Étienne Buisson : « La Grève générale » (1905)
Article mis en ligne le 13 février 2013
dernière modification le 12 mars 2021

par Eric Vilain

Étienne Buisson était ni anarchiste, ni syndicaliste révolutionnaire, c’était un instituteur faisant partie du courant socialiste et radical opposé à la grève générale. Il a écrit le texte que nous présentons ici pour critiquer les orientations décidées par la CGT de l’époque, mais sa critique nous a paru suffisamment intéressante pour la rendre accessible à un large public.

Présentation :

Le débat sur la grève générale

La Fédération des syndicats, inspirée par le Parti ouvrier français, d’orientation guesdiste, avait adopté en 1888 au congrès de Bordeaux-Le Bouscat une résolution en faveur de la grève générale : « seule la grève générale, c’est-à-dire la cessation complète de tout travail, ou la révolution, peut entraîner les travailleurs vers leur émancipation ». C’est peut-être la violente attaque d’Engels contre les « rêveries de grève générale, cette absurdité que Guesde a conservée de sa période anarchiste » [1] qui conduira à une réorientation des guesdistes. En effet, dès octobre 1890, au congrès de Calais, on fait marche arrière et le mot d’ordre de grève générale est rejeté. Le parti de Guesde, devenu un adversaire de la grève générale, s’oppose à la Fédération des syndicats dans laquelle les partisans de la grève générale, – anarchistes et allemanistes – gagnent du terrain.

Le débat sur la grève générale avait également été très largement abordé lors d’un congrès des bourses du travail convoqué à Paris en 1893.

En septembre 1894, se tint à Nantes un congrès unitaire avec les bourses du travail et les fédérations de syndicats. A ce moment-là, le guesdisme, avec son projet de subordonner le syndicat au parti, n’a pas bonne presse dans les milieux syndicaux. Fernand Pelloutier espère pouvoir jouer là-dessus pour éliminer les politiciens du mouvement syndical. Le congrès de Nantes est une écrasante défaite pour les guesdistes : l’objectif de grève générale est reconnu. Les guesdistes, dépités, quittent la salle. Aussitôt, le congrès programme, pour l’année suivante, la fondation d’une nouvelle formation ouvrière, indépendante de tout parti politique : ce sera la Confédération générale du travail (CGT).

Ce débat est donc antérieur à la constitution de la CGT, puisque celle-ci se formera en 1895. On peut dire que la grève générale fait partie des mythes fondateurs de la CGT. Émile Pouget dira que « l’idée de grève générale n’a pas de blason idéologique » ; venant du peuple, elle « ne peut prétendre à une “noble” origine ». Il dit également que cette idée « laissa froids les théoriciens, tant socialistes qu’anarchistes » et qu’elle « séduisit seulement les travailleurs et les militants qui puisaient leur inspiration plus dans les faits sociaux que dans les livres » [2] .

Ajoutons que les partis socialistes – Le POF de Guesde, qui deviendra le PSdF, et le PSF de Jaurès – sont totalement hostiles à l’idée de grève générale, comme l’explique Hubert Lagardelle :

« Il est facile de comprendre l’hostilité des socialistes parlementaires pour la grève générale. En y adhérant, la classe ouvrière leur signifie qu’elle se refuse à attendre son émancipation d’un groupe plus ou moins compact de parlementaires ou des dispositions plus ou moins favorables d’un gouvernement : elle n’entend puiser qu’en elle-même les ressources de son action et elle affirme l’implacabilité de la guerre qu’elle a déclarée au monde bourgeois. Par là même elle détruit les illusions que tentent tout naturellement d’entretenir dans son esprit politiciens et gouvernants : elle veut rendre impossible leur domination [3]. »

Les socialistes français sont d’autant plus inquiets qu’ils sont eux-mêmes divisés, mais qu’ils voient sous leurs yeux se dérouler le processus d’unification de la fédération des syndicats et des bourses du travail. Si les guesdistes se montrent extrêmement virulents et injurieux, Jaurès est plus mesuré, il adopte en somme une attitude beaucoup plus intelligente. Il publiera en août 1901 dans la Petite République deux longs articles argumentés. Il reconnaît que « la grève générale, impuissante comme méthode révolutionnaire, n’en est pas moins, par sa seule idée, un indice révolutionnaire de la plus haute importance. Elle est un avertissement prodigieux pour les classes privilégiées, plus qu’elle n’est un moyen de libération pour les classes exploitées. » Elle n’est donc pas un élément dans une stratégie révolutionnaire, elle est un avertissement aux classes possédantes.

Jaurès n’est pas opposé au principe de la grève générale, qui peut sous certaines conditions « accélérer l’évolution sociale et le progrès ouvrier », mais il dénonce « l’obsession maladive » qui consiste à confondre « une tactique de désespoir pour une méthode de révolution ». Selon Jaurès, « en dehors des sursauts convulsifs qui échappent à toute prévision et à toute règle […], il n’y a aujourd’hui pour le socialisme qu’une méthode souveraine : conquérir légalement la majorité ».

Les articles de Jaurès auront une très grande diffusion, ce qui explique qu’en septembre 1901 le « Comité de la grève générale », créé au sein de la CGT, publie dans La Voix du Peuple, l’organe de la confédération, deux articles, « La grève générale révolutionnaire » et « La grève générale réformiste ».
Au contraire des socialistes allemands qui suivent imperturbablement la ligne politique tracée par Engels, et des guesdistes, nombre de socialistes français comprennent qu’il est inopportun de couper les ponts avec les syndicalistes révolutionnaires, afin de ne pas se séparer des éléments les plus actifs de la classe ouvrière.

Les socialistes français ont compris que le syndicalisme de la CGT et des Bourses du travail vise tout simplement à les supplanter en tant qu’instruments d’émancipation de la classe ouvrière. C’est ainsi que Etienne Buisson, l’un des socialistes qui a le plus finement analysé le mouvement syndical de son temps, écrit en 1905 que « les partisans de la grève générale, ceux qui placent en elle tout leur espoir d’émancipation prolétarienne, considèrent l’organisation syndicale comme “l’épine dorsale” du mouvement ouvrier. À la lutte politique électorale et parlementaire, ils opposent l’action syndicale ouvrière ».

Il ajoute qu’est mise en place la conception d’un syndicat révolutionnaire qui accapare l’homme tout entier, qui est en un mot la véritable école du prolétariat. […] De simple association d’assistance mutuelle et d’union économique qu’il a été jusqu’ici aux yeux de la classe ouvrière, le syndicat devient ainsi l’organe unique de l’émancipation ».