions pu, et cela eût été plus facile, collectiviser les ateliers dont l’existence était assurée, mais nous les laissâmes assumer la production jusqu’où cela leur était possible, et nous ne collectivisons que ceux qui connaissent des difficultés économiques réelles.

« Il y a malentendu quand on affirme que nous n’acceptons pas le Décret de Collectivisation. Bien au contraire, nous l’acceptons, mais tout simplement nous l’interprétons de notre point de vue. Ce qui, pour quelques-uns, aurait été logique, eût été l’organisation de grandes coopératives que seules les industries favorisées auraient pu fonder. En échange, ils laisseraient les sans-ressources livrés à leurs difficultés, ce qui revient à créer deux classes : les nouveaux riches et les pauvres de toujours. »

Suivant les idées exposées dans ce Manifeste, des assemblées générales furent convoquées, où comme auparavant, les travailleurs vinrent par milliers. On y examina la situation, en finit par décider des mesures de redressement. Bon nombre des plus grands ateliers passèrent sous contrôle syndical, chacun avec son numéro communautaire. L’autorité du Syndicat, c’est-à-dire celle des assemblées dont les décisions étaient sans appel, finit par s’imposer. Là où il y avait excédent de main-d’œuvre, on déplaça une partie des travailleurs vers d’autres entreprises qui fabriquaient des objets utiles dans la situation nouvelle – par exemple des meubles simples au lieu de meubles de luxe. On rationalisa l’emploi des moyens techniques disponibles, et dans la mesure où la situation créée par la guerre le permettait, on revint à l’esprit et aux pratiques du syndicalisme libertaire. De nouvelles constructions d’ensemble germaient dans les esprits, et de ces efforts acharnés à surmonter les difficultés du moment un redressement général n’aurait pas tardé à se produire.

Malgré tout, des réalisations industrielles libertaires n’ont pas manqué, qui, à elles seules, auraient justifié une Révolution [11] .

Les syndicalisations d’Alcoy
En ce qui concerne les syndicalisations, Alcoy nous paraît le cas le plus probant et le plus plein d’enseignements. Deuxième de la province d’Alicante, cette ville comptait, en 1936, 45.000 habitants. C’était un centre industriel et commercial assez important. Le total des salariés de l’industrie s’élevait à 20.000, proportion très élevée pour un pays où la population active atteignait, à l’échelle nationale, de 33 à 35 %. La production textile, qui fournissait non seulement des tissus, mais aussi de la bonneterie et de la lingerie, était la plus développée, et employait un assez grand nombre de femmes. La fabrication de papier venait ensuite.

Notre mouvement remontait aux origines du socialisme, à l’époque de la Première Internationale. Il connut, comme il arriva partout, des périodes de calme, et des répressions souvent très dures. Mais, à partir de 1919, l’organisation des syndicats d’industrie lui insuffla une force nouvelle.

Les groupes anarchistes furent ici nombreux, et surent, généralement, à la fois lutter sur le terrain syndical, et poursuivre au sein des travailleurs (ils n’étaient eux-mêmes composés que de travailleurs), une oeuvre d’éducation sociale dont les résultats sont maintenant visibles. Et c’est à Alcoy que, sous la dictature de Primo de Rivera (1923-1930), parut pendant sept ans le périodique libertaire Redención, d’une tenue remarquable. A cette époque, et par la suite, cette ville était sans doute celle qui comptait, proportionnellement à sa population, le plus grand nombre de militants libertaires. Les jeunes y étaient très nombreux.

C’est aussi pourquoi, lors de ma première visite, en février 1937, nos syndicats totalisaient 17.000 adhérents, hommes et femmes. Ceux de l’Union générale des travailleurs en totalisaient 3.000, y compris les fonctionnaires qui n’étaient pas des révolutionnaires, et les petits commerçants antirévolutionnaires qui cherchaient dans cette organisation une garantie de leur statut social.

Ces mêmes hommes comptaient aussi sur l’appui des partis politiques naturellement hostiles à ce que les nôtres pouvaient entreprendre. Mais les nôtres avaient en main l’ensemble des activités essentielles à la vie sociale. Cela, grâce à nos syndicats dont voici la liste : Alimentation, Imprimerie (papier et carton) ; Bâtiment (y compris les architectes) ; Hygiène (médecine, services sanitaires, pharmacie, coiffeurs, lavandières, balayeurs) ; Transports ; Spectacles ; Industrie chimique (laboratoires, parfumerie, savon, etc.) ; Petites industries diverses (non précisées) ; Cuirs (peaux et chaussures) ; Textiles ; Industries du bois ; Techniciens industriels ; Commerçants ambulants ; Professions libérales (instituteurs, artistes, écrivains, etc.) ; Vêtement ; Métallurgie ; Agriculture (basée sur les horticulteurs des environs).

La conscience très nette de leur mission fit agir nos camarades avec précision et rapidité. Alcoy n’est pas passé par les étapes trop souvent prolongées ailleurs, des comités de contrôle cherchant leur voie, ni des comités de gestion isolés qu’on a vus dans d’autres cas. Dès le premier moment, et très rapidement, les syndicats prirent en main la direction de l’initiative révolutionnaire qu’ils suscitaient, et cela dans toutes les industries sans exception.

Essayons de suivre le développement de leurs réalisations.

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Le 18 juillet, les rumeurs concernant une attaque immédiate du fascisme qui se propageaient dans toute l’Espagne, circulaient aussi dans Alcoy. On s’attendait à une attaque des nos militaires et des conservateurs appuyés par la garde civile ; nos forces se mobilisèrent pour y faire face, et prirent, dans la rue, des dispositions de combat, mais l’attaque ne se produisit pas. Alors, nos forces, qui, par leur initiative débordaient les autorités locales, se tournèrent vers elles et présentèrent quelques revendications en grande partie motivées par le chômage de l’industrie textile (notre Syndicat comptait alors 4.500 adhérents ; il en comptera bientôt 6.500). Ces revendications exigeaient, sans rompre l’unité antifasciste, l’aide aux sans-travail, puis l’assurance maladie, enfin le contrôle ouvrier sur les entreprises industrielles. L’assurance maladie fut accordée sans délai ; on accorda aussi, en principe, le paiement par les patrons d’un salaire aux ouvriers en chômage et aussi le contrôle ouvrier dans les ateliers et les fabriques.

Mais des difficultés nouvelles apparurent bientôt. Les patrons acceptaient bien que les commissions ouvrières de contrôle examinent leurs livres où les opérations d’achats, et de ventes, les bénéfices et pertes étaient sans doute correctement consignés. Mais les ouvriers, et surtout leurs syndicats, voulaient aller plus loin. Ils voulaient contrôler tout le mécanisme capitaliste qui faisait se gripper absurdement la production alors qu’il y avait tant de gens insuffisamment vêtus, et qui provoquait un chômage inadmissible étant donné les besoins non satisfaits. Et très vite on arriva à la conclusion qu’il fallait s’emparer de la direction des usines, et tout transformer dans la société.

D’autre part, le patronat déclara bientôt ne pas pouvoir payer les salaires aux chômeurs, ce qui, en cette période de crise, était sans doute vrai. Une partie des usines apparaissaient déficitaires à cause de la crise, et ne pouvaient pas même payer les ouvriers en activité. Si bien qu’on en arriva à cette situation saugrenue que les patrons demandèrent aux associations ouvrières de leur fournir des fonds pour payer les chômeurs.

Alors, le Syndicat des travailleurs de l’industrie textile, dont nous connaissons le mieux l’histoire, nomma une commission qui étudia la situation et présenta un rapport où elle concluait que l’industrie textile d’Alcoy se trouvait « dans une situation de paralysie systématique, de faillite financière et de déficience absolue du point de vue administratif et technique ».

Ce qui détermina l’étape décisive : sur la résolution du Syndicat, les commissions de contrôle de l’industrie textile se transformèrent en comités de gestion. Et le 14 septembre 1936, le Syndicat prit officiellement possession de 41 fabriques de drap, 10 de filés, 8 de tricot et bonneterie, 4 de teintures, 5 d’apprêts, 24 de bourre, ainsi que de 11 dépôts de chiffons. Tous ces établissements constituaient l’ensemble de l’industrie textile d’Alcoy.

Rien ne restait en dehors du contrôle et de la direction syndicale. Mais il ne faut pas imaginer que sous ce nom il ne s’agissait que de quelques comités supérieurs et bureaucratiques décidant sans la consulter au nom de la masse syndiquée. Ici aussi on pratique la démocratie libertaire. Comme dans tous les syndicats de la C.N.T., il existe un double courant : d’une part, celui donné à la base par la masse des syndiqués et les militants qui en font partie. D’autre part, l’impulsion directrice venue d’en haut. De la circonférence au centre et du centre à la circonférence, comme le demandait Proudhon, ou de bas en haut avant tout, comme le demandait Bakounine.

Il existe cinq grandes branches générales de travail et de travailleurs. D’abord le tissage, qui emploie 2.336 ouvriers ; puis les filés, avec 1.024 filandiers et filandières ; puis vient la finition avec 1.158 spécialistes, hommes et femmes ; la fabrication de tricot et de bonneterie en emploie 1.360, et le cardage 550.

A la base, les travailleurs de ces cinq spécialités choisissent, dans les réunions d’entreprises, le délégué les représentant pour intégrer les comités d’entreprise. Puis on retrouve, par le truchement des délégations, ces cinq branches de travail au Comité de direction du Syndicat. L’organisation générale repose donc d’une part sur la division du travail, d’autre part sur la structure synthétique industrielle.

Avant l’expropriation, les comités d’entreprise ne se composaient que de représentants des ouvriers manuels ; on ajouta par la suite un délégué du personnel des bureaux, et un autre des magasins et dépôts de matières premières. Le rôle de ces comités consiste maintenant à diriger la production d’après les instructions reçues, émanant des assemblées, à transmettre aux Comités et sections responsables du Syndicat les rapports sur la marche du travail, à faire connaître les besoins de nouveau matériel technique, et de matières premières. Ils doivent aussi transmettre les factures importantes et payer celles qui ne le sont pas.

Mais les représentants de ces cinq branches de travail ne constituent que la moitié du Comité directeur. L’autre moitié est constituée par la Commission de contrôle nommée par le Comité syndical et par les représentants des sections de fabrique.

La commission technique est aussi divisée en cinq sections : administration, ventes, achats, fabrication, assurances. On lui a adjoint un secrétaire général, pour assurer une coordination qui s’imposait. Examinons rapidement le fonctionnement de cette commission.

Choisi parmi ceux que l’on considère les plus aptes pour assurer cette fonction, le secrétaire surveille, et au besoin oriente, le travail général.

A la tête de la section des ventes, on a placé un camarade dont la capacité est reconnue pour cette tâche [12] . Il contrôle le travail de la section dont il est chargé ; cette section reçoit les commandes, ordonne les livraisons de marchandises aux divers magasins où elles sont entreposées et méthodiquement classées. Quand un magasin a fait une livraison, il le communique à la comptabilité pour qu’elle se charge d’en assurer le paiement. D’autre part, la section des ventes communique à celle de fabrication le genre et l’importance des articles vendus pour qu’elle les remplace à temps. On connaît ainsi, au jour le jour, l’évolution de toutes les réserves de l’industrie textile d’Alcoy.

L’emmagasinage est aussi l’affaire de cette commission. Les magasins sont spécialisés dans les différents articles (tricot, bonneterie, couvertures, pardessus, draps, étoffes diverses, etc.).

Quand les commandes sont payées au comptant, le chef de ventes les autorise directement. S’il s’agit d’un client payant à crédit, il peut aussi en autoriser la livraison, mais si un plus long délai de paiement est demandé, la Commission doit en décider.

Tout comme les autres la section achats compte un camarade spécialement compétent, professionnel spécialisé qui a aussi adhéré au Syndicat. Il est chargé d’acheter la laine, le coton, le jute, la soie, la bourre, etc., selon les besoins communiqués par les sections correspondantes. Quand il le faut, on envoie d’autres techniciens spécialisés dans d’autres régions d’Espagne, et même à l’étranger, avec l’accord de la Commission technique. Cette même Commission tient à jour le compte des réserves des magasins de matières premières, enregistre les transferts d’un dépôt ou d’une fabrique à l’autre. Il ne se déplace pas un kilo de ces éléments de production sans que tout soit dûment enregistré.

Parce qu’elle est la plus importante, et que ses tâches sont plus diversifiées, la section fabrication est divisée en trois sous-sections : 1° fabrication proprement dite ; 2° organisation technique des fabriques et entretien des machines ; 3° contrôle de la production, et statistiques.

La première de ces sous-sections distribue le travail selon les moyens techniques et la spécialisation des fabriques. Après avoir reçu les commandes que la section ventes lui a transmises, et décidé quels ateliers et fabriques devront y satisfaire, parce que possédant l’outillage le plus adéquat – et naturellement la main-d’œuvre la mieux spécialisée -, elle transmet les données nécessaires à la Commission d’achat pour que celle-ci se procure et assure les matières premières.

L’ensemble du personnel de toute l’industrie est divisé en trois spécialités : les travailleurs manuels, les dessinateurs et les techniciens. On ne distribue pas les commandes et on ne demande pas le travail qu’elles impliquent sans consulter auparavant les techniciens des fabriques elles-mêmes. On ne décide pas d’en haut, sans s’informer en bas. Si, par exemple, on veut fabriquer un tissu d’un genre déterminé, contenant plus de coton que de laine, ou de laine que de coton, on convoque cinq mécaniciens parmi les mieux informés, et l’on examine avec eux si les moyens techniques de production existent, où, et dans quelle mesure on peut les employer. Quant aux travailleurs manuels, ils accomplissent leur tâche aussi scrupuleusement que possible ; ils participent aux responsabilités à l’échelle de leur activité ; s’il le faut, ils informent les sections techniques, par l’intermédiaire du comité d’entreprise, des difficultés qui surgissent dans l’accomplissement de leur labeur.

Tous les lundis, dans chaque fabrique, les dessinateurs, les techniciens, et les délégués ouvriers se réunissent, examinent les livres et les comptes de l’entreprise, le rendement du travail, la qualité de la production, l’état des commandes, et enfin tout ce qui participe à l’effort commun. Ces réunions ne prennent pas de décisions, mais leurs résultats sont transmis aux sections syndicales correspondantes.

La sous-section des machines a pour but de veiller à l’entretien des instruments mécaniques de travail, et aux bâtiments dans lesquels ils sont installés. Elle ordonne les réparations demandées par les comités d’entreprise, mais doit consulter la Commission technique quand les frais dépassent certain plafond.

La sous-commission de contrôle de la fabrication et de la statistique établit des rapports sur le bilan particulier de chaque fabrique ou atelier, sur le rendement des matières premières, les essais d’utilisation nouvelle, les problèmes particuliers par eux posés dans la distribution du travail et de la main-d’œuvre, la consommation d’énergie, et tous les éléments accessoires qui peuvent orienter l’ensemble de la production. Elle enregistre aussi le transfert des machines d’une fabrique ou d’un atelier à l’autre.

La sous-section d’administration est divisée en trois parties : caisse, comptabilité, administration urbaine et industrielle.

La Caisse est chargée des paiements se rapportant à l’industrie textile locale dans son ensemble, sur l’autorisation du responsable des sections correspondantes. Mais, d’autre part, celui-ci doit recevoir l’accord des fabriques dont il s’occupe.

La seconde section enregistre administrativement toutes les opérations d’achat, vente, crédit, etc. Nous expliquerons plus loin ses méthodes de travail qui nous permettront de mieux comprendre les améliorations apportées dans le système comptable introduit à Alcoy par la révolution.

Enfin, la sous-section d’administration urbaine et industrielle s’occupe du paiement des contributions, et des loyers, et celle des assurances de tout ce qui se rattache aux accidents et aux rapports permanents avec la Compagnie mutuelle du Levant [13] .

En marge de ces cinq sections, ou sous-sections, on a organisé deux groupes pour les archives : l’un, provisoire, l’autre, définitif. On y conserve non seulement les actions des anciens propriétaires, le renoncement à leurs titres signé au moment de l’expropriation, mais aussi tout ce qui se rapporte à chacune des activités de l’industrie textile, tant dans le régime nouveau que dans le régime ancien, y compris la marche du travail et des affaires dans le régime capitaliste.

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Nous croyons nécessaire de traiter séparément de l’organisation de la comptabilité. Celle-ci est intégralement, ou presque intégralement, l’œuvre d’un républicain de gauche qui a adhéré à notre Syndicat, et approuve les transformations réalisées. Ce camarade appliquait une méthode non absolument nouvelle dans les pays d’organisation avancée, mais inédite en Espagne. Son premier avantage était de faire avec soixante-dix employés le travail qui, autrefois, demandait au moins un comptable, et souvent deux, pour chacun des établissements (fabriques, ateliers, dépôts de marchandises, etc., 103 en tout) existants. Et il me donna des éléments de preuve.

Voici le Grand livre d’une fabrique administrée selon la méthode pratiquée dans tout Alcoy avant la révolution. Prenons une date quelconque et comptons les pages remplies ce jour-là. Vingt-cinq ? Nous ne nous souvenons pas très bien, mais c’était mortellement fastidieux et embrouillé. Par contre, dans le nouveau grand livre de la comptabilité de l’industrie textile, toutes les opérations étaient consignées sur une page et demie ; on n’enregistrait que des résumés. Le détail était contenu dans les livres des treize sections diverses (caisse, banques, porte-feuille, etc.).

Chaque section enregistre, à l’instant même, ce qui se rapporte à sa spécialité, puis classe sur-le-champ la documentation correspondante. Les comptes sont arrêtés chaque jour à quatre heures, le résumé est inscrit dans le Grand livre.

De plus, chaque section a ses fichiers par matière, aux mains d’employés spécialisés. On peut donc, à tout moment, réviser n’importe quel compte, en contrôler tous les détails. On sait aussi, sur-le-champ, ce qu’un client doit, on connaît le bilan d’une fabrique, aussi bien que les dépenses en essence de tel ou tel représentant.

Dans cette vaste organisation coordonnée et rationalisée, le Syndicat est donc l’organisme directeur qui englobe tout. Les assemblées générales auxquelles assistent ou peuvent assister tous les travailleurs sans exception jugent l’activité de la Commission technique et des sections issues des comités d’entreprise. C’est aussi le Syndicat qui assume la responsabilité juridique et sociale tant de l’expropriation opérée que de la gestion générale. C’est lui qui établit les rétributions et coordonne toutes les activités sur le plan supérieur des intérêts collectifs.

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Comme nous le disions auparavant, les autres industries d’Alcoy sont organisées et gérées de la même manière que l’industrie textile. L’organisation intégrale se trouve aussi aux mains des Syndicats. Et le Syndicat est aux mains des travailleurs qui participent effectivement à l’organisation de l’industrie – et non seulement de la fabrique – et s’élèvent au sens individuel des responsabilités collectives.

On travaillait ferme dans les ateliers métallurgiques que j’ai visités, eux aussi organisés d’après les principes de la démocratie et du syndicalisme libertaires. On avait même improvisé avec succès une industrie nouvelle exigée par la guerre : celle des armements. Les progrès réalisés causèrent l’admiration de certains visiteurs techniquement qualifiés, et le gouvernement passa des commandes pour l’armée qui faisait face à l’attaque fasciste.

Par contre, la fabrication de papier connaissait des difficultés causées par la diminution des réserves de matières premières. Une fois de plus on voit que, si cette expérience avait eu lieu dans des circonstances plus favorables, les résultats eussent été beaucoup plus heureux qu’ils ne le sont.

Toutefois, la solidarité des organisations libertaires permet jusqu’ici au Syndicat de l’imprimerie, du papier et du carton, de résister aux difficultés. En effet, les seize autres Syndicats qui composent la Fédération locale d’Alcoy aident matériellement, pécuniairement (puisque le signe monétaire a été conservé) l’industrie déficitaire. On est au-dessus de l’esprit corporatif, même de corporatisme syndicaliste étroit.

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L’organisation de la production était techniquement parfaite à Alcoy dans la période où je l’ai étudiée, et comme il est arrivé généralement, le plus probable est qu’elle n’a fait que se perfectionner par la suite. Le point faible était, comme en d’autres endroits, l’organisation de la distribution. Sans l’opposition des commerçants et des partis politiques, tous effrayés par la menace de socialisation intégrale, et qui combattaient ce programme « trop révolutionnaire », on aurait fait mieux. Cette opposition leur fit créer leur propre « comité de contrôle » antifasciste qui n’avait pas de rôle de combat à jouer, mais qui sous cette apparence centralisait l’achat des denrées agricoles, payant leurs produits meilleur marché aux paysans d’une part, et de l’autre protégeant la hausse des prix et du coût de la vie. Il n’était pas facile de s’imposer pour éviter des frictions entre secteurs antifranquistes, et j’ignore si mes camarades purent réagir efficacement par la suite. Car les politiciens socialistes, républicains, communistes s’efforçaient d’empêcher notre triomphe, même en restaurant l’ancien ordre des choses ou en maintenant ce qui en restait.

Il n’empêche qu’à Alcoy, vingt mille travailleurs [14] administrent la production au moyen de leurs syndicats, et ont prouvé que l’industrie travaille beaucoup plus rentablement sans capitalistes, sans actionnaires et sans patrons dont les rivalités empêchent l’emploi rationnel du matériel technique, comme le désordre de l’agriculture individuelle empêchait l’emploi rationnel des terres et des moyens de production agraire.

Devant ces réalisations, le gouvernement n’a pu que s’incliner, et commander des armes aux ateliers métallurgiques syndicalistes d’Alcoy, comme il a commandé du drap pour habiller les soldats à l’industrie textile socialisée, et des brodequins aux fabriques d’Elda, qui étaient aussi aux mains des libertaires, dans la même province d’Alicante.

L’eau, le gaz et l’électricité en Catalogne

Le Syndicat des travailleurs, qui assura en Catalogne, dès le début de la Révolution, la fourniture ou la production d’eau potable, du gaz et de l’électricité, avait été fondé en 1927, sous et malgré la dictature du général Primo de Rivera. D’autres étaient constitués à travers l’Espagne, et la fédération des mêmes industries apparut dans le canton de Barcelone. Puis étaient apparues la Fédération régionale catalane, et enfin, unissant toutes les fédérations régionales constituées en Espagne, la Fédération nationale dont le secrétariat général se trouvait à Madrid.

Sans doute cette structuration fut-elle facilitée, et suscitée par le caractère de la production, surtout celle d’électricité, presque toujours hydraulique [15] et basée sur l’exploitation des chutes d’eau descendant des Pyrénées, ou de barrages se trouvant à de longues distances – parfois à des centaines de Kilomètres – des postes transformateurs et des lieux de distribution.

A l’échelle nationale, la masse des travailleurs adhéra très vite. A Barcelone, le Syndicat de la C.N.T. comptait normalement de 2.500 à 3.000 adhérents, et 7.000 dans l’ensemble de la Catalogne. Puis, après le 19 juillet, dans la nouvelle situation créée par la Révolution, ouvriers et techniciens réunis atteignirent le chiffre de 8.000. De son côté, et toujours en Catalogne, l’Union générale des travailleurs en atteignit un peu moins de la moitié.

Les techniciens, semi-techniciens et cadres avaient constitué un Syndicat séparé, indépendant des deux centrales ouvrières. Mais l’élan de solidarité jailli de la Révolution les poussa vers une union plus étroite avec les travailleurs manuels, union nécessaire pour mieux assurer la production. Et une assemblée résolut, par acclamation, de dissoudre le Syndicat séparé pour constituer la section technique du Syndicat unique adhérant à la C.N.T. Postérieurement, les préférences idéologiques entrant en jeu, cinquante de ces techniciens quittèrent la C.N.T. pour constituer une section adhérent à l’U.G.T.

Les directeurs des centrales électriques, qui gagnaient jusqu’à 33.000 pesetas par mois, tandis que les ouvriers en gagnaient moins de 250, étaient pour la plupart des étrangers. Ils reçurent de leurs consuls l’ordre de rentrer dans leur pays. Cependant, grâce aux efforts de tous les travailleurs, et malgré le manque de certains éléments techniques de provenance internationale, l’eau, le gaz et l’électricité continuèrent d’être fournis jusqu’à, nous l’avons dit, la fin de la guerre civile et de la révolution espagnole. Seuls les bombardements provoquèrent des interruptions partielles.

L’initiative des premiers jours ne fut pas due seulement à notre Syndicat en tant qu’organisme constitué. Comme pour les tramways et les chemins de fer, elle partit de militants sachant prendre des responsabilités. Le jour même de l’insurrection fasciste, c’est-à-dire le 19 juillet, une poignée d’entre eux se réunissaient pour assurer la continuité de ces services publics. Immédiatement des comités d’entreprise furent constitués, ainsi qu’un comité central de liaison entre les deux organisations syndicales. Par la suite, ce comité dirigea l’ensemble du travail et de la production pour les quatre provinces catalanes (Barcelone, Tarragone, Lérida et Gérone).

La prise de possession définitive n’eut lieu qu’à la fin du mois d’août. Pendant la période de transition, on s’était contenté de continuer les activités productrices de l’organisation capitaliste, sans encore arriver à l’expropriation. Chacun des travailleurs restait à son poste comme autrefois ; les grandes décisions, qui impliquaient une prise en main de caractère technico-administratif, furent prises par les assemblées syndicales des deux centrales ouvrières. Et, chose curieuse, que l’on constate du reste en d’autres occasions, non seulement les Syndicats succédaient aux capitalistes dans l’organisation du travail, mais ils assumaient les responsabilités que ces derniers avaient auparavant contractées. C’est ainsi qu’ils prirent à leur compte les engagements financiers et les dettes de leurs prédécesseurs, et payèrent toutes les factures, sans doute pour ne pas faire de tort aux travailleurs employés par les fournisseurs, et qui, eux aussi, héritaient de la situation laissée par leurs employeurs.

Seules furent annulées les obligations envers les bailleurs de fonds espagnols, en leur majorité privilégiés – la petite épargne étant pour ainsi dire inexistante en Espagne. L’argent dont on disposa permit de faire face à des nécessités diverses.

Au début 1937, le total des recettes avait diminué de 20 %. Peut-être un certain nombre d’abonnés avait-il négligé de payer les factures, mais on trouvait aussi une autre explication : le prix du kilowatt d’électricité avait été abaissé, nous ne savons dans quelles proportions ; celui du mètre cube d’eau était passé de 0,70 et 0,80 et dans certains cas de 1,50 peseta au tarif uniforme de 0,40 peseta. Et l’on ne faisait plus payer le loyer des compteurs.

Naturellement, l’attitude des travailleurs de l’U.G.T. fut combattue par les politiciens qui sévissaient à la tête de la centrale réformiste. Mais leur opposition obstinée ne put entamer la résolution des adhérents, et l’accord continua de régner entre tous les travailleurs.

Le système d’organisation mis en pratique facilita cette bonne entente. Il partait du lieu du travail, de l’entreprise, et s’élevait jusqu’au Syndicat. Voyons les choses de plus près.

Dans l’entreprise même, le premier noyau est la spécialité de travail. Chaque spécialité constitue une section dès lors qu’elle groupe, par usine, atelier ou « bâtiment » au moins 15 travailleurs. Quand elle ne les groupe pas, les ouvriers de plusieurs spécialités collaborant entre elles s’assemblent et constituent une section commune. Les sections sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins variées selon l’importance des usines ou des centrales. Chacune nomme deux délégués que les assemblées choisissent : un de caractère technique, qui devra faire partie du Comité de l’entreprise, un autre chargé de la direction du travail de la section.

Le « comité de bâtiment » (c’est ainsi qu’on l’appelle) vient ensuite. Il est nommé par les commissions de sections, et se compose d’un technicien, d’un ouvrier manuel et d’un administrateur. Quand on le croit nécessaire, on y ajoute un quatrième membre pour que les deux centrales syndicales soient représentées à égalité.

Le délégué des travailleurs manuels doit résoudre, ou s’efforcer de résoudre, les difficultés qui peuvent surgir entre diverses sections, celles qui surgissent au sein des sections étant résolues par les intéressés eux-mêmes. Il reçoit les suggestions des travailleurs des diverses spécialisations pour la nomination ou le déplacement du personnel. Et les sections l’informent quotidiennement de la marche du travail.

Il sert aussi d’intermédiaire entre la base et le Conseil général d’industrie. Il convoque périodiquement les sections aux réunions générales qui ont lieu au Syndicat, ce qui resserre les liens entre les travailleurs des différentes entreprises. Au cours de ces réunions on examine les propositions et les initiatives susceptibles de perfectionner la technique du travail et la production, d’améliorer la situation des travailleurs ou encore d’intéresser l’organisation syndicale. Une copie des délibérations est remise au conseil d’industrie. Notons que l’activité spécifique du délégué des travailleurs manuels ne l’empêche pas d’exercer sa profession aux côtés de ses camarades.

Le délégué aux fonctions administratives contrôle l’arrivée et l’emmagasinage des matériaux, enregistre les demandes, comptabilise les fournitures et les réserves, veille au mouvement des dépenses et des recettes. Il contrôle aussi la correspondance, et c’est sous sa responsabilité qu’est rédigé tout bilan ou tout compte rendu adressé au Conseil d’industrie.

Le délégué aux fonctions techniques contrôle les activités correspondantes de sa section, s’efforce d’augmenter le rendement du travail, d’alléger l’effort humain, par des initiatives, novatrices. Il contrôle la production des centrales, l’état des réseaux, établit des statistiques et des graphiques montrant l’évolution de la production.

Voyons maintenant, d’un peu plus près, les conseils d’industrie au sommet de l’organisation.

Il y en a, naturellement, trois : un pour l’eau, un pour le gaz, un pour l’électricité. Chacun se Compose de huit délégués : quatre pour l’U.G.T. et quatre pour la C.N.T. La moitié de ces délégués est nommée par les assemblées générales de syndicats [16] . L’autre moitié, par les délégués des sections techniques, en accord avec le comité central. Cette dernière mesure a pour but d’assurer, dans la composition des conseils d’industrie, la nomination d’hommes techniquement et professionnellement capables, ce qui, me dit-on, n’a pas toujours lieu dans les assemblées syndicales où les dons oratoires, les affinités idéologiques ou personnelles peuvent reléguer au second rang les considérations plus nécessaires.

Tout cela est coiffé par le Conseil général des trois industries, qui se compose aussi de huit membres : comme auparavant, quatre de chaque centrale syndicale. Ce conseil coordonne l’activité des trois industries, harmonise la production et la distribution des matières premières du point de vue régional, national et international, modifie les prix, organise l’administration générale, enfin prend et applique toutes les initiatives intéressant l’ensemble des producteurs, de la production et des besoins. Cependant, il doit toujours soumettre ses activités au contrôle des assemblées syndicales locales et régionales.

Examinons maintenant les résultats de cette gestion ouvrière. Du point de vue technique il convient de souligner certaines réalisations dont celle, primordiale et que nous trouvons constamment, de la concentration et de la coordination. Toutes les usines n’ont pas, il s’en faut de beaucoup, l’importance de celle de Tremp et de Camarasa, qui sont les principales centrales alimentées par de grands barrages. A part ces deux géantes, la plupart des 610 unités (comprenant les transformateurs) éparpillées en Catalogne n’ont qu’un rendement médiocre ou insignifiant ; leur maintien en activité servait des intérêts privés, mais bien peu l’intérêt général. Il était nécessaire de les relier, d’éliminer, de réorganiser. Ce qui fut fait. Six mois après le début de la socialisation, 70 % des usines représentant 99 % de la production constituaient un ensemble technique parfaitement homogène ; et 31 %, qui ne représentaient que 1 % de cette même production, étaient en marge.

Entre autres choses, cela représentait une économie de main-d’œuvre que l’on employa à des améliorations et des innovations souvent importantes. Ainsi, 700 travailleurs ont construit, près de Flix, un barrage qui augmenta de 50.000 CV le courant disponible.

La production de gaz est économiquement moins importante, et je n’ai pas, à ce sujet, recueilli de données comparables à celles recueillies pour l’électricité. D’autant plus que le manque croissant de charbon, conséquence du blocus, ne permettait pas d’entreprendre des améliorations dignes d’être enregistrées. Notons seulement que sur vingt-sept usines, vingt- deux, les plus grandes, synchronisèrent immédiatement leur production, et la répartition des matières premières.

Par contre, l’eau, surtout l’eau potable dont la fourniture demandait une organisation sérieuse et coûteuse, généralement pour chaque locataire de chaque immeuble, ne manqua jamais, même dans les villes bombardées. A Barcelone, la fourniture quotidienne qui était de 140.000 m3 avant la révolution s’éleva rapidement à 150.000 m3, et augmenta par la suite. Toutefois, cette augmentation ne fut pas importante, car il n’était pas facile, dans une région aussi accidentée, de procéder à de nouvelles captations, toutes les sources étant déjà, depuis longtemps, mises à contribution.

Les tramways de Barcelone

Les tramways constituaient, à Barcelone, le moyen de transport le plus important. Soixante lignes sillonnaient la ville, et desservaient les faubourgs et les localités des alentours : Pueblo Nuevo, Horta, Sarria, Badalona, Sens, Bonanova, Gracia, Casa Antunez, etc. La Compagnie générale des tramways, société anonyme dont les capitaux étaient surtout belges, employait 7.000 salariés qui non seulement conduisaient les voitures et encaissaient le prix des trajets, mais aussi travaillaient dans les huit dépôts et dans les ateliers de réparation.

Sur les sept mille, 6.500 environ étaient syndiqués à la C.N.T. où ils composaient la section du Syndicat industriel des transports correspondant à leur spécialisation. Les autres sections, beaucoup moins importantes, étaient celles du métropolitain celle des taxis, qui, par la suite, se collectivisèrent pour leur compte, celle des autobus, et enfin celle des deux lignes de funiculaires de Montjuich et du Tibidabo [17] .

Les combats de rues avaient paralysé tout le trafic, obstrué les chaussées par des barricades dressées un peu partout, et dont souvent les tramways et les autobus constituaient le matériau principal. Il fallait faire place nette, laisser le chemin libre, remettre en route les moyens de transport indispensable à la grande cité. Alors, la section syndicale des tramways chargea une commission composée de sept camarades d’occuper les locaux administratifs, tandis que d’autres inspectaient les voies et dressaient le tableau des déblaiements nécessaires.

Devant le local de la compagnie, la commission trouva un piquet de gardes civiles chargé d’en interdire l’accès. Le sergent qui le commandait déclara avoir ordre de ne laisser passer personne. Armés de fusils et grenades, et une partie d’entre eux bien abrités dans le camion blindé qui servait à la compagnie pour le transport des fonds, nos camarades menacèrent. Alors, le sergent demanda par téléphone à ses supérieurs l’autorisation de se retirer ; elle lui fut accordée.

Insistons sur un petit détail qui ne manque pas de piquant. Tout le haut personnel étant absent, la délégation syndicale ne trouva dans les bureaux que l’avocat chargé de représenter la compagnie et de parlementer. Le camarade Sanchez, militant de pointe, le plus actif et le plus éprouvé, connaissait bien ce monsieur qui, deux ans auparavant, l’avait fait condamner à dix-sept ans de prison lors d’une grève qui avait duré vingt-huit mois [18] ; le défenseur des intérêts de la compagnie avait même requis contre lui 105 ans de la même peine !

Ce monsieur le reçut très aimablement, déclarant qu’il acceptait la situation nouvelle, et même que, comme avocat, il se mettait à la disposition des travailleurs. Les camarades de Sanchez voulaient le fusiller sur place ; ce dernier s’y opposa. Il donna même au personnage l’autorisation de se retirer. On était vendredi, rendez-vous fut pris pour le lundi suivant. Mis en confiance, l’homme demanda qu’on l’accompagnât jusqu’à son domicile, car il y avait beaucoup de révolutionnaires armés dans les rues... On l’accompagna, mais le lundi il ne se présenta pas. On ne le revit plus.

Le comité des sept convoqua immédiatement les délégués des différentes sections syndicales : usine électrique, câbles, réparations, trafic, receveurs, magasins, comptabilité, bureaux et administration, etc. Une fois de plus la synchronisation du Syndicat d’industrie jouait merveilleusement. Et, à l’unanimité, on décida de remettre sans attendre les tramways en marche.

Le jour suivant on convoqua par radio – comme le Syndicat de la métallurgie avait fait pour ses adhérents – les travailleurs manuels et les techniciens. L’immense majorité accourut : seuls manquèrent quelques fascistes. Tous les ingénieurs se mirent aux ordres du Syndicat, y compris un ancien colonel, que sa sympathie active pour les ouvriers avait fait rétrograder de chef de la section du trafic et directeur du métropolitain à la section des archives.

Et cinq jours après la fin des combats, sept cents tramways, au lieu de six cents, tous peints aux couleurs rouge et noire de la F.A.I. tranchant en diagonale [19] , circulaient dans Barcelone. On en avait augmenté le nombre pour supprimer les remorques qui causaient de nombreux accidents. Il avait fallu pour cela réparer, en travaillant jour et nuit, et dans un enthousiasme général, une centaine de voitures mises au rancart parce que jugées inutilisables.

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Naturellement, les choses purent s’organiser si vite et si bien parce que les hommes étaient bien organisés eux-mêmes. On retrouve donc ici un ensemble de sections constituées par métiers et mises sur la base industrielle, selon l’organisation du travail, de l’entreprise au Syndicat. Mécaniciens, conducteurs, réparateurs, menuisiers, etc., autant de groupements complémentaires dépassant le simple cadre professionnel de la tradition, et réunis dans une organisation unique.

Chaque section comptait à sa tête un ingénieur nommé en accord avec les Syndicats, et un représentant des ouvriers : on s’occupait ainsi du travail et des travailleurs. Au-dessus, les délégués réunis constituaient le Comité général local. Les sections se réunissaient séparément quand il s’agissait de leurs activités spécifiques que l’on pouvait considérer indépendamment ; quand il s’agissait de problèmes généraux, tous les travailleurs de tous les métiers tenaient une assemblée générale. De la base au sommet, l’organisation était fédéraliste, et l’on pratiquait ainsi non seulement une solidarité permanente dans les activités matérielles, mais aussi une solidarité morale, qui attachait chacun à l’œuvre d’ensemble, avec une vision supérieure des choses.

L’accord était donc aussi permanent entre ingénieurs et ouvriers. Aucun ingénieur ne pouvait prendre une initiative importante sans consulter le Comité local, non seulement parce qu’il convenait que les responsabilités fussent partagées, mais aussi parce que souvent, dans les problèmes pratiques, les travailleurs manuels ont une expérience qui manque aux techniciens. Cela était compris par les deux parties, et par la suite, très souvent quand le comité du Syndicat, ou un délégué, imaginait une initiative intéressante, on convoquait l’ingénieur spécialisé pour le consulter ; d’autres fois, c’était l’ingénieur qui proposait l’examen d’une idée nouvelle. On convoquait alors des travailleurs manuels. La collaboration était complète.

Mais on ne se contenta pas de remettre, même en plus grand nombre, les tramways en route ; ni de les repeindre aux couleurs de la révolution. Les différentes corporations décidèrent d’effectuer ce travail supplémentaire sans le moindre sursalaire. L’élan créateur dominait. Dans les dépôts, il y avait toujours vingt ou trente voitures qu’on révisait et enjolivait.

On améliora aussi l’organisation technique et le fonctionnement du trafic ; l’importance des perfectionnements réalisés surprend. On commença par éliminer trois mille poteaux métalliques auxquels étaient suspendus les câbles électriques fournissant le courant, qui gênaient le trafic et causaient de nombreux accidents ; on les remplaça par un système de suspension aérienne. Puis on installa un nouveau procédé de signalisation et de sécurité consistant en un aiguillage électrique et en disques automatiques. D’autre part, la compagnie de Agua, Luz y Fuerza (Eau, Lumière et Energie) avait installé, en maints endroits, et au beau milieu de la voie suivie par les tramways des cabines transformatrices ou distributrices de courant, ce qui obligeait à des détours et des bifurcations innombrables, souvent brusques (il n’y avait très souvent qu’une seule voie montante et descendante), et provoquait aussi des accidents. Cela durait depuis le début des installations, selon ce qu’avait été le caprice des intérêts économiques ou politiques. Les camarades de l’Eau, du Gaz et de l’Electricité installèrent ces cabines où elles ne pouvaient pas gêner, et l’on put redresser définitivement les voies des tramways.

On reconstruisit aussi une partie des lignes endommagées, dont la n°60, à double voie, qui fut entièrement refaite. Dans certains cas, on asphalta la chaussée.

Ces améliorations demandèrent un certain temps, et aussi des modifications de l’infrastructure générale. Dès le début, les organisateurs, sans pour cela oublier les intérêts des travailleurs de la vaste entreprise, s’occupèrent de perfectionner l’outillage employé. En moins d’un an on comptait diverses acquisitions remarquables : ce fut d’abord l’achat, en France, d’un tour américain automatique, unique en Espagne, d’une valeur de 200.000 F, et capable de faire à la fois sept pièces identiques.

On acheta aussi deux fraiseuses ultra modernes, et des avertisseurs électriques permettant de repérer à distance les avaries et les ruptures de câbles ; des câbles nouveaux remplacèrent ceux déjà vieillis. Et l’on se procura un four électrique pour fondre des coussinets. Bien d’autre matériel technique fut ainsi acquis, dont des appareils belges, à électrodes pour la soudure des rails, et qui coûtaient, somme vraiment importante à l’époque, 250.000 francs.

Ainsi outillés, on alla beaucoup plus loin dans l’esprit d’entreprise, et l’on se mit même à construire des véhicules, dont deux modèles de funiculaires pour la ligne de la Rebasada, qui montait au Tibidabo, et pour celle de Montjuich [20] . Les nouvelles voitures pesaient 21 tonnes, tandis que les anciennes en pesaient 35, et transportaient moins de voyageurs.

Auparavant, on avait réorganisé les techniques de fourniture de courant, et réparé les dynamos.

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Voyons brièvement les résultats financiers de la nouvelle organisation. Des chiffres nous ont été fournis par les principaux réalisateurs de cette création révolutionnaire ; nous avons pris les autres, publiés officiellement, dans la presse ouvrière de l’époque. Ils partent du mois de septembre 1936, date à laquelle la comptabilité avait été prise en main de façon à offrir des garanties sérieuses. C’est pourquoi les comparaisons que nous allons faire partent du même mois dans les années indiquées :

CHIFFRE TOTAL DE RECETTES

Année 1935 Année 1936

(Pesetas) (Pesetas)

Septembre 2.277.774,64 2.600.226,86

Octobre 2.425.272,19 2.700.688,45

Novembre 2.311.745,18 2.543.665,72

Décembre 2.356.670,60 2.653.930,85

L’augmentation était de 322.452,22 pesetas pour le premier de ces quatre mois, de 275.416,26 pesetas pour le deuxième, de 231.919,22 pesetas pour le troisième, de 297.260,25 pour le quatrième. La différence varie donc entre 12 et 15 %.

On peut supposer qu’une telle augmentation s’explique par celle des prix du transport. Eh bien, non, au contraire des mesures furent prises pour abaisser les tarifs d’ensemble. Ceux-ci variaient, selon les distances parcourues, de 0,10 à 0,40 peseta, et l’on établit un tarif uniforme de 0,20 peseta au bénéfice principal des travailleurs qui, vivant souvent dans les quartiers extérieurs, devaient précisément faire de longs trajets, et payer en proportion, surtout pour les tarifs de nuit [21] .

Ces réductions de tarifs auraient causé un déficit dans l’entreprise auparavant existante, mais la suppression du profit capitaliste et des hautes rétributions de la hiérarchie administrative et technicienne permit, au contraire, d’obtenir des excédents.

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Le bilan général des services rendus est également positif. Pendant l’année 1936, le nombre de voyageurs transportés avait été de 183.543.516 ; pendant l’année suivante il fut de 233.557.506. Différence en plus : 50.014.244.

Mais le progrès ne s’arrête pas là. Le nombre de kilomètres parcourus augmenta aussi. En l’année 1936, le total avait été de 21.649.459 ; en l’année 1937, en pleine situation nouvelle, il fut de 23.280.781. Augmentation de 1.640.244 km.

Reconnaissons que ces chiffres s’expliquent en partie par le manque croissant d’essence pour les véhicules à moteur, à conséquence du blocus des côtes espagnoles. Toujours est-il que l’organisation nouvelle sut répondre, et au-delà, aux besoins croissants de la population.

Pour y parvenir, il ne fallut pas se contenter de continuer sur la lancée du capitalisme : il fallut faire beaucoup plus. On l’a fait, même dans des proportions qui dépassent ce que nous venons de résumer. Car, avant la Révolution, les ateliers de l’Entreprise des Tramways de Barcelone, S.A., ne fabriquaient que 2 % du matériel employé, et n’étaient, dans l’ensemble, que destinés aux réparations les plus urgentes. Acharnée au travail, la section des tramways du Syndicat ouvrier des communications et des transports de Barcelone réorganisa et perfectionna les ateliers où, en un an, on fabriqua 98 % du matériel employé. En un an, la proportion fut inversée malgré une augmentation de 150 % des prix des matériaux se raréfiant sans cesse, ou venus de l’extérieur dans des conditions souvent onéreuses.

Et non seulement les travailleurs des tramways de Barcelone n’ont pas vécu sur les réserves du capitalisme, comme le prétendent ou l’insinuent les détracteurs des collectivisations syndicales, ou syndicalisations, mais ils firent face à certaines difficultés financières héritées du capitalisme, comme le firent le Syndicat de l’industrie textile d’Alcoy, et celui de la fabrication de chaussures d’Elda. Le 20 juillet, en pleine bataille, il fallut payer pour 295.535,65 pesetas de salaires – le paiement s’effectuait tous les dix jours. Peu après, il fallait payer pour 1.272.528,18 pesetas de matériel auparavant acheté par la compagnie. Ce qui fut fait. Et jusqu’à la fin de l’année 1936, on paya pour 2.056.206,01 pesetas de dépenses générales, d’exploitation, 100.000 pesetas pour le service médical et les indemnités d’accidents, 72.168,01 pesetas de primes pour l’économie de courant et de matériel – pratique de l’ancienne compagnie ; enfin, 20.445,90 pesetas pour l’assurance du personnel [22] .

Rien n’a été négligé. Certes, nous ne sommes pas encore devant la socialisation intégrale et intégralement humaniste des collectivités agraires, avec l’application du principe « à chacun selon ses besoins ». Mais répétons inlassablement que dans les villes le régime républicain avec les institutions d’Etat n’avait pas été et ne pouvait pas être aboli ; qu’une bonne partie de la bourgeoisie et des courants politiques traditionnels existaient toujours, que le commerce n’avait pu être socialisé. Il était fatal que les réalisations, même les plus audacieuses, s’en ressentissent. Toutefois, ce qui fut fait dans les socialisations syndicales était déjà énorme.

Car l’esprit des travailleurs de Barcelone, et d’autres villes comme Valence, était probablement, au monde, le plus apte à instaurer l’égalité économique et la pratique de l’entraide. C’est ainsi que, soit pour les aider à faire face à des difficultés momentanées, soit pour contribuer à leur développement, la section des tramways de Barcelone aida financièrement les autres sections des transports urbains. Les autobus reçurent 865.212 pesetas, les funiculaires du Tibidabo et de Montjuich, 75.000, les transports du port de Barcelone 100.000, et l’entreprise du métropolitain 400.000. Et le 31 décembre 1936, les tramways de Barcelone avaient en caisse 3.313.584,70 pesetas.

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Fait curieux : non seulement les prolétaires libertaires espagnols acceptèrent de payer aux fournisseurs de la compagnie les dettes que celle-ci avait contractées, mais ils voulurent traiter avec les actionnaires. Ceux-ci devaient être assez nombreux, le capital se composant de 250.000 actions de 500 pesetas, mais probablement résidaient-ils surtout à l’étranger. Nos camarades convoquèrent par la presse et voie d’affiches les porteurs de titres à une assemblée générale. Il ne se présenta qu’une femme d’un certain âge, propriétaire de 225 actions. Nullement effrayée par les événements, elle déclara remettre la gestion de son petit capital au Syndicat ouvrier avec lequel elle maintiendrait dorénavant des rapports confiants. Nous ignorons quel fut par la suite le caractère de ces rapports, mais si cette femme ne disposait pas d’autres ressources, nous serions étonné qu’on l’ait entièrement privée de moyens d’existence. Cette inhumanité n’était pas habituelle chez nos camarades.

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Il nous reste à voir quelle partie des bénéfices alla aux travailleurs des tramways. Au moment de l’insurrection fasciste, les manœuvres (peones) gagnaient de 8 à 9 pesetas par jour, les agents du trafic gagnaient 10 pesetas, les chauffeurs de camions et les ouvriers qualifiés des ateliers (tourneurs, ajusteurs, etc.), 12 pesetas. Tous les salaires furent réajustés avec une différence minime : 15 pesetas pour les manœuvres et 16 pesetas pour les ouvriers qualifiés. On s’approchait de l’égalité de base absolue.

Mais d’autres améliorations de la condition des travailleurs méritent d’être retenues. D’abord, on installa des lavabos dans les dépôts et les ateliers, ce qui n’avait jamais été fait. On installa aussi des douches (n’oublions pas que nous étions en 1936) dans tous les lieux de travail collectif. On désinfecta les tramways une fois par semaine. Puis on organisa un service sanitaire dont nous pouvons sans doute tirer quelques enseignements.

Ce service sanitaire reposait sur la division de Barcelone et des quartiers environnants en trente secteurs. Chacun de ces secteurs était à la charge d’un médecin payé par le Syndicat des Tramways de Barcelone. Les médecins ne soignaient pas seulement les travailleurs employés, mais également leur famille. Un service d’assistance à domicile fut aussi constitué, dont les membres soignaient les malades, et leur apportaient des secours de caractère humain, des conseils, un soutien moral, toutes choses souvent plus nécessaires que la médecine même. En même temps, on vérifiait et contrôlait la véracité des déclarations de maladies et des malaises passagers afin d’éviter les abus – on n’avait pas encore atteint la perfection humaine. Si l’on en découvrait – le cas était assez rare, car l’esprit n’était plus le même que sous le capitalisme – le Syndicat prenait des mesures allant jusqu’à la suppression d’une semaine de salaire. Normalement, le malade touchait son salaire entier [23] .

A cette organisation générale des soins à domicile fut ajoutée l’utilisation d’une très belle clinique qui, jusqu’alors n’avait été qu’au service des riches. A part le confort de l’installation qui faisait un contraste plus qu’appréciable avec les hôpitaux traditionnels de Barcelone, on repeignit les murs à la laque, on décora, on agrémenta de postes de radio, des soins correspondants à des branches particulières de la médecine furent assurés par un spécialiste en gynécologie, un spécialiste des voies digestives et un spécialiste de chirurgie générale, tous trois travaillant au service du Syndicat.

La discipline spontanée, la moralité des travailleurs étaient reconnues de tous. Il y avait adhésion, participation à l’œuvre commune, et même on aiguisait l’imagination pour trouver des améliorations techniques, de nouveaux modes de travail. Ainsi furent installées des « boîtes à idées » appelées « buzones » (boîtes aux lettres), dans les différents ateliers, où celui qui envisageait une initiative la proposait par écrit.

Cette participation dépassait même le cadre de l’entreprise et du Syndicat. Parce qu’ils étaient bien outillés, les ateliers produisaient des fusées et des obusiers pour les combattants du front d’Aragon. Les travailleurs faisaient gratuitement des heures supplémentaires, et même venaient le dimanche apporter leur effort à la lutte commune, sans rétribution.

Pour en finir avec cet aspect des choses, il ne sera pas inutile de souligner que l’honnêteté était générale. Non qu’il n’y ait pas eu quelques cas d’indélicatesse, mais en trois ans ils se réduisirent à six larcins qui ne mériteraient pas même la peine d’être mentionnés si nous ne voulions pas paraître escamoter ce qui est déplaisant. Le cas le plus grave fut celui-ci : un ouvrier emportait de temps en temps de petites quantités de cuivre qu’il revendait quand il atteignait le kilo. On le renvoya, mais comme sa femme vint dire au Comité d’entreprise qu’elle avait un enfant, et que celui-ci allait en souffrir, on lui paya trois ou quatre semaines de salaire, et on changea son mari d’atelier.

Les moyens de transport
Document annexe :Organisation du réseau catalan Madrid-Saragosse-Alicante.(cliquer sur l’image pour voir le document)

Il y eut, pendant la révolution espagnole, particulièrement en Catalogne, un effort de coordination des moyens de transport terrestres et maritimes que les difficultés croissantes causées par la guerre qui absorbait une somme elle aussi croissante d’énergie humaine, mécanique et thermique, empêchèrent sans aucun doute de mener à bien, mais qui, dans ce qui a été fait, mérite d’être signalé. Nous le verrons dans la description de l’organisation du réseau ferroviaire de Madrid-Saragosse-Alicante, que nous avons pu étudier, et qui nous aidera à comprendre comment fonctionna l’ensemble des chemins de fer de l’Espagne antifasciste quand les travailleurs en furent responsables.

Il existait en Espagne deux grandes associations de cheminots : le Syndicat national des chemins de fer, qui faisait partie de l’Union générale des travailleurs, et la Fédération nationale des industries ferroviaires, qui faisait partie de la Confédération nationale du travail. En juillet 1936, la première de ces deux organisations groupait, à l’échelle nationale, le plus grand nombre d’adhérents, mais la différence n’était plus très grande dans les derniers temps, et notre Fédération voyait ses effectifs grossir continuellement. En Catalogne, nous étions les plus nombreux.

Après que les forces militaro-fascistes furent battues dans les rues de Barcelone, obligées de se retirer dans les casernes et de se laisser désarmer, nos camarades cheminots ne perdirent pas leur temps à danser dans la rue pour fêter la victoire. Le 20 juillet, ils convoquèrent le haut personnel pour le licencier. Le 21 juillet, ceux qui assumaient la responsabilité de la remise en marche des trains, indispensable pour assurer le contact avec les autres régions, ravitailler la ville et envoyer au front d’Aragon les milices improvisées, contrôlaient sans attendre les voies ferrées. Et le même jour, le premier train chargé de combattants faisait son premier voyage sous contrôle révolutionnaire.

Les techniciens écartés furent remplacés par des militants ouvriers qui n’avaient certes pas la haute formation spécialisée de ceux dont ils prenaient la place, mais qui, avec l’appui de la base qui les avait nommés, pourraient faire correctement leur travail. C’était l’essentiel.

Le réseau exproprié comprenait 123 gares, grandes et petites, groupées en neuf secteurs. Le personnel administratif resta à son poste et continua de travailler. Les cheminots firent de même. L’accord fut complet, et l’expropriation acceptée avec un haut esprit de responsabilité. En quelques jours la circulation était redevenue normale.

Tout cela avait été réalisé sur la seule initiative du Syndicat et des militants de la C.N.T. Ceux de l’U.G.T., où dominait le personnel administratif, étaient demeurés passifs, ne s’étant jamais trouvés en semblable situation. Habitués à obéir aux ordres venus d’en haut, ils attendirent. Les ordres, ni les contre-ordres ne venant pas, et nos camarades allant de l’avant, ils suivirent le courant puissant qui entraînait le plus grand nombre.

Aussi, cinq jours après le triomphe de la révolution, quatre jours après la prise de possession des chemins de fer par les syndiqués de la C.N.T., une délégation ugétiste vint-elle demander de faire partie du Comité central révolutionnaire que composaient six de nos militants. On réorganisa donc le Comité, qui fut composé de huit membres. Quoique moins nombreuse, et nulle au point de vue révolutionnaire, la section réformiste fut, par tolérance et volonté de fraternité, placée à égalité quant au nombre de délégués la représentant : il y en eut quatre de chaque côté.

Mais ce nombre apparut bientôt insuffisant. Les sections techniques s’organisant, on s’aperçut qu’il en fallait dix, plus un président et un directeur général, Au total, douze délégués, six pour chaque mouvement syndical. On comptait ainsi, répondant aux activités diverses, la division Exploitation, puis la division commerce, services électriques, comptabilité et trésorerie, services de traction, dépôts d’approvisionnements divers, organisation sanitaire, voies et travaux, contentieux, enfin contrôle et statistiques.

Dès le début, ces divisions ne furent pas dirigées de haut en bas, selon un système étatiste et centralisé. Le Comité révolutionnaire n’eut pas de telles attributions. On restructura de bas en haut ; dans chacune des sections et sous-sections, un Comité d’organisation chargé de la responsabilité du travail avait été formé. Ce Comité disparut assez vite, car il n’était pas nécessaire de mobiliser plusieurs personnes pour accomplir ces fonctions ; il ne resta donc, dans chaque section et sous-section, qu’un délégué choisi par la réunion des travailleurs des gares dans les petites villes, dans les villages, ou dans les villes importantes.

On établit des normes d’organisation, d’initiative et de contrôle. Maintenant, l’ensemble, des travailleurs de chaque localité se réunit deux fois par mois pour examiner tout ce qui se rapporte au travail. Parallèlement, les militants animateurs se réunissent une fois par semaine. Puis l’assemblée générale locale nomme un Comité qui dirige l’activité générale dans chaque gare et ses dépendances. Dans les réunions périodiques, la gestion de ce Comité, dont les membres travaillent, est soumise, après information et examen où tous les assistants peuvent intervenir, à l’approbation ou la désapprobation des travailleurs.

L’impulsion a conservé son caractère nettement fédéraliste. On ne peut dire que la direction ait été imprimée par le Comité révolutionnaire central de Barcelone. Tout simplement, le travail a continué partout, comme avant le 19 juillet. Les membres du Comité de Barcelone se contentent de surveiller l’activité générale et de coordonner celle des différentes lignes qui composent le réseau. Ils relient lentement les diverses parties de l’organisme et préparent une meilleure gestion pour demain.

L’important est que, comme dans les usines et les fabriques, même encore imparfaitement socialisées, sans actionnaires, sans ingénieurs, sans la hiérarchie habituelle, les trains ont continué de circuler, les gares d’être desservies, les voyageurs et les marchandises d’être transportés, les régions hier ravitaillées, d’être ravitaillées aujourd’hui.

On alla même, par amour propre révolutionnaire, jusqu’à faire circuler un plus grand nombre de trains que d’habitude, ce qui, comme on le verra, fut une erreur dont on se rendit compte par la suite.

Dès après le 19 juillet, il circulait 292 trains par jour, sur la totalité du réseau. En octobre de la même année, il en circulait 213. Réduction qui s’explique en partie par la diminution du tonnage transporté, et du nombre de voyageurs, par l’interruption des relations avec l’Aragon, et au-delà de l’Aragon avec la partie de la Castille occupée par les fascistes, et que traversaient auparavant des convois allant à Madrid ou en venant. En octobre 1935, on avait enregistré 28.801 wagons ; en octobre 1936, à conséquence des événements qui bouleversaient tout, on n’en enregistrait que 17.740 ; mais en décembre suivant, le total était remonté à 21.470. L’écart serait beaucoup moindre si l’Espagne n’était pas coupée en deux.

Malgré tout, de tels chiffres nous font comprendre l’importance des activités ferroviaires du seul réseau dont nous nous occupons. Mais encore ne donnent-ils qu’une impression insuffisante. Ce qui semblera plus évident, si l’on sait que les dix sections spécialisées d’administration que nous avons énumérées auparavant se subdivisent à leur tour en sous-sections techniques. Par exemple, le service d’exploitation comprend la régulation horaire des trains, la circulation générale, la distribution du matériel ferroviaire, le trafic des marchandises et les services de toutes les gares. L’organisation générale est donc plus complexe que ce qu’on pouvait, à première vue, supposer.

Nous avons dit que ce fut une erreur que vouloir faire circuler immédiatement le plus grand nombre possible de trains. D’abord, parce qu’il fallait économiser un charbon venant des Asturies cernées et assiégées par Franco, et d’Angleterre, qui, nos ports étant bloqués par la marine de guerre ennemie, ne courait pas les risques de faire couler ses bateaux. Une autre faiblesse technique apparut bientôt ; 25 % des chaudières des locomotives se trouvaient hors de service au moment de la prise de possession révolutionnaire. Or, les tuberies se fabriquaient dans le Pays Basque, lui aussi assiégé par les forces franquistes, et où tous les hommes étaient mobilisés pour la lutte armée. Le rationnement s’imposait donc pour les moyens de transport comme pour la consommation générale. On le comprit un peu tard.

Le problème de la rétribution des travailleurs fut posé d’autant plus que les salaires allaient de 2,50 pesetas par jour pour les femmes employées comme gardes-barrières, et cinq pesetas pour les cheminots faisant un travail non spécialisé, aux émoluments princiers des ingénieurs en chef. La rétribution moyenne était de 6,50 pesetas ; et à l’époque, selon les régions, le kilo de côtelettes coûtait de quatre à six pesetas. On prit comme base trois cents pesetas par mois, pour tous les salaires sans exception. Ceux qui dépassaient cinq cents pesetas – cas des ingénieurs nouvellement engagés – avaient été exceptionnellement ramenés à cette limite, mais le manque de techniciens qualifiés obligea à transiger, et, me disent mes camarades, en février 1937, cinq ingénieurs étant entrés à la direction, il fallut bien leur donner satisfaction en les payant jusqu’à 750 pesetas par mois. C’est-à-dire 2,5 fois plus que les travailleurs de base [24] . Il y avait tout de même un long chemin parcouru par rapport aux injustices qui régnaient dans le régime capitaliste.

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Mais des difficultés assez inattendues, quoique non très surprenantes, ont surgi du côté de l’Union générale des travailleurs dont les instances supérieures, qui de Madrid avaient dû passer à Valence, après avoir accepté en principe (et sans doute pour ne pas se trouver hors de la famille ferroviaire), la socialisation syndicale, changèrent d’avis et remplacèrent d’autorité les représentants de leur centrale qui faisaient partie du Comité ferroviaire de Barcelone. Elles nommèrent à leur place des délégués de leur choix qui, plus dociles, s’opposeraient à la socialisation entreprise, ou la freineraient. Cela, sans avoir consulté les adhérents.

On avait pourtant, au début, trouvé une solution intermédiaire, qui aurait pu être généralisée. Dans le Centre et le Sud de l’Espagne, devant le départ des hauts employés, administrateurs ou ingénieurs étrangers qui dirigeaient les s réseaux ferroviaires, l’Etat, incapable de rien faire par lui-même, dut recourir aux organisations syndicales. Un « comité d’exploitation » fut organisé ; il était composé de trois membres de la C.N.T., trois de l’U.G.T., et trois représentants du gouvernement qui se limitèrent à laisser aux délégués syndicaux le soin de tout remettre en route et de tout contrôler. Mais à mesure que le succès des cheminots s’affirma – toujours dans les régions du Sud-Est et du Centre -, l’Etat, selon son habitude, renforça son contrôle et voulut s’emparer de tout. La bureaucratie officielle s’imposait aux réalisations ouvrières, et les Syndicats résistaient.

En Catalogne, la même offensive était menée par le biais de l’U.G.T. dans laquelle se concentraient de plus en plus les socialistes à l’esprit bureaucratico-étatiste et les communistes qui, pour cacher leur jeu, s’appelaient socialistes unifiés catalans. Aussi, nos camarades qui, malgré tout étaient majoritaires, se méfiaient-ils des interventions de l’Etat, même sous prétexte de simple information statistique, et ne laissaient-ils pas contrôler leur administration sur le réseau Madrid-Saragosse-Alicante.

Ce n’est pourtant pas qu’ils ne pouvaient présenter leurs comptes qu’ils nous ouvrirent largement dès le premier moment et que nous allons résumer. Mais auparavant nous devons enregistrer les modifications introduites dans le fonctionnement des lignes catalanes qui, par la réduction du trafic et le déséquilibre traditionnel entre les recettes et les dépenses [25] , sont déficitaires. Il faut retenir que le réseau M.S.A., aide pécuniairement le réseau du Nord, lui aussi éternellement déficitaire, rappelons-le, car le chemin de fer revient, en Espagne, pays extrêmement montagneux, et au trafic relativement peu important par la faible densité de sa population et le moindre tonnage des marchandises transportées, trois fois plus cher au kilomètre que dans un pays comme la France. A toutes ces causes de déficit, il faut ajouter les dépenses provenant de la construction de 30 km de voies ferrées dans une partie très mal desservie de la zone républicaine de l’Aragon.

Jetons donc un coup d’œil sur la comptabilité du réseau dont nous avons entrepris l’étude particulière. Au 19 juillet 1936, la compagnie avait en caisse 1.811.986 pesetas ; en Banque, 2.322.401. Total : 4.134.387 pesetas ; le bureau central se trouvant à Madrid, les chefs retirèrent de la Banque 1.500.000 pesetas. Il restait, fin juillet, 2.634.787 pesetas. De plus, la compagnie devait 1.000.000 de pesetas pour des factures de caractère divers. Et il fallait aussi payer le personnel. Les travailleurs expropriateurs, qui acceptèrent aussi le poids des dettes de la compagnie, se trouvèrent donc, en fin de comptes, devant un déficit de 502.660 pesetas. D’autre part, tout le transport vers la partie de l’Aragon qui était en notre pouvoir, c’est-à-dire vers le front est-ouest, se faisait gratis. A tout cela il fallut ajouter l’augmentation du prix du peu de charbon asturien qui pouvait difficilement arriver aux ports méditerranéens, et qui de 45 pesetas la tonne en juillet 1936, passa à 67 pesetas, puis, en février 1937, à 150 pesetas ; les difficultés de transport par cabotage étaient devenues énormes, et allaient s’aggravant [26] en même temps que l’extraction diminuait.

Malgré toutes ces difficultés, malgré une diminution générale du trafic qui faisait baisser les recettes journalières d’une moyenne de 236.383 pesetas à 192.437 dans la deuxième quinzaine de janvier 1937, et bien que l’aide aux chemins de fer du réseau Nord s’élevât à 26-27 % [27] des recettes totales malgré, enfin, l’aide apportée à des lignes secondaires et l’élévation des salaires, les tarifs de transport des voyageurs n’avaient pas encore été élevés en mars 1937, c’est-à-dire neuf mois après le début de la Révolution. Et il n’était pas question de les augmenter. Pour faire face aux difficultés, on préparait une réorganisation générale des moyens de transport.

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Il a fallu que la révolution libertaire fasse irruption en Espagne pour que l’idée de coordonner la production dans à peu près toutes les industries et les services publics de toutes les localités se fasse jour. Naturellement, c’est encore de la C.N.T., de ses militants pleins d’audace et d’imagination créatrice que vint l’initiative. Dans le cas qui nous occupe, ils commencèrent par envisager une réorganisation technique de l’ensemble des chemins de fer, et une synchronisation financière et économique.

Comme pour la culture de la terre, ou la marche des ateliers, des fabriques et des usines, la dispersion des forces représente une perte immense d’énergie, un emploi irrationnel du travail humain, des machines et des matières premières, une multiplication inutile d’efforts parallèles. C’est ce que Proudhon d’abord, puis Marx, qui l’avait bien lu, avaient signalé en montrant l’avantage de la grande entreprise qui utilise le travail collectif et en bénéficie, par rapport à la petite entreprise. Nos camarades n’avaient pas lu Marx, et ne connaissaient guère toutes les théories proudhoniennes, mais le bon sens les guidait. Ils élaborèrent donc un projet de réorganisation des chemins de fer de Catalogne. J’ai eu ce projet en main ; ou plus exactement, ce plan, déjà accepté, et en voie d’application. D’abord, il réunissait en une seule fédération d’exploitation ferroviaire le réseau catalan de M.S.A., le réseau du Nord et le réseau catalan de lignes secondaires. Chacun de ces réseaux constitue un secteur, et tous ces secteurs sont unis localement et régionalement par des Comités de liaison.

« Nous constituons, disent les auteurs dès la première ligne, le Comité central régional qui regroupe toutes les voies ferrées de la Catalogne. » Puis viennent les linéaments de la réorganisation révolutionnaire :

Les grandes divisions sont au nombre de trois : trafic, services techniques, administration (on suit ici le modèle du réseau Madrid-Saragosse-Alicante).

La section d’études et d’achats a pour but d’améliorer, par les innovations apportées et l’introduction de matériel approprié, le service des chemins de fer, ce qui permettra de prouver « à tout moment un sens élevé de la capacité constructive de la nouvelle organisation du transport ferroviaire ».

Elle doit acheter les matières premières, l’outillage, le combustible, les matériaux de construction et de fabrication, etc. Elle fournit aux sections locales tous ces éléments de travail et centralise toutes les statistiques sur l’activité d’ensemble du réseau.

Le service du trafic se divise en trois sections : exploitation, contrôle et statistiques, commerce et réclamations.

La première section s’occupe de tout ce qui se rapporte au personnel des gares, et des dépôts, de l’organisation des trains, des horaires, des opérations de chargement et de déchargement, du transport et de la livraison des marchandises, de la distribution et du mouvement des wagons, etc. Grâce à la section commerciale, elle étudie les besoins du trafic, des voyageurs et des marchandises, elle établit les itinéraires, organise les dépôts, les hôtels, les transbordements, etc.

La section de contrôle et de statistiques surveille le mouvement général, assume tous les paiements, se charge de la distribution et de la vente des billets, établit les comptes des réseaux selon leurs catégories, d’après les renseignements fournis par les gares.

La section commerciale et de réclamations établit les différents tarifs, tout en s’efforçant de les simplifier ; elle évite les concurrences du système capitaliste, organise des services combinés où tous les moyens de transport terrestre, maritime et aérien seront coordonnés. Elle doit encore étudier la législation étrangère, réviser celle de l’Espagne, modifier certains accords, maintenir des relations amicales avec les compagnies des autres pays, appliquer toutes les nouvelles dispositions officielles, surtout celles d’ordre fiscal – il faut payer les impôts à l’Etat -, s’occuper très particulièrement des transformations de caractère syndical, et enfin des réclamations tendant à améliorer continuellement les services.

Les services techniques constituent trois sections : matériel et traction, énergie, voies ferrées et construction.

La première s’occupe de la conservation du matériel, des dépôts de locomotives, des réserves de wagons, des ateliers. La deuxième, de tout ce qui se rattache à l’électricité et au charbon dans les réseaux, les gares, la traction, le téléphone, les signaux. La troisième, de la construction des voies ferrées, des ponts, des tunnels, des magasins, des gares secondaires, etc.

La division administrative auxiliaire se subdivise aussi en trois sections : salubrité, comptabilité et trésorerie, ravitaillement.

La première assure l’hygiène dans les moyens de transport, s’occupe des employés blessés ou malades, des postes de secours établis dans les gares.

La deuxième, où convergent toutes les ressources financières des chemins de fer, reçoit quotidiennement les recettes de toutes les gares ; elle constitue le centre de toutes les comptabilités particulières, et suit pas à pas le rendement de chaque service.

La section du ravitaillement doit fournir aux employés, et à prix coûtant, les articles de consommation.

Les divisions doivent avoir à leur tête un représentant de chaque réseau. Les sections auront les techniciens nécessaires, qui dépendront du Comité central dont ils pourraient faire partie comme conseillers. Les secrétaires des divisions prendront part aux délibérations du Comité central, de façon que celui-ci ne décidera rien sans connaître l’opinion des diverses branches, lignes et réseaux.

Dans l’organisation générale, le personnel n’appartiendra pas définitivement à une section ou division particulière. Il devra accepter son déplacement selon les besoins du travail.

Tous les comités des divisions sont constitués par un nombre égal de camarades de la C.N.T. et de l’U.G.T. Dans l’organisation générale du trafic, les zones de démarcation seront délimitées par un Comité spécial dont les membres, représentant chaque service, travailleront comme leurs camarades – à moins de cas exceptionnels et reconnus comme tels – et se réuniront après leur service pour examiner les résultats obtenus. Nommés directement par leurs camarades de zones, ou par le Comité central avec l’accord des zones respectives, ils devront contrôler les activités générales et soumettre aux Comités de division leurs observations et leurs initiatives. Chaque Comité de démarcation choisira un responsable chargé de la fonction administrative du bureau.

Dans chaque dépendance, gare, atelier ou brigade, les travailleurs éliront librement un délégué responsable de la direction et de la coordination des services. Quand les sections le croiront nécessaires, elles formeront des comités de contrôle. Dans les localités où il y aura plusieurs sections de réseaux ou lignes diverses, un comité de liaison sera constitué.

Chaque service, ou division, aura des délégués techniciens itinérants chargés d’améliorer sans cesse le bon fonctionnement des chemins de fer.

Enfin, on organisera des écoles professionnelles pour perfectionner les connaissances administratives et techniques des travailleurs afin qu’ils ne continuent pas d’être, comme jusqu’à maintenant, de simples rouages acéphales d’un mécanisme dont la vie et le fonctionnement leur échappent.

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L’idée de la coordination de tous les moyens de transport naquit presque immédiatement après la prise de possession des chemins de fer par les ouvriers. Nous en avons la preuve dans une circulaire datée au 5 novembre 1936 – un mois et demi après le début de la Révolution – et dont voici la teneur :

« La profonde transformation économico-sociale qui se produit dans notre pays nous oblige à ouvrir de nouvelles et larges voies à l’exploitation des chemins de fer. Il nous faut donc multiplier des activités nouvelles et recueillir à ces fins, dans toutes les zones ferroviaires, des éléments d’appréciation qui nous permettront d’étudier le processus de la production, et celui de la consommation, si intimement liés au chemin de fer. Il s’en dégagera des bénéfices au profit de la population.

« Nous demandons donc à tous nos camarades en général, et aux Comités des gares en particulier, de répondre dans le plus bref délai aux questions suivantes :

1. Quelles sont les localités desservies par votre gare ?

2. Quelle est, dans votre région, la zone d’influence du chemin de fer ?

3. Quels sont les moyens de transport entre la gare et les villages situés dans le périmètre de cette zone d’influence ?

4. Quelle est la production industrielle et agricole, et vers quels endroits sont envoyés les excédents ?

5. Quels sont les moyens de transport les plus employés ?

6. Si ce transport n’est pas fait par chemin de fer, quelles en sont les causes, et quelles solutions apporter ?

7. Y a-t-il une coordination des services entre le rail et la route ?

8. S’il n’y en a pas, comment l’établir et quelle solution espérer ? »

Ce premier questionnaire fut suivi d’un autre, beaucoup plus complet et dont la minutie étonne. Pour mieux faciliter sa diffusion, on parvint, non sans peine, à le faire distribuer par le Service de Statistique et de Transports du gouvernement de Catalogne.

Dans ce nouveau document, on ne pose, en catalan, pas moins de cinquante sept questions concernant le milieu géographique, les moyens de communications, l’expédition et la réception des marchandises, l’importance et l’emplacement des écoles, le nombre, la qualité, des taxis, des autobus, des camions de transport, des autos, des bateaux s’il s’agit de localités maritimes, et le degré de collectivisation de chaque branche de transport. Enfin, des précisions sont demandées sur l’aspect syndical du problème.

Un grand nombre de réponses arrivèrent. Elles furent classées dans deux fichiers, l’un se rapportant exclusivement à la vie municipale, de chaque localité où se trouve la gare ; l’autre, à la sphère d’influence économique et aux moyens de transport. Reproduisons le contenu de deux de ces fiches réponses concernant la ville de Tarragone :

Première fiche

1. Tarragone est le chef-lieu de la province.

2. Troisième région économique de la Catalogne.

3. Canton de Tarragone.

4. 30.747 habitants.

5. Gare du réseau de Madrid-Saragosse-Alicante.

6. Port important.

7. Très riche en architecture : cathédrale gothique, murailles romaines, Portes cyclopéennes, forum romain. Aux alentours, un arc romain et la tombe des Scipions. Importantes découvertes dans les excavations de la fabrique de tabac.

Deuxième fiche

1. Constanti de la Canonja.

2. Constanti de la Canonja.

3. Transport par camions.

4. On produit du tabac, du fer, du bois, du charbon végétal, du coke, du linge, des étoffes, du vin, de l’huile, des céréales, de la farine, des noisettes, des amandes, des légumes, et des fruits.

5. L’excédent de la production est envoyé à Barcelone, et à d’autres endroits de la Catalogne. Le vin, les noisettes et les amandes sont embarqués à l’étranger, partie dans notre port, partie dans celui de Barcelone.

6. Sur la route, on emploie plutôt le camion, très peu de traction animale.

7. Presque tout le transport se fait par camion parce que plus rapide, se prêtant mieux à la livraison à domicile, et parce que les démarches pour l’admission et la livraison des marchandises sont plus simples.

8. Il serait peut-être possible d’établir la coordination du chemin de fer et du camion sur la base d’une grande rapidité des transports.

Dans les archives de l’administration du chemin de fer de Madrid-Saragosse-Alicante, semblables renseignements intéressant 200 villes et villages ont été accumulés. On en attend d’autres.

On fait même beaucoup plus. Par un effort méthodique on a établi le nombre exact de lignes, de camions, d’autobus, de bateaux de cabotage existant dans toute la Catalogne. On connaît le total des entreprises, le nom des propriétaires, celui des voyageurs et le tonnage des marchandises transportées. Tout a été enregistré, relevé, tracé sur des cartes spéciales qui, en même temps quelles servent pour préparer le nouvel ordre de choses, montrent l’absurdité du système capitaliste.

En effet, au long d’une ligne ferroviaire, tracée en noir, huit, dix, douze lignes tracées en rouge représentent autant de sociétés et de lignes transport routier qui font concurrence au chemin de fer et se concurrencent entre elles. C’est un foisonnement inutile, que l’on remarque surtout sur le littoral méditerranéen, dans la province de Barcelone, très peuplée et très riche.

En échange, sur la carte des moyens de transport de la province de Lérida, à l’intérieur de la Catalogne, figurent de grandes étendues, des cantons entiers privés de communications régulières. Vastes zones qui, parce qu’elles sont pauvres, sont condamnées à croupir dans l’isolement, l’ignorance et la misère – bien qu’une amélioration des moyens de transport pourrait, comme cela arrive fréquemment, favoriser tel ou tel développement de la production. Et mes camarades, qui placent toujours l’intérêt de la société considérée dans son ensemble au-dessus de l’égoïsme corporatif, ou d’une conception syndicaliste étroite, ont décidé qu’une partie des camions et des autobus en surnombre dans la province de Barcelone seront envoyés dans la province de Lérida. Au début, tout du moins, les lignes établies seront déficitaires, mais les bénéfices obtenus par les lignes de la région barcelonaise permettront de compenser le déficit . Ce qu’il faut, c’est assurer à tous les habitants de la Catalogne maintenant, demain à tous ceux de l’Espagne, une même possibilité de bien-être et de bonheur. N’est-ce pas ainsi qu’agissent les Collectivités d’Aragon, du Levant, de Castille ?

La réorganisation générale s’étend aussi à la navigation. Tout n’est pas encore fait, ni faisable dans ce domaine, étant donné la suprématie maritime franquiste. Mais on a commencé. Voici de nouveau les cartes géographiques. Sur l’une d’elles, deux lignes parallèles tracées en rouge se suivent, l’une longeant la côte : c’est une compagnie de cabotage Barcelone-Tarragone ; l’autre, suivant sur terre la même côte, fait le même trajet. C’est une ligne de chemin de fer. On a supprimé la ligne cabotage. Mais pour l’avenir, on rêve de coordonner le rail, la route et la navigation maritime. Et l’on espère, pour plus tard, y ajouter les transports aériens : coordination, toujours !

La socialisation de la médecine

L’auteur de ce livre est obligé de rappeler que, quoiqu’ayant suivi, jour par jour, à certains moments heure par heure, et toujours passionnément les événements sociaux qui agitèrent l’Espagne pendant les années 1924-1936, il ne vivait pas dans ce pays durant cette période. Mais de loin, par ses écrits, son apport continuel du point de vue théorique, économique et constructif, il prenait une part active aux événements qui s’y produisaient. Comme dans son observation des faits marquant l’évolution de l’Europe et des autres nations européennes, il avait, d’Amérique du Sud, une vue panoramique qui lui permit peut-être de mieux comprendre certains processus d’ensemble mais qui l’empêcha de pénétrer à fond des détails importants. Du reste, eût-il résidé en Espagne comme il l’avait fait pendant les années 1915-1924, cette étude des détails aurait été impossible, telles furent auparavant les circonstances de sa vie. Seuls des spécialistes disposant de moyens adéquats, et surtout de calme, ainsi que de temps nécessaire auraient pu enregistrer le foisonnement de luttes, d’initiatives, d’organisations créatrices locales auxquelles donna lieu le combat multiforme dans lequel il ne fut, pendant une dizaine d’années, qu’un simple militant.

On comprendra donc l’insuffisance des antécédents historiques qui expliquent, du moins en partie, la vaste entreprise de socialisation de la médecine et des institutions sanitaires réalisée en 1936-1939. Mais si, comme on le verra, la Fédération nationale des services sanitaires, section de la C.N.T., put compter, dès 1937, 40.000 adhérents, il va de soi que de tels effectifs n’auraient pas été aussi rapidement réunis, sans que de nombreux jalons eussent été auparavant posés.

Certains précédents expliquent aussi, toujours en partie, la poussée créatrice qui va se produire. On trouvait des médecins parmi les meilleurs militants libertaires espagnols. Tel le docteur Pedro Vallina, figure d’apôtre et combattant héroïque [28] , qui joua un rôle si important dans les luttes sociales de l’Andalousie ; tel le docteur Isaac Puente, de loin son cadet, qui fut une des personnalités les plus marquantes apparues dans le mouvement libertaire pendant les années qui suivirent l’établissement de la deuxième République ; telle encore la doctoresse Amparo Poch y Gascon, la femme la plus cultivée de ce mouvement, tel le docteur Roberto Remartinez, au savoir encyclopédique, et Félix Marti Ibañez, brillant représentant de la jeune génération de médecins-sociologues, humaniste, spécialiste des problèmes sexuels et psychanalytiques, et excellent écrivain.

A côté de ces médecins les plus connus par leurs écrits et leur activité publique, le nombre était élevé des autres, qui adhéraient aux conceptions constructives de l’idéal libertaire, d’une civilisation nouvelle, d’une organisation plus rationnelle et plus juste de la société. A l’échelle locale, ces hommes firent, souvent en contact avec les Syndicats ouvriers, un excellent travail de solidarité humaine. Nous avons, dans nos chapitres sur les Collectivités agraires, signalé des cas de sociétés de secours mutuels fondées ou administrées par les libertaires dans les villages ou de petites cités provinciales. La collaboration désintéressée d’un ou deux médecins, parfois plus, leur était souvent acquise. Quelquefois, cela allait même beaucoup plus loin. Ainsi, à Valence, alors troisième ville d’Espagne, se trouvait le siège d’une « Mutua levantina », ou Société de secours mutuels du Levant, fondée par des libertaires que l’auteur a connus dans sa jeunesse, et qui réunissait de nombreux médecins de diverses spécialités, des professionnels des différentes activités sanitaires. Plus que d’une simple société de secours mutuels, il s’agissait, au fond, d’une association de praticiens de la médecine qui s’étendait sur la région entière du Levant et où dominait l’esprit d’entraide en ses implications les plus humaines [29] .

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Quand la guerre civile éclata, il n’y avait pas de Syndicat de médecins spécialement organisé à Barcelone, mais un « Syndicat de professions libérales » avec des sections diverses : journalistes, écrivains, professeurs, avocats, médecins. Combien de ces derniers ? Nous l’ignorons, mais leur nombre devait être assez élevé, à juger par la rapidité des réalisations qui se firent jour, le moment venu.

Deux raisons l’expliquent. Tout d’abord, les problèmes sanitaires, les questions d’hygiène sociale, la mortalité infantile, la lutte contre la tuberculose, les maladies vénériennes et autres, étaient des sujets couramment traités dans notre presse, particulièrement dans la revue libertaire Estudios qui comme nous l’avons déjà dit, tirait jusqu’à 75.000 exemplaires (dans un pays de 24 millions d’habitants, avec une moyenne d’au moins 40 % d’illettrés, ne l’oublions pas). L’esprit de nombreux militants était donc éveillé à ces problèmes [30] . Ensuite, la désorganisation des services sanitaires administrés par le personnel religieux, qui après le 19 juillet, disparut du jour au lendemain des hospices, des dispensaires, et autres institutions de bienfaisance, fit improviser de nouvelles méthodes d’organisation et fonder de nouveaux établissements non seulement pour continuer de donner aux malades, aux aveugles, aux infirmes, les soins nécessités par eux, mais pour opérer, panser, soigner les blessés de la guerre civile qui affluaient sans cesse.

L’initiative individuelle et collective intervint donc ; des demeures seigneuriales furent réquisitionnées où l’on organisa des salles, on installa des lits, et non pas dans le désordre, car la C.N.T. avait donné l’habitude de l’organisation, ce qui fut un facteur essentiel dans de nombreux cas. Puis l’importance du problème sanitaire apparut, dans toute son ampleur, et si vaste que la Fédération des services correspondants figura très vite parmi les seize grandes divisions organiques dans lesquelles l’ensemble de la vie du pays était divisé selon un plan national peut-être excessivement organisateur.

C’est ainsi qu’à Barcelone le Syndicat des services sanitaires apparut en septembre 1936.

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Mais avant d’aller plus loin, nous devons, par souci d’objectivité, mentionner l’apparition, à la même époque, d’un élément nouveau dans cette vaste improvisation. En ce mois de septembre 1936, devant l’exigence publique d’une unification des forces antifranquistes, la C.N.T. décida, d’une part, d’entrer au gouvernement national présidé par le leader socialiste Largo Caballero, et d’autre part – un peu avant même – d’entrer au gouvernement catalan. Parmi les trois « conseillers » catalans qu’elle nomma, l’un d’eux, Garcia Birlan, le collaborateur le plus connu de la presse libertaire espagnole (sous le pseudonyme de Dionisios) fut désigné pour occuper le ministère de la santé. Il choisit ses collaborateurs parmi ses camarades d’idées, et c’est ainsi que le docteur Félix Marti Ibañez, déjà nommé, fut nommé directeur général des services sanitaires et de l’assistance sociale de Catalogne.

On comprend qu’un gouvernement où étaient représentées les diverses tendances politiques antifranquistes : républicains centralistes (deux partis), républicains fédéralistes, catalanistes de gauche, catalanistes de droite, socialistes, communistes, trotskystes (ou trotskysants), du P.O.U.M., enfin libertaires représentant la C.N.T., devait se préoccuper de la santé publique. Il y eut donc un ministère correspondant. Mais il convient de signaler que c’est à des libertaires qu’il s’adressa pour accomplir la besogne nécessaire. Une étude approfondie montrerait que le cas s’est répété très souvent. Aussi, toujours en Catalogne, l’œuvre du ministère de l’Instruction publique fut accomplie, dans ses réalisations pratiques, et souvent très belles, par des instituteurs et pédagogues militants libertaires de la C.N.T. Ainsi, dans les Asturies, le contrôle des activités se rapportant à la pêche, un des facteurs économiques les plus importants à l’époque, fut confié à un organisme gouvernemental spécialement constitué, mais à son tour cet organisme chargea les militants et les Syndicats de la C.N.T. de faire le travail pratique.

Une des raisons qui explique cette attitude officielle envers les services sanitaires officiels fut aussi que la C.N.T. pouvait, grâce à son audience dans les masses prolétariennes, et son esprit constructif et organisateur, être un auxiliaire précieux, et même nécessaire, quoique le gouvernement, ou ce qui en tenait lieu, avait l’avantage de disposer de ressources financières que l’on n’avait pas du côté révolutionnaire.

La conséquence de la situation créée en Catalogne fut que l’existence de ces deux formes d’activité, à la fois divergentes et convergentes, allait provoquer une rivalité fraternelle et inévitable. Nous en avons le témoignage dans le livre intitulé Obra (Œuvre) que le docteur Marti Ibañez publia en novembre 1937. Dans ce livre, l’auteur, que les manœuvres staliniennes obligèrent à quitter son poste, expose ce que ses collaborateurs et lui-même avaient réalisé. Description enthousiaste, impressionnante, et convaincante. Son ministère fit plus en dix mois, que n’avaient fait les autres ministères catalans en cinq ans de république. Il est vrai que la situation révolutionnaire, et la participation des militants cénétistes – qui réalisaient sur les deux tableaux – permettaient d’accélérer la cadence des réalisations.

Nous n’en sommes que plus intéressé à établir un parallèle entre l’action de l’organisme gouvernemental et celle de l’organisme syndical, tous deux aux mains de libertaires. A ce sujet, le docteur Marti Ibañez commence par rendre hommage à l’élan créateur des membres de la C.N.T., dont il était. Dès le premier jour du combat, dit-il, « nous, médecins de la C.N.T., avons constitué, grâce à l’Organisation sanitaire ouvrière le premier contrôle sanitaire qui fut aussi le premier effort de cohésion organique des services sanitaires de Catalogne. Quand le moment sera venu, nous décrirons ces journées frénétiques au cours desquelles le contrôle sanitaire de la C.N.T. improvisait, à une vitesse vertigineuse, les solutions que réclamaient les innombrables problèmes qui surgissaient sans discontinuer ».

Cette activité « frénétique » de notre mouvement indépendant continua, et elle explique le puissant démarrage du Syndicat constitué par la suite. Et que le bilan des deux modes d’organisation soit tout en faveur de la création directe, selon les principes de la C.N.T. Car, tout d’abord, comme nous l’avons vu, c’est du mouvement syndical, des militants syndicaux, même si l’organisation sanitaire spécifique n’était pas encore constituée, que tout partit, en somme Garcia Birlan et Félix Marti Ibañez ne firent que transférer au ministère de la Santé ce qui vivait déjà dans la pensée, dans l’âme des utopistes impatients de changer l’utopie en réalité.

Puis, en approfondissant un peu les choses, nous constatons, indépendamment des avantages financiers dont put disposer le ministère, et de l’aide qu’il reçut de l’organisation syndicale grâce à la fraternité d’action des militants se connaissant entre eux, et des industries apportant les éléments techniques nécessaires, que les nouveaux hôpitaux placés sous l’égide de caractère gouvernemental n’étaient que d’anciens établissements dont on avait changé le nom, alors que ceux, beaucoup plus nombreux revendiqués par le Syndicat furent, avec infiniment moins de moyens, créés de toutes pièces.

Nous ne soulignons pas ces faits dans un but mesquin qui n’apparut pas du reste dans l’esprit et les relations de nos camarades situés d’un côté et de l’autre, mais pour que l’on comprenne mieux l’importance de l’œuvre réalisée par notre organisation syndicale. Revenons à ce sujet.

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Nous avons dit que le Syndicat des services sanitaires se constitua à Barcelone en septembre 1936 [31] . Cinq mois plus tard il comptait 1.020 médecins, de toutes spécialités ; 3.206 infirmiers ; 330 sages-femmes ; 633 dentistes ; 71 spécialistes en diathermie ; 10 spécialistes indéfinis ; 153 herboristes ; 203 stagiaires ; 180 pharmaciens ; 663 aides-pharmaciens ; 335 préparateurs de matériel sanitaire, un certain nombre de masseurs dont nous n’avons pas le chiffre exact, et 220 vétérinaires. En tout, plus de 7.000 personnes organisées selon les normes libertaires et industrielles des Syndicats de la C.N.T., de façon à intégrer ; toutes les activités concourant à une oeuvre d’ensemble et à harmoniser leurs différents aspects [32] .

Pour mieux préciser la valeur de ces chiffres, signalons que la Catalogne comptait alors 2.500.000 habitants.

Une fois de plus s’amalgament le principe moral de la solidarité humaine et celui de la coordination technique visant à la plus grande efficacité. Ce qui s’explique d’autant mieux qu’il s’agit à la fois de faire face à une situation passagère très grave, et aussi de réorganiser fondamentalement, sous l’inspiration d’un grand but social, toute la pratique de la médecine et des activités sanitaires.

Tâche alors bien nécessaire en Espagne où sur 24 millions d’habitants il mourait annuellement, pour des causes presque exclusivement sociales, 80.000 enfants de moins d’un an ; où, par exemple, dans le 5e arrondissement de Barcelone, district spécifiquement ouvrier, le pourcentage de la mortalité infantile générale était plus du double de celui enregistré dans le 4e arrondissement, spécifiquement bourgeois [33] . Les données démographiques de l’époque montrent que pour l’ensemble de la population la mortalité atteignait à 18-19 pour 1 000 : un des pourcentages les plus élevés d’Europe, malgré la salubrité du climat.

Aussi nos camarades posèrent-ils, dès le début, les bases d’une restructuration générale des services sanitaires. Je n’ai pu savoir, en détail, compte tenu des activités absorbantes des animateurs, comment fut réalisée cette oeuvre de base, ni quelle en fut l’ampleur véritable. Je ne pourrai donc que la résumer imparfaitement, montrer une partie des résultats atteints, résumer les plans établis pour l’avenir au moment où je pus me livrer à cette étude, enregistrer les données certaines que j’ai pu recueillir.

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En Catalogne, la région fut d’abord divisée en neuf grands secteurs : Barcelone, Tarragone, Lérida, Gérone [34] , Tortosa, Reus, Borgueda, Ripoll, et la zone pyrénéenne quelque peu perdue dans les montagnes. Puis, autour de ces neuf centres furent constitués 26 centres secondaires répondant à la densité de la population et aux exigences de la santé publique. En tout, 35 centres plus ou moins importants, couvrant l’ensemble des quatre provinces, de façon à embrasser le tout, si bien que pas un village, pas un hameau perdu, pas une ferme ou un mas isolé, pas un homme, une femme, un enfant n’était privé de protection sanitaire ou d’assistance médicale.

Parallèlement, et complémentairement, chaque grand secteur comptait un centre médical technique, un centre syndical dont le comité cantonal contrôlait, et en partie dirigeait les services.

A leur tour, les comités cantonaux étaient ramifiés, selon le principe fédéral, à Barcelone qui disposait de plus de moyens techniques et d’établissements spécialisés, et où l’on transportait par ambulance ou par taxi les malades nécessitant des soins urgents ou un traitement exceptionnel.

Les sections constituées par spécialités étaient autonomes quant à leur mode d’organisation au sein du Syndicat, mais leur autonomie n’impliquait pas indépendance absolue, encore moins isolement ou indifférence devant le besoin de coordination. Chaque semaine, le Comité central de Barcelone, que l’assemblée plénière renouvelait périodiquement, – ou modifiait, selon les cas – se réunissait avec les délégués des neuf premières zones. Techniquement et géographiquement, l’esprit d’ensemble était toujours présent, le fédéralisme toujours constructif.

Très vite, la population reçut le bénéfice de cette vaste initiative. En un an, à Barcelone seulement, six hôpitaux nouveaux avaient été créés : l’Hôpital prolétarien, l’Hôpital du peuple, l’Hôpital Pompée, deux hôpitaux militaires pour les blessés de guerre, et le Pavillon de Roumanie. Simultanément, neuf sanatoriums étaient apparus en différents endroits de Catalogne : le Sanatorium maritime de Calafell, celui de La Florida, le Pavillon Idéal de Valvidrera, le Sanatorium de la Bonanova, celui de Tres Torres, l’Hôtel de Montserrat, celui de Terramar, à Sitges, et le Sanatorium de San Andrés.

Ces sanatoriums étaient généralement implantés dans des propriétés dont on avait pris possession, et qui se trouvaient en pleine montagne, au milieu des pins, sur des hauteurs d’où l’on dominait la campagne ou la mer.

L’organisation interne des hôpitaux fut moins facile. Il fallut improviser des installations nouvelles répondant aux exigences et aux besoins sanitaires les plus immédiats.

Résumons pourtant : il y avait à Barcelone, à l’époque à laquelle nous nous référons (juin 1937), 18 hôpitaux gérés par le Syndicat de la Médecine (dont 6 créés par lui), 17 sanatoriums, 22 cliniques, six établissements psychiatriques, 3 asiles, une maternité à quoi il fallait ajouter deux pavillons adjoints à l’Hôpital général, jusqu’alors appelé Hôpital San Pablo ; l’un pour la tuberculose osseuse, et l’autre pour l’orthopédie. « Cela, me disaient mes camarades avec fierté, fera de cet hôpital un des meilleurs du monde. »

Des polycliniques furent installées dans toutes les localités catalanes d’une certaine importance, auxquelles étaient rattachées les localités mineures. Elles comptaient des spécialistes des différentes branches de la médecine, et étaient dotées de matériel sanitaire permettant d’éviter l’entassement des malades ou des blessés dans quelques grands centres.

Tout comme les autres travailleurs, les médecins étaient envoyés où le besoin s’en faisait le plus sentir. Si, auparavant, ils étaient en surnombre dans les villes les plus riches, cette situation avait disparu. Quand les habitants d’une localité en sollicitaient un au Syndicat, celui-ci s’informait d’abord des besoins locaux, puis il choisissait sur la liste de ses membres disponibles, le praticien qui, par sa formation, pouvait le mieux répondre à l’état sanitaire de l’endroit. Et il fallait avoir des raisons vraiment sérieuses pour refuser la place offerte. Car on considérait que la médecine était au service de la société, non la société au service de la médecine. Le devoir social demeurait au premier plan.

Le Syndicat manquant d’argent, les ressources financières des hôpitaux étaient fournies en partie par le gouvernement catalan et en partie par les municipalités. Celles des polycliniques fonctionnant dans les petites villes et les villages provenaient de l’apport local des municipalités et de l’ensemble des Syndicats, qui soutenaient aussi, et administraient les cliniques dentaires.

Telles étaient les premières réalisations de la socialisation de la médecine.

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Toutefois, après un an, il n’avait pas encore été possible de faire disparaître – et peut-être, dans l’intérêt des malades, n’était-ce pas tout à fait souhaitable – le médecin exerçant individuellement. Mais déjà le Syndicat avait extirpé les abus, hier si fréquents. Il avait fixé les tarifs des consultations et des opérations, et il exerçait un contrôle rigoureux grâce à la méthode que nous avons vu pratiquer pour d’autres services à Castellon de la Plana, à Alicante ou à Fraga. Les malades qui avaient recours à un médecin ou à un chirurgien particulier payaient les services obtenus par l’intermédiaire du Syndicat qui tenait une comptabilité vigilante.

Dans les cliniques nouvelles, on opérait gratuitement ; et, gratuitement aussi, on soignait les malades dans les hôpitaux psychiatriques.

Quelle a été l’attitude des médecins devant ce bouleversement ? On peut donner des réponses différentes, voire contradictoires. Mais, m’ont expliqué mes camarades, il y a essentiellement deux groupes : celui des « vieux », qui constituaient la classe privilégiée – dont une partie a abandonné la Catalogne et franchi la frontière française – pour qui la médecine était avant tout une source de profits abondants ; ce groupe, comme on s’en doute, n’est guère satisfait du changement survenu. L’autre groupe, non encore « arrivé », laisse faire, et même collabore d’assez bon gré à cet ensemble d’innovations.

En échange, les jeunes ont adhéré d’enthousiasme. Pour beaucoup, l’avenir était un problème. Ils devaient, après avoir atteint leur doctorat, travailler à peu près gratuitement dans les hôpitaux et les sanatoriums. Dans les cliniques, le médecin officiel, très grassement payé, ne venait presque jamais ; un médecin plus jeune le remplaçait, espérant la mort du « patron » pour prendre sa place. Près de lui, un médecin plus jeune encore servait de secrétaire et attendait l’ébranlement de la hiérarchie pour s’élever à son tour.

Maintenant, tous les médecins des hôpitaux touchent cinq cents pesetas par mois pour trois heures de travail quotidien [35] . Ils ont, de plus, leurs malades particuliers qui les rétribuent dans les conditions que nous avons vues. Ce n’est pas encore l’égalité économique et nous le savons très bien, mais, dans les limites du possible, un très grand pas a été fait. Il n’y a plus de « señores doctores » touchant des rétributions énormes et des médecins vivant presque dans la pauvreté. Dans les hôpitaux, les cliniques, etc., nul ne peut toucher deux traitements. Plus de la moitié des praticiens collaborent gratuitement à des activités de leur ressort, en dehors du temps de travail payé.

Et ils le font avec plaisir, d’accord avec le Syndicat, même quand ils ne sont pas syndiqués, et sans qu’il soit besoin d’user d’autorité. « Ce qui est le plus beau, me disait le secrétaire de la section des médecins, un Basque enthousiaste et infatigable, c’est la révolution morale qui s’est produite dans la profession. Tout le monde fait honnêtement son travail. Le médecin renommé que l’on envoie une fois par semaine travailler sans rétribution à un dispensaire de quartier n’y manque jamais. Le personnage important qui, autrefois, parcourait les salles de l’hôpital suivi d’une denù-douzaine de confrères de qualification inférieure, l’un portant la cuvette, l’autre la serviette, le troisième le stéthoscope, le quatrième ouvrant la porte, le cinquième la fermant, et tous s’humiliant devant une autorité qui n’était pas toujours scientifique, ce personnage a disparu. Aujourd’hui il n’y a que des égaux qui s’estiment et se respectent. »

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Après avoir vu ce qui a été fait pour la seule médecine, et les activités connexes, voyons les projets qui s’élaboraient dans les Syndicats et dans les commissions par eux spécialement nommées. Une des mesures prises concerne l’organisation générale de tout ce qui se rapporte aux produits pharmaceutiques. A la fin de 1937, un plan avait été établi, qui distribuait les activités s’y rapportant en quatre groupes : laboratoire et centre de recherches ; fabrication, distribution générale massive ; distribution aux usagers [36] .

Les quatre secteurs en état d’organisation sont représentés dans une Commission d’étude qui assume la responsabilité totale des travaux tendant à satisfaire aux besoins de la population. Mais on veut que l’Union générale des travailleurs – l’U.G.T. – prenne aussi part à ces efforts, car beaucoup de pharmaciens – boutiquiers se sont inscrits à l’organisation rivale qui, officiellement, s’oppose à la socialisation.

Le rôle de chacun de ces secteurs a été précisé comme suit : le laboratoire de recherche doit être l’axe autour duquel se développeront les initiatives générales. Il coordonnera l’ensemble des études et disposera des moyens techniques dont l’emploi sera concentré par lui.

Disposant des moyens nécessaires, la section de fabrication groupera les laboratoires et les fabriques de produits pharmaceutiques, coordonnant et planifiant leurs activités.

Le magasin général, ou central, sera destiné à contrôler les centres de fournitures en gros ; il doit aussi centraliser l’administration de l’ensemble.

Enfin, la section de distribution régularisera l’implantation des points de vente locaux d’après les besoins de la population, et naturellement en accord avec les distributeurs au premier degré.

Mais de nouvelles initiatives se font jour à tout moment. On projette l’amélioration des soins donnés aux accidentés du travail selon le genre de blessures ; dans les usines et les fabriques importantes, des services médicaux permanents sont organisés, ce qui permettra d’échapper en partie à l’emprise des compagnies d’assurance. Les blessés incurables et les décès passeront à la Caisse nationale de prévoyance qui est aux mains de l’Etat [37] .

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Nous avons vu jusqu’à maintenant ce qui a été fait en Catalogne, avec, pour moteur principal, le Syndicat de Barcelone qui groupait plus de sept mille professionnels divers (et sans doute leur nombre augmenta-t-il par la suite) de la médecine et des activités connexes. Il est certain que, toujours dans la même région, on est allé beaucoup plus loin, mais l’auteur n’a pu faire plus de recherches sur place. Toutefois, un élément d’appréciation d’une très grande importance nous permet de voir davantage. L’Espagne en lutte contre le franquisme comptait alors environ la moitié de la population espagnole, soit douze millions d’habitants desquels il fallait retrancher, si nous ne cédons pas à la démagogie de l’époque, ceux qui avaient voté à droite [38] et qui étaient plus ou moins pro-fascistes. Or, au mois de février 1937, se tint à Valence le congrès de la Fédération des Syndicats uniques de salubrité. Ces Syndicats, répandus dans les différentes villes de l’Espagne dite républicaine, étaient une quarantaine en tout, et groupaient quarante mille adhérents, dont les divers effectifs de celui de Barcelone nous font comprendre la composition. Cela permet de supposer combien de tâches furent assumées, et d’initiatives prises dans cette effervescence créatrice.

Mais, même si nous n’avons pas pu aller, de ville en ville, d’hôpital en hôpital et de clinique en clinique, pour écrire un livre volumineux, des éléments, des matériaux originaux nous sont parvenus ou nous furent remis, que nous avons pu, en grande partie, miraculeusement sauver. Ils nous prouvent une fois de plus que sans cette prise en charge des services médicaux et sanitaires par les Syndicats de la C.N.T. auxquels s’étaient souvent joints les Syndicats locaux de l’U.G.T. dans une émouvante fraternité d’esprit, non seulement l’organisation publique et privée des services hospitaliers et sanitaires ne se serait pas développée, mais celle existante aurait, en grande partie, périclité.

Car, en cette matière, l’initiative officielle à l’échelle nationale fut nulle à 95 pour cent (et nous laissons une marge par souci d’objectivité). Ce sont les Syndicats, et les syndiqués, qui se chargèrent, souvent avec les responsables militaires, d’organiser les hôpitaux de campagne à l’arrière des différents fronts. Ce sont eux qui forcèrent les pharmaciens récalcitrants, crypto-fascistes ou fascistes, à ouvrir leurs boutiques, ou qui saisirent ces dernières quand leurs propriétaires s’étaient éclipsés. Ce sont les Syndicats sanitaires de la C.N.T. qui organisèrent, ici souvent encore avec les services correspondants de l’appareil militaire, l’évacuation d’un grand nombre de vieillards, de femmes et d’enfants menacés dans les zones de guerre ; eux qui fondèrent les brigades antigaz, et, très souvent aidés par les municipalités, des postes de secours immédiats ; eux qui prirent part à la construction de refuges contre les bombardements.

Et naturellement, bien que nous n’ayons pas de renseignements chiffrés, il est certain que grâce à eux bon nombre d’hôpitaux, de dispensaires, de cliniques, de maisons de repos ont surgi dans le Levant, en Castille, dans les Asturies, etc. L’Etat s’est, à ce sujet, caractérisé par son incapacité, et le ministre de la Santé, inapte et inepte, passait davantage son temps à prononcer des discours démagogiques qu’à remplir la mission dont il était chargé. Il y aurait bien des anecdotes à raconter à ce sujet [39].

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C’est sous l’inspiration de cet esprit que se tint, en février 1937, le congrès national de la Fédération des Syndicats uniques de Salubrité dont nous avons déjà parlé. Cela avait lieu exactement sept mois après le déclenchement de l’attaque franquiste. Retenez-le bien.

Voyons les principales résolutions de ce congrès. Voici d’abord le premier paragraphe de la motion qui fut alors présentée par les fédérations sanitaires de Catalogne, du Centre et du Levant, sur les Fonctions générales et spécifiques des Syndicats uniques de la Santé publique [40] :

« Les Syndicats uniques de la Santé publique ont pour mission primordiale la mise en pratique d’un Plan sanitaire et d’assistance sociale dans la région où ils se trouvent, de telle façon que, dans cette organisation d’ensemble, les fédérations cantonales et locales constituent les maillons d’une chaîne générale ; sur ces bases, le plan national se constituera et sera mis en vigueur en tenant compte des initiatives approuvées par les fédérations locales, cantonales et régionales, le tout se ramifiant dans l’organisme supérieur. »

On ne peut pas dire plus en si peu de mots. Et nous ne croyons pas non plus qu’aucun régime, de libre entreprise ou d’Etat n’ait jamais énoncé des buts aussi précis, ni spécifié un plan aussi général, aussi concret, et la manière de le réaliser.

La résolution insistait ensuite sur le but social recherché et sur les principes d’organisation adoptés ainsi que sur les problèmes posés par la structuration générale des services sanitaires et la défense de la santé publique. Mais en élargissant les uns et les autres :

« Il s’agit dans l’ensemble d’établir des services ayant pour but de protéger ou de rétablir la santé, d’une part en fomentant la prospérité économique et en augmentant le bien-être, d’autre part en faisant disparaître ce qui est préjudiciel à la santé publique ; dans ce but, les Syndicats uniques de la Santé publique proposent l’union des ouvriers, des techniciens et des savants, union indispensable pour cette Santé publique et pour l’économie nationale. »

Conception sociologique de la médecine ; elle embrasse tout ce qui y est attaché, tout ce qui en dépend et dont elle dépend. La solidarité de tous les aspects de la vie sociale est ici présente. Et la résolution, qui n’oublie rien, aborde d’autres facteurs qui conditionnent l’atteinte des buts poursuivis : elle demande « la réorganisation de l’enseignement technique » « afin d’élever le niveau intellectuel des travailleurs de la Santé publique » ; « l’organisation de cours, d’écoles et d’ateliers d’orientation professionnelle » ; « l’éducation sanitaire de la population et la divulgation de connaissances sur les soins urgents » ; la formation « de spécialistes pour anormaux, aveugles, etc. ». Enfin elle recommande « l’organisation dans les Syndicats sanitaires d’un Conseil économique » et de « Comités de contrôle technique et administratif des cliniques, des sanatoriums et autres institutions connexes, ayant des sections de statistiques, prenant des mesures adéquates pour stimuler l’organisation collective, et organisant des centres de travail pour fomenter le développement des diverses sections et des divers services. »

Les tâches des Syndicats ont été divisées en quatre groupes principaux :

a) L’assistance médicale générale.

b) L’hygiène et la salubrité sociales, en rapport avec l’organisation générale de la société dans son ensemble.

c) L’inspection sanitaire.

d) L’assistance sociale.

Les différents aspects des tâches de l’assistance médicale globale sont énumérés en vingt et un points dont nous citerons l’assistance à domicile, en dispensaires, en cliniques chirurgicales spécialisées, en cliniques pédologiques, psychiatriques, gynécologiques, et dermo-vénériennes. Les cliniques seront organisées à l’échelle locale, cantonale et régionale, ainsi que les maternités, sanatoriums, préventoriums, instituts Roentgen, les maisons de convalescence, etc. L’ensemble de ces établissements spécialisés devrait constituer un réseau par lequel tout serait rationnellement coordonné.

La résolution adoptée sur le deuxième point à l’ordre du jour prévoyait aussi l’organisation sanitaire aux différents échelons géographiques ; la création d’instituts d’hygiène ; la généralisation de l’éducation physique avec stades, piscines, gymnases, etc., la lutte contre les rongeurs et contre les insectes nuisibles, toutes choses partiellement réalisées certains autres pays, mais pas en Espagne dans et surtout ne pouvant réussir que d’après un plan social impossible dans un régime d’économie individualiste, ou dans lequel la bureaucratie domine à peu près tout.

Cette vision d’ensemble et des différents aspects complémentaires des problèmes explique que les soins donnés aux animaux, et la façon de les nourrir aient été considérés comme une des tâches de la salubrité publique, faisant partie des responsabilités sociales de la Fédération. A nouveau nous sortons du cadre corporatif, et si certaines assimilations peuvent choquer, elles apparaissent justifiées au regard de l’intérêt général.

A ce même congrès furent présentés des projets et des plans de lutte contre diverses maladies, surtout les maladies contagieuses. Parmi celles-ci figurait en premier lieu la tuberculose. La délégation catalane, par l’intermédiaire de son secrétaire basque, présenta un projet qui, après examen attentif, allait servir de modèle aux autres régions. Sa lecture nous permet de mesurer l’intensité et l’ampleur de l’effort qui aurait été accompli si le fascisme n’avait pas triomphé.

Après un exposé illustré de nombreuses statistiques sur la gravité du mal, les formes et les causes sociales de la contagion, les auteurs exposaient les divers aspects de la lutte préventive : surveillance des futures mamans, développement général de l’hygiène, large emploi « du pic et de la truelle » pour démolir tant de maisons insalubres et des quartiers croupissants, véritables bouillons de culture, et reconstruire selon les normes dictées par l’hygiène ; transformation des locaux scolaires, à situer de préférence en dehors des villes.

Puis venait l’énumération des moyens de lutte directe contre le mal.

En ce qui concernait les villes, grandes, moyennes et petites, l’élément de base accepté fut celui des dispensaires antituberculeux établis stratégiquement, toujours selon un plan d’ensemble répondant à la fois à l’importance des foyers détectés, à la densité et au mode de vie des populations. Grâce aux médecins spécialisés dont ils disposeraient, ces dispensaires se livreraient à un dépistage systématique dans les Collectivités, particulièrement juvéniles (écoles, instituts, universités, ateliers, casernes) [41] . Les médecins ainsi détachés garderaient un contact nécessaire et obligatoire, établissant des rapports et des fiches qui seraient soigneusement classées et utilisées.

Les villes seraient le siège de dispensaires centraux qui coordonneraient les activités de ceux établis dans les localités moins importantes, afin de suivre méthodiquement les résultats obtenus et de modifier ou améliorer les modalités d’action selon les leçons de l’expérience. Chaque faubourg de Barcelone devrait compter au moins un dispensaire, et il était en outre proposé d’en fonder un dans les villes catalanes de Gérone, Tarragone, Lérida, Badalone, Mataro, Seo de Urgell, San Feliu de Guixols, La Bisbal, Manresa, Solsona, Cardona, Tremp, Sort, Viella, Balaguer, Tarrega, Cervera, Igualada, Villafranca, Vendrell, Vilanova, Reus, Tortosa et Gandesa.

Tous ces centres devaient être en contact organique avec le contrôle épidémiologique établi dans la capitale catalane, afin de suivre dans toute la région les progrès de la lutte menée.

Pour les tâches immédiates suivait une statistique précise du nombre de tuberculeux admis dans les hôpitaux de Catalogne, du nombre de lits disponibles installés et de ceux dont l’installation était urgente. Il avait été possible de recueillir et de coordonner ces renseignements grâce au travail des syndicats et à la fédération qui englobait le tout.

Ces recherches restaient à faire et ces initiatives devaient prendre corps dans les autres régions d’Espagne. Nous ne savons quand on y serait parvenu dans le Levant, en Castille, en Aragon (où le fléau stalinien n’avait pas encore fait de ravages). Mais, si la société nouvelle avait été établie, une telle organisation n’aurait pas tardé à surgir partout. Car la médecine n’était pas seulement une initiative des médecins militants libertaires. Partout où nous avons pu étudier les villages, les petites villes transformées par la révolution, la médecine, les hôpitaux existants avaient été municipalisés, agrandis, placés sous l’égide de la collectivité. Et quand il n’y en avait pas, on en avait improvisé. La socialisation de la médecine devenait le fait de tous. Elle constituait l’une des réalisations les plus remarquables de la révolution espagnole.