Louis Mercier Vega : “L’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire”
Source : Publié dans l’édition B-97 de Spartacus, Septembre-octobre 1978
Article mis en ligne le 27 février 2013
dernière modification le 24 janvier 2017

par Eric Vilain

Introduction

Le syndicalisme révolutionnaire,
une pratique qui cherche une doctrine

L’histoire des classes ouvrières, de leur mode de vie, de leur statut, de leur fonction ; celle des poussées ou des explosions de ces mêmes classes ; celle enfin des organisations et des idéologies qui s’efforcent ou affirment en exprimer les volontés, le rôle ou le destin, sont évidemment imbriquées, interdépendantes, mais elles ne sont pas identiques. Cette constatation banale est souvent oubliée dans les polémiques ou les affrontements entre les diverses écoles socialistes.

Chaque fraction a tendance à substituer à la société ouvrière complexe, intégrée dans une société globale en mouvement, une image, ou une formule, dont elle se sert pour construire ses hypothèses, justifier sa politique, tracer ses perspectives. Si bien que les débats se nourrissent de mots ou de schémas, parfois vrais à l’origine, parce que correspondant à un moment ou à un lieu déterminés de la mêlée sociale, mais qui finissent avec le temps, par ne plus être que des pièces de musée. Ce qui fait des discussions une bataille vaine, détachée des réalités, à peine humanisée par la nostalgie des anciens ou le besoin d’exaltation des nouveaux. Et l’extrême érudition finit par brouiller la connaissance des banalités du présent visible.

Même le syndicalisme révolutionnaire – ou syndicalisme libertaire, ou anarcho-syndicalisme – n’échappe pas à cette regrettable pratique. Et pourtant il n’est pas né bien net, défini et définitif. Il n’acquiert ses caractéristiques qu’après avoir passé par une série d’expériences, il est produit de ces expériences, et il ne cessera pas de prendre forme, d’acquérir son langage, de s’enrichir d’idées-forces et de méthodes d’action, d’être partiellement ou totalement absorbé par la société totale.

Dans son travail sur les Bourses du Travail et la C.G.T., publié aux environs de 1910, Paul Delesalle constate et prévoit ces naturelles transformations : « Ce qui caractérise le mouvement syndicaliste français, c’est son évolution constante. » Dans une classe ouvrière produite par une société déterminée, les formes d’organisation sont multiples, de même que les idéologies qui habillent ou utilisent ces organisations sont diverses. Le syndicalisme révolutionnaire ne sort pas du cerveau d’un théoricien. Il est pratique qui cherche une doctrine pour se propager et se multiplier.

La variété des situations, des cas, des tentatives, se montre infiniment plus riche que les formulations les plus subtiles. Et tel qui avait raison en une conjoncture précise, se trouve dépassé, éliminé quand il s’accroche à ses vérités d’hier pour justifier ses errements d’aujourd’hui. Il nous apparaît donc bien inutile d’établir un modèle unique, et vénérable, d’un syndicalisme révolutionnaire qui, de 1890 à 1976, en Suède comme en Espagne, aux États-Unis comme au Japon, en Argentine comme en Italie, se serait manifesté suivant des canons identiques. Non plus que d’en figer les traits ou les objectifs présents.

Ni même de l’opposer à des formes ou des conceptions d’organisation révolutionnaire présentées comme mieux enracinées dans les classes productrices et reflétant plus naturellement leurs intérêts ou leurs espoirs.

Ce serait oublier l’essentiel, à savoir la nature propre, conditionnée, multiple, normalement contradictoire, du syndicalisme révolutionnaire, pour la vaine commodité d’une querelle de mots. Alors qu’hier comme aujourd’hui nous fournissent un matériel humain et des situations sociales en abondance.

La vie quotidienne des classes ouvrières, la vie exemplaire ou brisée des militants, les efforts renouvelés de cent types d’associations, dépassent les phraséologies de clans, même si l’expérience ou le spectacle sont parfois, souvent, décourageants ou désespérants. Car il manque à ces schémas de quoi expliquer la flamme dévorante qui animait et anime les agitateurs et les porteurs d’espoirs. Il n’est pas possible d’oublier que ce qui fait la valeur, et les faiblesses, des organisations, c’est aussi, pour beaucoup, ce qu’y apportent les militants.

Dans les pages qui suivent, il y aura abondance de documents d’époque et de citations, et peu d’observations ou de conclusions. Les textes, et les exposés, des animateurs et des orateurs sont éloquents, reflètent les mille et une faces des évolutions et des drames sociaux, illustrent la quête permanente des formes d’organisation et d’action. De l’exaltation certes, mais aussi du bon sens ; des envolées, avec le contrepoids des pieds collés à la glaise du quotidien. Des débats qui ouvrent, imaginent, préparent l’avenir, à partir du présent.

Ainsi le matériel qui correspond à la formation de la méthode syndicaliste révolutionnaire, pendant la période de passage du XIXe au XXe siècles ; et celui qui resitue la grande discussion du Congrès d’Amsterdam (1907) ; plus celui qui ressuscite l’expérience des conseils d’usine à Turin (1919-1920), permettra-t-il au lecteur d’échapper à la sécheresse – et aux fausses fièvres – des thèses stéréotypées.

Plus quelques courts chapitres sur la société d’aujourd’hui et sur les problèmes qu’elle pose à ceux qui continuent à revendiquer le nom de syndicalistes révolutionnaires.