Réflexions anticipatrices à la Rencontre internationale anarchiste de Saint-Imier (Février-mars 2012)
(A propos du « plateformisme » et de l’« affaire Fontenis »)
Article mis en ligne le 3 mars 2013
dernière modification le 31 octobre 2015

par Eric Vilain

Réflexions anticipatrices à la Rencontre internationale anarchiste de Saint-Imier (Février-mars 2012)

(A propos du « plateformisme » et de l’« affaire Fontenis »)

René Berthier

Avant-propos

Plusieurs mois avant la Rencontre anarchiste internationale de Saint-Imier (août 2012), les forums anarchistes anglo-saxons faisaient état d’interrogations concernant le tour que prendraient ces rencontres : étaient-elles organisées par des « anarchistes-lutte de classe » ? Par des anarchistes « organisés » ? Seraient-elles réservées aux « synthésistes » ?, etc.

Par ailleurs, le Monde Libertaire avait publié une série de deux articles sur « l’Affaire Fontenis », absolument pas polémiques et parfaitement « académiques », dirions-nous, c’est-à-dire mesurés, résultant d’une réelle recherche documentaire : ces articles avaient été traduits en anglais et mis en ligne sur monde-nouveau.net. Ils avaient donné lieu à quelques réactions, parfois assez brutales, parfois mesurées mais néanmoins vachardes contre le « synthésisme ».

Plusieurs mois avant les rencontres, j’ai donc rédigé directement en anglais un texte intitulé A propos du « plateformisme » et de l’« Affaire Fontenis », et je l’ai mis en ligne. J’ai cependant intitulé autrement la version française.

Il s’agissait de dire que les Rencontres internationales ne se passeraient pas sous le signe de la controverse synthésisme/plateformisme, qu’elles avaient un objectif bien plus intéressant, mais il s’agissait aussi de dire certaines choses qui avaient besoin d’être dites, avant de passer à autre chose ensuite.

Le lecteur doit garder à l’esprit que ce texte a été rédigé en février-mars 2012, avant les rencontres internationales de Saint-Imier, pour un public anglo-saxon pas forcément au courant du contexte français.

J’ai retiré de cette traduction la plus grande partie des passages du texte anglais concernant « l’affaire Fontenis », l’essentiel de l’argument ayant été repris des deux articles du Monde libertaire (ML 1604 et 1605, 2010) qu’on peut consulter sur le site du Monde libertaire . Des notes ont été ajoutées qui ne sont pas dans le texte anglais original.

J’aimerais profiter de l’occasion pour rendre hommage aux innombrables camarades qui ont contribué à rendre ces rencontres possibles. En effet, il a fallu plus de deux années de préparation pour mettre sur pied une telle initiative. Il a fallu le concours dévoué de nombreuses personnes qui se sont dépensées sans compter. On a pu voir sur le terrain qui faisait quoi. Ce serait une bonne chose qu’on puisse un jour faire le bilan de cette expérience.

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Bientôt aura lieu, à Saint-Imier, en Suisse, une rencontre internationale qui marquera les 140 ans de la fondation de l’Internationale anti-autoritaire. A l’origine, l’idée vient du secrétaire aux relations internationales de la Fédération anarchiste, membre du groupe Proudhon de Besançon, et des camarades de la coopérative « Espace noir » de Saint-Imier, dont les membres font partie de la Fédération libertaire des montagnes (FLM), suivis par l’Organisation socialiste libertaire (Suisse), et par d’autres. Parmi les initiateurs se trouvent donc des groupes issus de deux traditions historiques différentes de l’anarchisme : le synthésisme et le plateformisme. On constate par ailleurs que de nombreuses organisations, dans les pays anglo-saxons et en Amérique latine, se réclament du « plateformisme », c’est-à-dire de la plateforme d’Archinov 2.

Saint-Imier, « plateformisme » ou « synthésisme » ?

Il est vrai que la FA ne se réclame pas du plateformisme mais de la « synthèse anarchiste ». Mais ce n’est pas en tant qu’organisation « synthésiste » que la FA appelle à la rencontre, conjointement avec d’autres groupes, c’est en tant qu’anarchistes, en tant que fédéralistes. En 1872, le problème ne se posait pas en termes de « plateformisme » ou « synthétisme » ; il n’y a donc pas lieu de transposer dans la rencontre de 2012 des problèmes qui ne se posaient pas en 1872.

Quant à savoir si les organisations plateformistes vont répondre à l’appel, beaucoup d’entre elles viendront. Je pense que ce serait faire injure à nos camarades « plateformistes » de penser qu’ils n’ont pas compris l’intérêt d’une telle rencontre. Le fait de ne pas être plateformiste ne nous empêche pas de rencontrer des camarades qui se réclament de cette option. Surtout dans le cadre qui est défini pour la rencontre de 2012. Le débat « Synthèse-Plateformisme » est loin d’être au centre des préoccupations.

Je dirais cependant que parmi les camarades les plus anciens, il n’y a pas tant des réserves concernant le plateformisme qu’un rejet pur et simple. Malheureusement ce rejet est la conséquence de la « fusion » (ou de la confusion) de deux questions : le plateformisme lui-même et l’« affaire Fontenis », cette dernière ayant en quelque sorte « surdéterminé » la première.

• Le débat sur le plateformisme a commencé en France en 1926 et s’est assez rapidement terminé. Il y eut des tentatives de constituer des groupes plateformistes, qui n’ont pas duré. La question du plateformisme était un débat politique sur des options politiques avec lesquelles on était ou on n’était pas d’accord.

• L’affaire Fontenis, qui est apparue 30 ans plus tard, au milieu des années 50, est un événement dramatique limité à l’histoire du mouvement anarchiste français d’après-guerre, dans lequel la plateforme d’Archinov n’a strictement rien à voir.

L’« affaire Fontenis » a en quelque sorte ravivé le rejet du plateformisme que le mouvement anarchiste français avait connu dans les années 20 et 30, mais ce rejet est lié à des circonstances historiques extrêmement précises, qui ne se sont déroulées nulle part ailleurs. C’est pourquoi il faut, pour comprendre ce rejet, prendre ces circonstances en considération beaucoup plus que le contenu même du programme élaboré par Archinov et Makhno, connu sous le terme de « plateforme d’Archinov ». La plateforme d’Archinov elle-même est liée à un contexte historique très précis et pour autant que je sache, les organisations communistes libertaires françaises ne s’y réfèrent pas strictement : elles la considèrent plutôt comme dépassée.

Je pense que les militants les plus jeunes de la FA ne se soucient pas beaucoup de tout cela. Les groupes locaux des deux organisations – FA et AL – travaillent ensemble sur des questions pratiques. Si toutefois une certaine distance est maintenue, ce n’est absolument pas en raison de désaccords théoriques (même s’ils existent), mais de questions de comportement. Un groupe anarchiste américain explique son point de vue concernant le « plateformiste » d’une manière euphémistique typiquement anglo-saxonne : « Bien que leur sérieux organisationnel et leur engagement dans la lutte de masse soient exemplaires, l’influence de certaines formes et des pratiques (pas nécessairement politiques) rappelant les groupes trotskystes est évidente. » (« Our Anarchism », First of May Anarchist Alliance.) Le passage important dans cette phrase sont les mots entre parenthèses.

Ces camarades américains ont clairement perçu que le problème n’est pas la Plateforme elle-même mais les « formes et pratiques » des organisations plateformistes – certaines d’entre elles du moins 3.

Pour dire les choses simplement, c’est en fait moins la plateforme d’Archinov elle-même, que l’activité d’un groupe de militants menés par Georges Fontenis dans les années 1950 qui est en cause. Dans le processus, la plateforme d’Archivov a été en quelque sorte prise en otage. J’insiste sur le fait que le débat politique sur le plateformisme doit être clairement distingué des considérations sur Fontenis.

Remarque méthodologique

Concernant Fontenis, une remarque me semble nécessaire. Tout le monde se rend bien compte que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts et qu’il est temps de voir ce que nous avons les uns et les autres en commun plutôt que d’insister sur les différences. Aussi la question est-elle pour les deux côtés de faire une analyse critique des événements. Ainsi, un militant de la Fédération anarchiste écrivit récemment dans le Monde libertaire :

« La thèse d’un Georges Fontenis mythifié, sorte de bouc émissaire des échecs et des divisions d’un mouvement anarchiste, alibi de certains de ses compagnons de route rejetant sur un seul un bilan bien encombrant, paraît séduisante. Car si Fontenis tint assurément le premier rôle dans cette entreprise, rien n’aurait été possible sans l’obéissance aveugle de la part de ses complices ni l’inquiétante passivité et légèreté des militants d’une organisation se réclamant de Georges Fontenis : parcours d’un aventuriste du mouvement libertaire pourtant de l’anti-autoritarisme 4. »

Un militant plus ancien – Maurice Joyeux – témoin direct des événements, écrivit bien avant :

« Depuis une trentaine d’années, il existe dans notre milieu un mythe. Ce mythe c’est celui de l’affaire Fontenis. Mythe qui repose sur un seul homme dont la présence parmi nous fut relativement courte, six ou huit ans au plus, et qui n’exerça son autorité que pendant la moitié de ce temps. Pour les militants qui se succédèrent, Fontenis fut le “méchant”, le “loup-garou” de la fable, “l’affreux” de la tragédie, “l’Antéchrist” qui épouvanta non seulement une génération mais aussi celles qui suivirent, qui ne l’ont pas connu mais qui l’évoquent chaque fois qu’une querelle idéologique secoue notre mouvement. Le personnage ne méritait ni un tel “honneur”, ni une telle constance dans ce rôle “classique” que tous les groupes humains inventent pour se débarrasser du poids de leurs “péchés” et rejeter sur “Satan” celui de leurs erreurs. Je trouve ridicule ce recours à “l’affaire Fontenis” de la part d’un certain nombre de nos camarades pour expliquer ou justifier des désaccords. (…) Et si pour exorciser le diable il suffit, disent les bons pères, d’en parler, alors parlons de l’affaire Fontenis 5 ! »

Un autre auteur, qui a longtemps été un militant de la FA, écrit que « en dépit des attentes de leurs promoteurs, non seulement le débat plateforme/synthèse ne contribua pas à la réalisation de l’unité du mouvement, mais il va accroître davantage le confusionnisme dans les rangs des libertaires et donc en définitive, gêner le travail de révision nécessaire des positions anarchistes traditionnelles que pourtant la situation imposait ». L’auteur ajoute que parce qu’on avait oublié que ce qui était en jeu n’était que deux options parmi d’autres, le débat s’était figé, provoquant une cassure dans le mouvement anarchiste français, une « crise qui n’a jamais été véritablement surmontée encore aujourd’hui et dont le confusionnisme organisationnel et idéologique de la Fédération anarchiste actuelle, sorte de monstre hybride mi-plateformiste misynthésiste, en est l’exemple le plus frappant » 6.

Citons enfin un dernier auteur, militant d’Alternative libertaire :

« En France le débat ne s’est apaisé que dans les années 1990. René Berthier ou Gaetano Manfredonia ont proposé des approches dépassionnées de la question 7. La très synthésiste Fédération anarchiste (FA) s’est en réalité éloignée du catéchisme de Sébastien Faure. L’Union des travailleurs communistes libertaires (UTCL), constituée en 1976, avait pour sa part rapidement évolué vers un dépassement de la Plateforme dont elle retenait davantage l’esprit que la lettre – Alternative libertaire se situe dans cette continuité 8. »

Une construction mythique

Une véritable construction mythique qui a été faite autour des trois ou quatre années catastrophiques d’exercice du pouvoir par Fontenis sur la FA 9. Cela relève du désir plus ou moins conscient d’avoir un héros. Mais Fontenis n’est certainement pas le Bakounine du 20e siècle. Il est certain qu’à des milliers de kilomètres de distance et 60 ans plus tard, le mythe peut paraître séduisant, mais si on fait le bilan, qu’est-ce qu’on a ? Un petit groupe d’hommes prend le contrôle d’une organisation, la détournent des principes élémentaires sur lesquels elle est fondée. Ces hommes s’allient avec l’un de ses pires ennemis de l’anarchisme 10, font péricliter l’organisation en la saignant de ses adhérents, en la ruinent financièrement, font effondrer le nombre de lecteurs de son journal et fichent le camp en laissant ceux qui restent balayer les débris. Car c’est ça qui est arrivé.

Il y a eu sur anarchistblackcat, le forum du réseau Anarkismo, un échange de vues révélateur entre ce qui semblait être un jeune militant hispanophone (que je nommerai « C. ») et un vieux militant anarcho-syndicaliste français. Tout commença lorsque le jeune gars qualifia de « merde » un article pourtant extrêmement modéré et pas du tout polémique sur Fontenis paru dans le Monde Libertaire 11.

Trois fait intéressants peuvent être retenus :

1. L’évident culte de la personnalité développé autour de Fontenis. Je cite :

« Fontenis se battit toute sa vie pour donner consistance au mouvement révolutionnaire sur des lignes libertaires, se battant non contre des “idées” (comme le fit le groupe Joyeux) mais contre le nazisme, le franquisme, l’impérialisme français. Il n’hésita jamais à faire alliance avec d’autres combattants de l’oppression, ni à chercher un moyen risqué de réaliser les objectifs de la révolution sociale, pensant qu’il valait mieux faire des erreurs que de ne rien faire, mais pour certains “anarchos” c’est une aberration. Ils préfèrent éditer des journaux culturels, de la propagande qu’ils sont seuls à lire et parler, parler, parler de choses sans signification. Ils sont très heureux : ils ne “trahiront” jamais. Oui, ils ne changeront jamais la société. Mais cela n’a pas d’importance, bien sûr 12. »

D’une manière rudimentaire, cette opinion reflète assez bien le point de vue plateformiste sur la Fédération anarchiste.

2. L’image de la Fédération anarchiste véhiculée par certains groupies de Fontenis. Je cite ce vieux militant anarcho-syndicaliste :

« Une chose qui me stupéfie est l’image que certains anarchistes ont de la FA. Si nous les écoutons (ou si nous les lisons), la FA n’est qu’une bande de sycophantes vaporeux discutant avec langueur du sexe des anges, soulevant des questions qui n’ont aucun lien avec la réalité, publiant des “journaux culturels” destinés à personne d’autre qu’à nous-mêmes, et “causant, causant, causant de choses sans signification”, regardant passivement passer par la fenêtre le monde réel : le nazisme, le franquisme, l’impérialisme français, les exploités, les opprimés, les chômeurs et les sans abri, réduits à de simples “idées”. Et, bien sûr, considérant “l’inorganicité” 13 comme vertu, ce qui est probablement ce que C. désigne comme le prétendu refus de l’organisation par la FA. »

Le vieil anarcho-syndicaliste conclut en rappelant que ces « anarchistes vaporeux » qui sont opposés à l’organisation ont tout de même réalisé certaines choses, comme un hebdomadaire, une radio, des librairies, etc. « J’aimerais donc que C. m’explique comment diable des gens aussi inconsistants peuvent faire tout cela, sans parler d’organiser une rencontre internationale en 2012. »

3. Le troisième fait révélateur est que le culte de la personnalité est largement fondé sur l’ignorance. « C. » déclaire ainsi :

« Georges Fontenis a les qualités d’un authentique révolutionnaire social. Il s’est consacré dès sa jeunesse à construire un mouvement révolutionnaire, pensant aux VRAIS problèmes de son temps et de son époque (Le Manifeste communiste libertaire, par exemple, fut écrit pour la FA dans les années 50). “Non conforme” pour le mouvement communiste libertaire et la gauche révolutionnaire au début du XXIe siècle et le renforcement des liens entre ceux qui se battent. Son héritage va perdurer. »

« C. » ignore manifestement que lorsque Non conforme fut publié en 2002, Georges Fontenis était devenu quelque peu encombrant pour Alternative libertaire, l’organisation dont il était censé être un militant « historique ». Deux membres éminents de cette organisation écrivirent :

« Hélas, si Georges Fontenis a toujours le souci de “briser les tabous”, il ne le fait pas dans Non conforme avec beaucoup de pertinence. L’exercice tourne ici à la recherche d’une posture iconoclaste qui le plus souvent rate sa cible, quand elle ne se fourvoie pas carrément. Le propos est confus, et ambigu sur certaines questions de société. En fin de compte, Georges Fontenis veut poser des questions non conformes mais la rédaction souvent ambivalente de ses réponses risque de conduire des lecteurs(trices) à des conclusions trop conformes… à l’idéologie dominante 14. »

Si on écarte tous les aspects caricaturaux (et parfois infantiles) de « l’affaire Fontenis » – organisation secrète, fraction de type léniniste, menaces d’assassiner les « traîtres », l’invraisemblable surestimation de ses propres capacités, etc. – on peut, 60 ans plus tard, considérer que la principale motivation de Fontenis était la volonté de pouvoir et qu’il a profité des divisions et de l’inefficacité de la Fédération anarchiste.

La perception de la FA et du « synthésisme par certains plateformistes Nord-Américains

Une bonne illustration de ce qu’on pourrait considérer comme de l’obsession organisationnelle et stratégique se trouve sur le site web d’un groupe américain, Miami Autonomy & Solidarity, qui publie un texte très élaboré sur cette question – sans nécessairement y adhérer, je le précise. En parlant d’obsession organisationnelle et stratégique, je ne veux pas dire que je suis contre l’organisation et la stratégie, mais je pense que le niveau de réflexion et de théorisation sur ces questions doit être cohérent avec celui des effectifs de l’organisation qui se livre à ce telles réflexions. Autrement dit : que peut-on faire avec les forces dont on dispose ? Une fois les objectifs définis – et là, on a le droit d’être ambitieux, par exemple la création d’une organisation libertaire de masse – je ne vois pas trop l’intérêt, si on est 50, de pérorer sans fin sur la stratégie de la révolution mondiale. La question devrait plutôt être : comment passer de 50 à 100.

Miami Autonomy & Solidarity, donc, publia un texte d’un certain Scott Nappalos qui me semble caractéristique de cette tendance, “Vers la théorie de l’organisation politique de notre temps” (1re partie) Ce texte parle de « regroupement » : l’auteur est convaincu que « à notre époque, nous sommes les témoins d’une large convergence des pratiques et des concepts au sein d’organisations qui ont démarré à des points différents et avec des traditions différentes ». Mais il observe qu’il y a « de fortes différences au sein des organisations, et en interne la plupart des organisations ont des gens qui vont dans différentes directions ». La solution réside dans une « transformation substantielle des orientations et forces existantes ».

« Inévitablement cela nécessite des conflits, des scissions, et la rupture des organisations existantes en tendances distinctes qui pour l’instant ne se combattent que de manière interne. Cela doit en fait être accueilli favorablement car cela clarifierait nos orientations et soulagerait quelques-unes des paralysies internes périodiques 15. » (Souligné par moi.)

« Ceci est un risque, mais c’est un risque nécessaire », dit encore Nappalos, et naturellement tout cela est fait au nom du prolétariat :

« Dans un tel moment, les loyautés organisationnelles et idéologiques doivent être réévaluées en faveur des intérêts du prolétariat et du mouvement dans son ensemble. »

Je suis parfaitement conscient que les opinions trouvées dans les blogs et les sites Web ne sont pas nécessairement l’expression du niveau de la pensée d’un mouvement politique dans son ensemble, mais « Vers la théorie de l’organisation politique de notre temps » est un long texte élaboré en trois parties, et non pas simplement l’expression spontanée d’un blogueur.

Au nom de la rigueur, de la cohésion, de l’unité de la pensée, l’auteur se félicite des conflits, des scissions et de la rupture : c’est ce que nous, en France, avons vécu avec Georges Fontenis dans les années 50, mais c’est surtout l’illustration de la tentation permanente existant chez ces militants qui veulent être plus royalistes que le roi, et qui sur-interprètent le plateformisme et le transforment en une caricature.

Le paradoxe est que lorsque vous vous en tenez à la lettre des considérations stratégiques de certains militants anarchistes, vous avez l’impression qu’ils parlent d’une organisation de milliers et de milliers de membres. C’est l’impression que j’avais en lisant Nappalos. Son texte me rappelle ces deux organisations révolutionnaires allemandes (AAUD et AAUD-E) qui ont décidé de fusionner en 1931 (un peu tard...) pour former la KAU. Quand vous lisez les discours, les comptes rendus qui ont été faits par les communistes de conseil eux-mêmes de cet événement apparemment considérable, vous avez l’impression que le sort du prolétariat mondial était en jeu, que les forces colossales de la révolution planétaire allaient s’unir pour battre celles de la réaction mondiale.

En fait, la première organisation comptait 343 membres et la seconde 57. Il semble que certains anarchistes aient hérité du communisme de conseil une surestimation de l’importance des discours, qui finissent par tenir lieu d’actes. Il y a quelque chose de comique (ou de pathétique) à préconiser des scissions au sein d’organisations microscopiques en raison de désaccords sur la stratégie de la révolution mondiale.

Manifestement, le point de vue de Nappalos ne produit pas l’unanimité, car un blogueur États-Unien – se faisant significativement appeler « Syndicalist » – réplique :

« Très respectueusement camarade, après avoir traversé suffisamment de “conflits, scissions et ruptures” ces 37 dernières années, je ne trouve malheureusement pas cela vraiment sain. (…)
« La volonté de s’engager dans ces sortes de luttes, de scissionner des organisations et de rendre les gens amers, cela, à mon avis, ne vaut pas le coup. (…)
« Les gens devraient se rassembler ou se séparer sur la base de points communs. Et les gens devraient se réunir ou de séparer dans un esprit de camaraderie lorsque ces points communs ne sont plus là. Les “conflits, scissions et ruptures” ne sont pas un moyen de construire et d’avoir des résultats durables bien au-delà du moment de la séparation politique 16. »

Je dois dire que j’éprouve beaucoup de sympathie pour ce camarade. Et je tiens à rappeler qu’il n’y a jamais eu de mouvement anarchiste important sans qu’il y eût d’abord une organisation de masse anarchiste. Cela pose le problème (apparemment non résolu) de la relation entre l’organisation anarchiste et organisation de classe, ce qui semble être au centre des préoccupations des anarchistes de l’Amérique du Nord et du Sud.

Nappalos vs synthésisme

Dans la 2e partie de son texte, Nappalos traite du « synthésisme ».

Il y a beaucoup de vérité dans ce qu’il dit : ce n’est pas une théorie.

Mais ce que Voline entendait par synthésisme n’était pas du tout la même chose que ce que ce que Sébastien Faure entendait. Autant que Makhno et Archinov, Voline était au courant des failles du mouvement anarchiste de l’époque et il voulait le changer. Voline, Makhno et Archinov partageaient la même idée initiale : la nécessité d’unifier le mouvement anarchiste, qui était divisé et inefficace. La différence se trouvait dans la méthode pour atteindre l’unité. Les « plateformistes » considéraient que seul l’anarcho-communisme était le mouvement anarchiste, l’individualisme étant une idéologie bourgeoise 17 et l’anarcho-syndicalisme n’étant pas une doctrine mais une simple méthode d’action. Aujourd’hui encore, bien des groupes plateformistes considèrent que tout ce qui n’est pas plateformiste n’est tout simplement pas anarchiste 18.

Voline considérait que l’unité pourrait être atteinte grâce à un effort de clarification théorique impliquant une réflexion collective entre tous les courants du mouvement. L’approche de Voline ne correspond pas à ce que l’on entend aujourd’hui par « synthésisme ».

Il ne voulait pas que les différentes branches de l’anarchisme vivent côte à côte indéfiniment, il pensait que, après un débat, ils fusionneraient en quelque chose de différent et de supérieur – ce qui est précisément le sens d’une « synthèse ». Dans la synthèse de Voline, il y avait quelque chose de dynamique, les choses devaient évoluer. Au contraire, quand Sébastien Faure publia « La Synthèse anarchiste » en 1928, il développa un point de vue très statique, en préconisant la simple cohabitation des différents courants de l’anarchisme, sans aucun débat, ni clarification. C’est cette version-là du « synthésisme » qui a prévalu mais, strictement parlant, ce n’est pas une synthèse. La version de Sébastien Faure du synthésisme est une rustine collée sur une chambre à air.

Nappalos a également raison quand il dit que « personne ne se désigne comme synthésiste ». Mais quelle que soit la vérité contenue dans ce que dit Nappalos, l’erreur majeure qu’il fait est de donner trop de crédit aux discours sans observer les faits. Dans la FA il y a des différences d’opinions, mais elles ne sont pratiquement jamais la conséquence de ce que certains camarades sont anarchocommunistes et d’autres anarcho-syndicalistes, ou que sais-je. Nos congrès ne sont pas des endroits où on voit des affrontements permanents entre anarchistes-tout-court, anarcho-communistes et anarcho-syndicalistes, conduisant à la paralysie ; ce sont des lieux où les militants sont la plupart du temps dans l’opposition assez polie au sujet des questions pratiques, parfois en opposition très vigoureuse.

Ces divergences d’opinions existent parce que les gens ne sont tout simplement pas toujours d’accord les uns avec les autres.

Manifestement, Nappalos voit la Fédération anarchiste française comme une organisation permettant « à des tendances contradictoires variées d’exister toutes dans la même organisation sans aucune unité fondamentale » 19. Mais outre le fait que dans la FA il n’y a pas d’individualistes (je n’en ai jamais rencontré aucun, du moins 20), mais des anarchistes-tout-court, des anarchistes-communistes et des anarcho-syndicalistes, ou des militants qui ne sont ni l’un ni l’autre, ou les deux, autrement dit des anarchistes sans trait d’union, quand j’observe les faits, je constate que ces tendances ne sont pas contradictoires : au contraire, elles pratiquent une COLLABORATION extrêmement efficace. Au risque de paraître insistant, c’est nous qui sommes ceux qui ont un journal hebdomadaire, une radio, etc.

Il y a quelque chose d’insupportablement paternaliste dans l’attitude de Nappalos, qui considère que le synthésisme ne concerne que des anarchistes de seconde zone 21, qu’ils développent le « patriotisme d’organisation » (il est bien connu que les organisations plateformistes ne développent jamais de « patriotisme d’organisation »…). Plus encore, les organisations « synthésistes » limitent leur activité à des questions non essentielles telles que la « sous-culture » (sub-culture), les « réseaux militants », « la politique de protestation », « l’anti-mondialisation et les mouvements antiguerre » où ils ont un « rôle productif à jouer » – merci.

Nappalos s’en tient à des concepts vieux de 90 ans et il est convaincu que les organisations « synthétistes » d’aujourd’hui n’ont pas évolué, que la réalité n’a pas eu d’effet sur elles, que les pratiques de ces organisations s’en tiennent strictement à ses représentations vieilles de 90 ans concernant le synthésisme.

Le débat sur le plateformisme

Le débat sur le plateformisme est un débat sur la théorie, sur l’organisation, sur la tactique et la stratégie. Mais c’est aussi un débat sur le contexte politique, économique, sociologique dans lequel la « plateforme » pourrait s’appliquer. Ce qui signifie que les militants d’Europe occidentale, et français en particulier, ont beaucoup à apprendre sur la situation en Amérique latine ou en Amérique du nord.

Aujourd’hui, les points de vue de la Fédération anarchiste et d’Alternative libertaire sur la plateforme se sont largement unifiés.

Ce qui nous autorise à déduire que le point de vue des deux organisations est déterminé par le constat de l’identité des contextes.

Mais on ne peut exclure que dans d’autres contextes le plateformisme puisse effectivement être la solution. On peut difficilement imaginer, par exemple, un développement important de l’anarcho-syndicalisme dans un environnement où il n’y a pas ou pratiquement pas de classe ouvrière ni d’industrie.

Il est significatif d’ailleurs qu’Alternative libertaire, qui se réclamait en principe du plateformisme, ne le fasse que du bout des doigts aujourd’hui. Interviewé, il y a quelques années, par un groupe anarchiste d’Amérique du Nord-Est (Nefac), à la question :

« Comment se fait-il qu’il y ait si peu de références à la plateforme d’Archivov dans vos textes ? », la réponse fut que la plateforme est une de leurs références historiques, mais qu’elle est dépassée et pas adaptée à la situation en France.
« La plate-forme d’Archinov et le plate-formisme font partie de notre “bagage idéologique” et de nos acquis. Mais nous n’y sommes pas attachés de manière dogmatique. Nous pensons qu’une partie de ce texte écrit dans les années 20 est maintenant obsolète ou inadapté aux réalités politiques que nous connaissons en France actuellement. C’est pourquoi nous faisons rarement référence à la plate-forme et au plate-formisme. Nous nous retrouvons dans l’esprit du plate-formisme et le revendiquons, mais pas forcément chaque virgule de la plate-forme !
« Nous sommes et restons persuadés de l’importance pour les libertaires d’être organisés, ainsi que d’avoir une ligne politique et stratégique claire. En cela, oui, nous sommes plateformistes 22. »

Obsolescence de la plateforme et nécessité de s’organiser, la FA est d’accord là-dessus, c’est clair. On comprend d’ailleurs mal pourquoi les anarchistes ont constamment besoin de répéter qu’il est nécessaire de s’organiser : un anarchiste inorganisé n’a pas de sens.

Le débat sur le plateformisme date en France du milieu des années 20. Il a resurgi après Mai 68 en France ; puis la « Plateforme » a été « découverte » en Angleterre dans les années 70, et sur le continent américain dans les années 90. Sauf erreur de ma part. Il y a donc une nette antériorité en France, pour ce qui concerne le débat sur la plateforme d’Archinov. La plupart des anarchistes français et italiens, y compris les communistes libertaires – je pense à Malatesta – se sont vigoureusement opposés à la plateforme. Ce texte a été à mon avis mal compris et a suscité des réactions un peu hystériques tout à fait inappropriées. Or Archinov et Makhno avaient clairement dit que la « plateforme » était un projet, et qu’elle pouvait être discutée. Il est regrettable que le mouvement anarchiste de l’époque n’ait pas profité de cette ouverture. Il est regrettable également que certains des anarchistes se réclamant de l’héritage de la plateforme d’Archinov aient quelque peu oublié cette volonté d’ouverture.

Mais là encore, il faut tenir compte du contexte de la fin des années 1920. Je pense que la dénonciation que Makhno et Archinov font des défauts du mouvement anarchiste de l’époque est dans une certaine mesure justifiée. Il faut savoir qu’à peu près au moment où l’insurrection de Kronstadt était réprimée et où le mouvement makhnoviste était écrasé, un anarchiste individualiste français, André Lorulot, faisait une conférence sur le thème « Notre ennemie, la femme », dans laquelle il affirmait que les femmes étaient frivoles et empêchaient leurs hommes de militer. Les comptes rendus de l’époque disaient que l’assistance à cette conférence était si importante qu’il y avait du monde à l’extérieur de la salle. Un vieux camarade me raconta qu’à l’occasion de cette conférence, May Piqueray, une militante anarchiste et féministe très connue, gratifia le conférencier d’une magistrale gifle. Il y avait également dans le mouvement anarchiste des gens qui s’opposaient à la réduction du temps de travail parce que cela aurait détourné les ouvriers de la révolution…

Ces aspects du mouvement anarchiste français des années 20 ont dû choquer Archinov et Makhno, mais le mouvement anarchiste français ne peut en aucun cas être réduit à ça…

Conceptions vieilles de 90 ans…

Ni d’un côté, ni de l’autre, on ne peut se référer à des idées, à des formes d’organisation datant de 90 ans sans envisager des adaptations. Des militants que j’ai connus il y a trente ans comme des anarcho-syndicalistes déclarés se voient eux-mêmes aujourd’hui comme des anarchistes faisant du syndicalisme. Dans la Fédération anarchiste les pratiques des différents « courants » tendent à s’uniformiser.

Avec du recul – et au bout de 90 ans on peut prendre du recul – on voit que ce qui a tout d’abord motivé Makhno et Archinov, c’est le constat de l’incapacité du mouvement libertaire français à prendre des décisions. Je précise que cette question ne se posait pas du tout en Espagne. Ce n’est donc pas une affaire congénitale à l’anarchisme. La CNT espagnole avait un million d’adhérents en 1930 et pour en arriver là il avait bien fallu qu’existe dans l’organisation des instances dans lesquelles les orientations étaient discutées et votées. Ces instances n’existaient pas dans le mouvement anarchiste français (et italien, je pense : Malatesta disait qu’une assemblée générale n’était qu’une réunion où étaient exposés les différents points de vue). Rappelons que la conférence anarchiste internationale d’Amsterdam de 1907 n’est parvenue à aucune décision.

Mais ces instances existaient en Italie dans l’Union syndicale italienne, une organisation anarcho-syndicaliste active qui a été écrasée par Mussolini : ces militants-là étaient parfaitement capables de prendre des décisions, comme par exemple leur refus d’adhérer au Kominform russe.

Donc, si la plateforme d’Archinov apporte quelque chose de nouveau par rapport au mouvement anarchiste français (et italien), elle n’apporte absolument rien de nouveau par rapport au mouvement anarcho-syndicaliste espagnol – et au mouvement anarcho-syndicaliste en général, y compris français. De fait, si on lit
les statuts de la CGT-SR, une organisation anarcho-syndicaliste française constituée en 1926, la même année que la plateforme d’Archinov, on y trouve l’exposé d’un ensemble de structures fédéralistes dans lesquelles les adhérents discutent des orientations et votent des décisions et dans lesquelles sont admis le principe de la responsabilité collective, perçu par Malatesta comme la « négation absolue de toute indépendance individuelle, de toute liberté d’initiative et d’action ».

Les statuts de la CGT-SR sont au moins aussi « autoritaires », sinon plus, que le contenu de la plateforme d’Archinov. Il est significatif que la plateforme d’Archivov ait créé dans le mouvement anarchiste français un tel émoi, alors que les statuts de la CGT-SR, plus « autoritaires », à mon avis, n’ont pas suscité de réactions.

On peut dire, en résumé, que le diagnostic fait par Makhno et Archinov était juste. Mais la plateforme d’Archinov n’apportait rien de nouveau par rapport à ce qui existait déjà à l’époque. Si personne ne songeait alors à condamner l’« autoritarisme » des statuts de la CGT-SR, mais le faisait pour la plateforme d’Archinov (datant de la même année), c’est, à mon avis, simplement parce que la plateforme d’Archinov s’adressait (naïvement, je dirais) aux anarchistes, tandis que les statuts de la CGT-SR regardaient le mouvement ouvrier révolutionnaire, les anarcho-syndicalistes – ce qui suggère en fait qu’il y avait alors une profonde coupure entre le mouvement anarchiste français et la classe ouvrière. Et là, on touche à un autre constat fait par Makhno et Archinov : l’absence relative d’implication du mouvement libertaire français de l’époque dans la classe ouvrière – c’est en tout cas ainsi que Makhno et Archinov percevaient les choses. C’est sans doute ce qui explique que ce qui était refusé dans le mouvement anarchiste était accepté dans le mouvement anarcho-syndicaliste : parce que ce n’étaient pas les mêmes personnes qui étaient concernées. Malheureusement, Makhno n’a manifestement rien compris au syndicalisme révolutionnaire, à l’anarcho-syndicalisme. C’est vers lui qu’il aurait dû se tourner.

En France dans les années 20, le mouvement anarchiste ouvrier et révolutionnaire ne se trouvait pratiquement plus dans les groupes anarchistes mais dans le mouvement syndical. Makhno et Archinov ne l’ont malheureusement pas compris : dans la Plateforme, ils interprètent le syndicalisme révolutionnaire comme un simple mouvement professionnel sans théorie politique et sociale : ils passent à côté de l’essence même du syndicalisme révolutionnaire, et montrent qu’ils devaient simplement ignorer l’existence de la CGTSR, dont on peut dire ce qu’on veut, mais pas qu’elle n’avait pas de théorie sociale et politique 23. Ils cherchaient une alternative au bolchevisme et n’avaient pas compris que cette alternative existait.

Deux choses principales doivent être notées concernant la « synthèse anarchiste ».

1. Telle qu’elle a été conçue en 1928 par Sébastien Faure – en reprenant et en déformant l’idée de synthèse originellement développée en 1924 par Voline 24 – une organisation « synthésiste » doit inclure ce que S. Faure désignait comme les trois courants de l’anarchisme : un pôle individualiste, un pôle anarchistecommuniste, un pôle syndicaliste – chacun étant censé travailler en bonne intelligence.

Pour Voline 25, il n’y est pas question de mettre côte à côte des courants syndicaliste, communiste libertaire et individualiste, il s’agit de définir les idées maîtresses de l’anarchisme, c’est-à-dire le principe syndicaliste comme « méthode de la révolution sociale », le principe communiste comme « base d’organisation de la nouvelle société en formation » et le principe individualiste, c’est-à-dire « l’émancipation totale et le bonheur de l’individu étant le vrai but de la révolution sociale et de la société nouvelle. » Personne ne peut être opposé à cela. Il n’est donc pas question d’« anarchisme individualiste » comme courant spécifique du mouvement anarchiste mais d’émancipation de l’individu comme objectif de la révolution sociale. Ce n’est pas du tout la même chose.

Dans les faits, le pôle individualiste a aujourd’hui pour ainsi dire disparu, à la FA, en tant que courant. Les camarades qui se déclarent individualistes se comptent sur les doigts d’une main et, en tout cas, ne constituent aucunement un pôle à part entière dans la Fédération anarchiste. Et même au sein de la FA, le pôle « communiste libertaire » (ou anarcho-communiste, ce qui revient au même) et le pôle anarcho-syndicaliste, ont tendance à voir leurs pratiques se confondre. Je n’ai jamais entendu des camarades se croiser en demandant : « Je suis anarcho-syndicaliste, et toi, es-tu communiste libertaire ? »

2. Ensuite, la tradition voulait qu’une décision soit prise à l’unanimité. Je ne sais pas d’où ça vient, mais c’était comme ça. Je ne vois pas en quoi c’est « anarchiste » de prendre une décision à l’unanimité et ce système n’a pas été établi parce qu’il était censé être « anarchiste », car je sais de manière certaine qu’il n’existait pas du temps de « l’affaire Fontenis ». Le principe de l’unanimité dans les prises de décision a été établi, je pense, après, pour garantir la FA contre une nouvelle affaire Fontenis.

Ce système est toujours valide aujourd’hui, dans les principes sinon dans la pratique. Ce qui équivalait à dire qu’une décision ne pouvait être prise que si elle était suffisamment vague, et d’une nature telle, qu’elle suscitait l’accord général, mais que dans la pratique aucune décision un peu concrète, suscitant forcément des désaccords, ne pouvait être prise. Il suffisait donc de l’opposition d’une seule personne pour paralyser toute prise de décision.

Prise de décision

Le principe de la prise de décision unanime ne relève-t-il pas d’une vision utopique, où tout le monde est supposé être uni de manière fusionnelle, quasi-mystique ? La question est certainement intéressante mais je ne suis pas psychanalyste. Toutefois, les arguments en faveur de ce système ne sont pas dépourvus de cohérence. Cette pratique implique qu’il faut que les différents points de vue en présence prennent le temps d’argumenter en faveur de leur opinion, ce qui évite un vote brutal où 51 % l’emporte à la hussarde sur 49 %. Pour nous, ce type de décision relève du parlementarisme.

Ensuite, cela impose que les différents points de vue fassent des concessions nécessaires pour trouver un accord qui fasse le plus large consensus.

Aujourd’hui, le principe de la prise de décision à l’unanimité a été très relativisé : après une discussion approfondie, les oppositions qui se manifestent se contentent de ce qu’on appelle l’« abstention amicale », c’est-à-dire qu’elles ne s’opposent pas à la prise de décision ; mais les groupes opposés à la décision ne sont pas tenus de l’appliquer. Mais même dans ce cas, la non-application d’une décision ne concerne que très peu de monde, parce que, comme je l’ai dit, un débat approfondi a permis au préalable de parvenir à un large consensus. Ainsi, dans ce système, on n’a jamais 51 % contre 49 % – ce qui est, selon moi, une forme de violence – mais un très petit nombre de personnes en désaccord avec tous les autres.

J’ajouterai une chose qui me paraît essentielle. J’ai été militant dans le mouvement syndical pendant 40 ans et le fait de procéder à un vote majoritaire pour prendre une décision ne me choque pas plus que ça. Cependant, ma longue expérience dans le mouvement syndical et dans le mouvement anarchiste me conduit à une conclusion : le vote majoritaire est un système qui est parfaitement adapté pour régler les affaires courantes. Le vote unanime est parfaitement adapté lorsqu’il s’agit de discuter de questions de principe. Si, à la Fédération anarchiste, une majorité des adhérents décidait de présenter des candidats aux élections législatives ou présidentielles, je pense qu’il y aurait au moins une voix pour dire que c’est totalement opposé aux principes anarchistes. Si ce principe avait prévalu du temps de Fontenis, des anarchistes ne se seraient pas présentés aux élections à côté d’un assassin stalinien 26.

D’ailleurs, ceux qui sont sceptiques et surpris par le système du vote unanime ne doivent pas faire une fixette là-dessus, parce qu’il a une limite naturelle. Ce système peut à la limite fonctionner dans une assemblée de 50 ou 100 personnes représentant une organisation de 300 adhérents. On pourra difficilement l’envisager lorsque la FA aura 100 000 adhérents : il sera alors temps d’imaginer autre chose…

La question est d’éviter de s’accrocher obstinément à un système de décision qui empêche l’organisation de croître.

Le refus d’appliquer – circonstanciellement – une décision avec laquelle on n’est pas d’accord ne conduit pas nécessairement à l’inefficacité. C’est en fait parfaitement libertaire et parfaitement en accord avec le fédéralisme libertaire. D’ailleurs, je me souviens très bien avoir lu une interview d’Alternative libertaire où l’interviewé explique que chaque groupe local de l’organisation est autonome – ce qui laisse supposer que ça fonctionne de la même manière qu’à la FA. On est loin du plateformisme strict.

C’est dans la logique étatique, dont le léninisme est la forme la plus extrême, qu’on voit cela. Quand on lit Proudhon ou Bakounine, on s’aperçoit que toute structure adhérant à un ensemble fédéral a le droit de sécession. Là en l’occurrence, il ne s’agit pas de sécession mais de désaccord qui, par définition, n’est pas forcément définitif.

On part quand même de l’idée que les membres de l’organisation ont un minimum de sens des responsabilités. C’est une question de confiance. Les personnes ou groupes en désaccord ne sont pas des ennemis. Dans une organisation anarchiste, on est quand même censé avoir une vision globale convergente. Sinon, ce n’est pas la peine de rester.

Ce genre de pratique tranche quand même beaucoup avec ce à quoi les gens sont habitués… mais ce n’est pas pour cela que c’est nous qui avons forcément tort. Je pense que ce système permet d’éviter la constitution de fractions à l’intérieur de la FA, et réduit le risque de scission. Des fractions dans l’organisation, c’est autant de « partis politiques » miniatures qui briguent les suffrages de la majorité : c’est l’introduction du système parlementaire dans l’organisation. Avec notre système, je suis convaincu que sur le long terme, tout le monde y gagne.

C’est dans le système léniniste qu’on trouve cette obligation pour les minoritaires d’appliquer des décisions avec lesquelles ils ne sont pas d’accord. C’est assez pervers, je trouve. Notre système, à mon avis, est plus efficace. Il est rare qu’on applique correctement une décision avec laquelle on n’est pas d’accord, surtout si on y est contraint. Ce n’est pas une question d’« autorité » ou d’« antiautorité », c’est une simple question pratique de bon sens. Mais il est certain que si des personnes sont constamment en désaccord sur tout, et tout le temps, il vaut mieux qu’elles aillent voir ailleurs.

Je pense que la réduction de distance entre anarchisme « classique » et plateformisme se manifeste, comme je l’ai dit, par le fait que les processus décisionnels dans la FA sont plus clairs et beaucoup plus réactifs. Or les carences dans le processus de prise de décision ont été une des raisons qui, selon moi, a motivé la démarche de Makhno et Archinov dans les années 20. Il me semble qu’un bon exemple de réactivité de la FA se trouve précisément dans l’initiative Saint-Imier 2012.

L’autre raison qui a manifestement motivé la démarche de Makhno et Archinov, il y a 90 ans, est que le mouvement anarchiste de l’époque leur était apparu, à quelques exceptions près, comme un conglomérat de farfelus anarcho-individualistes, anarchovégétariens, anarcho-nudistes, anarcho-ceci et anarcho-cela, et comme des petits bourgeois. Si au lieu de venir en France ils avaient atterri en Espagne, il n’y aurait jamais eu de « plateforme d’Archinov ». En Espagne, elle n’était pas nécessaire… Le mouvement anarcho-syndicaliste espagnol les aurait tout simplement absorbés – pour mémoire, la FAI ibérique ne s’est constituée qu’en 1927 et sans aucun lien avec la problématique « plate-formiste » 27.

Saint-Imier, une opportunité pour débattre

La rencontre de Saint-Imier fournira une formidable opportunité pour débattre de ces questions, précisément. Rien ne vaut une rencontre réelle pour échanger des points de vue. Les relations personnelles qui peuvent se nouer sont extrêmement importantes.

Il ne fait pas de doute que des convergences pourraient être trouvées, mais nous sommes sceptiques envers les initiatives un peu sentencieuses et pompeuses, avec grandes déclarations initiales, conférences de presse et grandes déclarations finales bien carrées.

Des initiatives concrètes et pragmatiques, éventuellement modestes mais qui font avancer les choses, dont on peut constater les effets, nous semblent plus réalistes.

Nous sommes méfiants envers cette forme de cohésion artificielle qui fait que de l’extérieur on a affaire à un bloc monolithique, alors que de l’intérieur ça se fissure de partout. Il est essentiel que chacun conserve son autonomie, ce qui n’empêche pas un maximum de coordination. Sur le plan international, les circonstances auxquelles les différentes organisations libertaires sont confrontées sont extrêmement variées, beaucoup plus, sans doute, qu’on ne peut l’imaginer. Une organisation sur le plan international devrait d’abord permettre d’expliquer cette diversité.

Je pense que le mouvement libertaire international a tout intérêt à s’organiser et à se coordonner. Je reste convaincu que le « plateformisme » auquel se réfère nombre de groupes en dehors de la France est dans la plupart des cas un plateformisme relatif, revu et corrigé par les contextes locaux, et non dogmatique. La référence à la plateforme correspond à un besoin légitime de prendre ses distances avec les formes les plus farfelues de l’anarchisme, et sans doute en premier lieu certaines formes d’individualisme, et le refus de l’organisation. Faut-il rappeler que Malatesta a été victime d’une tentative d’assassinat de la part d’un anarchiste qui lui reprochait de préconiser l’organisation ?

Ce n’est bien entendu pas un hasard si la rencontre internationale de Saint-Imier se déroulera en même temps que le congrès de l’Internationale des fédérations anarchistes. La coïncidence des dates est destinée à souligner la nécessité d’une organisation internationale. La rencontre de Saint-Imier fournira une formidable opportunité pour débattre de ces questions, précisément.

La FA française n’a pas à se mêler de la manière dont les libertaires canadiens ou brésiliens sont organisés, par exemple. Nous nous désintéressons de savoir s’ils sont « plateformistes » ou « synthésistes ». La diversité des contextes justifie la diversité des approches. Mais nous réclamons la même compréhension pour nous-mêmes.

Cependant, si le mouvement libertaire ne se développe pas dans un pays, ou régresse, on peut collectivement se demander pourquoi et envisager ensemble des solutions. Si le mouvement libertaire dans un pays passe par des phases permanentes de croissance, si petite soit-elle, et de scissions, on est en droit de s’interroger sur les raisons.

Nous convenons toutefois que la classe ouvrière, la population laborieuse dans son ensemble, doit s’organiser de manière autonome de manière à construire une société sans exploitation ni oppression. Il est temps d’imaginer une organisation qui ne soit pas fondée sur les conceptions dogmatiques dépassées mais sur un fédéralisme désinhibé et ouvert.

Notes

1 http://www.monde-libertaire.fr/portraits/13723-georges-fontenis-parcoursdun-aventuriste-du-mouvement-libertaire-1/2). — Version anglaise : « Journey of an adventurist of the Libertarian movement », http://mondenouveau.net/spip.php?article371

2 Dans le présent texte je tiens pour acquis que le lecteur connaît les termes du débat sur la question plateformisme/synthésisme. Pour plus d’information, je l’invite à se référer au texte suivant : http://monde-nouveau.net/IMG/pdf/L_heri ... obre-2.pdf

3 Maintenant que la rencontre de Saint-Imier est passée, je peux mentionner un cas typique de comportement « plateformiste » qui irrite beaucoup les militants de la FA. J’ai découvert il y a quelques mois sur Wikipedia un article dans lequel l’Organisation socialiste des montagnes se déclarait le principal organisateur de la Rencontre internationale de Saint-Imier. Ils n’y mentionnaient pas la Fédération anarchiste qui, avec le groupe Humeurs noires de Saint-Imier, fut le principalinitiateur du projet, le principal contributeur financier et le pilier, en termes de militants, du projet (Note du 28-08-2012).

4 Julien, Monde libertaire n° 1604, 16-22 septembre 2010.

5 La Rue, n° 18 [1974], Cité dans ML n° 1604.

6 Gaetano Manfredonia, « Le débat plate-forme ou synthèse », Itinéraire n° 13, Voline, 1995. Notons que G. Manfredonia, qui sait parfaitement de quoi il parle, considère la Fédération anarchiste comme « demi-plateformiste, demi-synthésiste ».

7 Note de Guillaume Davranche : René Berthier, « À propos des 80 ans de la Révolution russe », Le Monde libertaire, 18 décembre 1997.

8 Guillaume Davranche : « 1927 : Avec la Plate-forme, l’anarchisme tente la rénovation. » http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article1596.

9 Pour une analyse critique « de l’intérieur » de la période Fontenis, on lira le texte de Christian Lagan, militant du groupe Kronstadt de la FCL, qui a publié en 1954 un Mémorandum critiquant l’activité de Fontenis et de sa fraction. [http://www.fondationbesnard.org/IMG/pdf/Memorandum_du_groupe_Kronstadt.pdf]
Lagant quitta la FCL en mai 1955 et publia un article analysant la politique électorale de la FCL. (« La FCL et les élections du 2 janvier 1956 », Noir et Rouge, n° 9). [http://monde-nouveau.net/spip.php?article389].
On a dit et écrit que l’opposition entre Fontenis et Lagant était due à des motifs personnels, et non politiques, La lecture du Mémorandum du groupe Kronstadt et l’article de Lagant prouve le contraire car les arguments développés sont clairement politiques. Lagant et moi étions dans le même syndicat, et ce gars-là faisait l’unanimité sur le fait qu’il était d’une rectitude morale extrême. Je serais même tenté de dire qu’il était pathologiquement honnête.

10 André Marty qui, au nom de Staline, fit assassiner en Espagne de nombreux combattants des Brigades internationales, de nombreux militants anarchistes et trotskistes.

11 « Parcours d’un aventuriste du mouvement libertaire », Julien, Le Monde libertaire n° 1604, 16-22 septembre 2010. (http://www.monde-libertaire.fr/portraits/13723-georges-fontenisparcours-dun-aventuriste-du-mouvement-libertaire-1/2)
Version anglaise : « Journey of an adventurist of the Libertarian movement », http://monde-nouveau.net/spip.php?article371

12 Je ne peux pas donner la référence internet de cette citation car le site anarchistblackcat a disparu.

13 Sans doute, dans l’esprit du rédacteur, l’idée selon laquelle il ne faudrait pas s’organiser.

14 Guillaume Davranche et Patrice Spadoni, Alternative libertaire, décembre 2002.

15 Scott Nappalos : http://miamiautonomyandsolidarity.wordpress.com/2011/01/16/towards-theoryof-political-organization-for-our-time-trajectories-of-struggle-the-intermediatelevel-and-political-rapprochement/
L’article de Nappalos ne manque pas d’intérêt, par ailleurs.

16 Pour l’anecdote, suite à cet échange sur le forum d’Anarkismo, un échange de vues eut lieu entre le camarade dénommé « Syndicalist » et nous, et la FA a contribué à aider financièrement un militant de ce groupe des États-Unis à se rendre aux rencontres de Saint-Imier…

17 Un point de vue que Bakounine partageait.

18 Ce fait nous a été très clairement confirmé par tous les camarades latino-américains que nous avons rencontrés à Saint-Imier.

19 Loc. Cit.

20 Erreur : depuis la rédaction du texte, j’en ai rencontré un, que je connais depuis des années, mais dont j’ignorais qu’il était « individualiste…

21 Nappalos a recours à l’expression « lower case “a” anarchists ». Je n’ai pas réussi à trouver une traduction satisfaisante de cette expression. Je serais tenté de dire « anarchistes bas-de-casse », mais ce ne serait pas compris par les personnes ne connaissant pas le jargon de l’imprimerie.

22 http://www.causecommune.net/publications/ruptures/3/en-entrevue-avecalternative-libertaire

23 Le passage concernant le syndicalisme révolutionnaire dans la plateformisme d’Archivov est le suivant : « Considérant le syndicalisme révolutionnaire uniquement comme un mouvement professionnel de travailleurs n’ayant pas une théorie sociale et politique déterminée et, par conséquent, étant impuissant à résoudre par lui-même la question sociale, nous estimons que la tâche des anarchistes dans les rangs de ce mouvement consiste à y développer les idées libertaires, à le diriger dans un sens libertaire, afin de la transformer en une armée active de la révolution sociale ».

24 « De la Synthèse », La Revue Anarchiste, Mars-Mai 1924.

25 « De la Synthèse », La Revue Anarchiste, Mars-Mai 1924.

26 Le principe de l’unanimité ne vaccine évidemment pas contre les grosses bourdes, dont l’une des principales que la FA a pu faire m’a été révélée très récemment par un camarade latino-américain. Un militant historique de la Fédération anarchiste uruguayenne, qui avait été membre du bras armé de la FAU du temps de la dictature, était venu rendre visite à la FA il y a des années de cela. Il fut
accusé de développer des positions élitistes, on traita avec mépris le mouvement anarchiste uruguayen, et on lui déclara que leur position dans la lutte contre la dictature ressemblait au terrorisme le plus vulgaire. Le camarade qui me rapporta le fait ajouta que ce genre d’anecdote concernant la FA se raconte encore aujourd’hui le soir au coin du feu dans les réunions anarchistes en Amérique latine. Les anarchistes uruguayens se sont battus contre la dictature dans leur pays et beaucoup d’entre eux ont été tués. La Fédération anarchiste uruguayenne, créée en 1956, fut dissoute en 1967 et entra dans la clandestinité. S’il est vrai qu’elle fut un temps tentée par une dérive castriste, il est vrai aussi qu’une cinquantaine de militants de la FAU disparurent sous la dictature, furent victimes de tortures et d’assassinats perpétrés par les services de sécurité uruguayens et argentins. D’autres furent condamnés à de lourdes peines de prison.

27 Des anarchistes espagnols contactèrent Makhno en 1931 pour qu’il prenne la direction d’une guérilla en Espagne du Nord. Il écrivit en 1932 dans un journal anarchiste russe des États-Unis : « A mon avis, la FAI et la CNT doivent disposer (...) de groupes d’initiative dans chaque village et chaque ville, et ils ne doivent pas craindre de prendre en mains la direction révolutionnaire stratégique, organisationnelle et théorique du mouvement des travailleurs. Il est évident qu’ils devront éviter à cette occasion de s’unir avec des partis politiques en général, et avec les bolcheviks-communistes en particuler, car je suppose que leurs commensaux espagnols seront les dignes émules de leurs maîtres. » (Cité par Alexandre Skirda, Les cosaques de la liberté, p. 330, éd. JC Lattès.)