Gaston Leval
♦ Espagne libertaire (36-39)
L’oeuvre constructive de la Révolution espagnole
Article mis en ligne le 6 décembre 2008
dernière modification le 11 novembre 2009

par Eric Vilain

Une révolution sociale incomparablement plus profonde que toutes celles qui l’ont précédée a eu lieu dans un pays dont on a beaucoup parlé durant les années l936-l939 : l’Espagne. Une révolution qui a atteint les buts théoriquement préconisés par Marx et Engels quand ils sont allés au plus loin de leurs prévisions d’avenir, par Proudhon et par Bakounine, ainsi que par l’école kropotkinienne de l’anarchisme socialiste ; et cela en moins de trois ans, alors que, après un demi-siècle, la révolution russe qui, au début, se réclamait du même idéal, en est plus éloignée que jamais.

PRÉFACE

Voici les faits : une révolution sociale incomparablement plus profonde que toutes celles qui l’ont précédée a eu lieu dans un pays dont on a beaucoup parlé durant les années l936-l939 : l’Espagne. Une révolution qui a atteint les buts théoriquement préconisés par Marx et Engels quand ils sont allés au plus loin de leurs prévisions d’avenir, par Proudhon et par Bakounine, ainsi que par l’école kropotkinienne de l’anarchisme socialiste ; et cela en moins de trois ans, alors que, après un demi-siècle, la révolution russe qui, au début, se réclamait du même idéal, en est plus éloignée que jamais. A côté de ce fait historique transcendant dans l’histoire de l’humanité, la Commune de Paris, qui a suscité tant d’intérêt, tant d’écrits, d’études et d’essais, apparaît comme un événement mineur. Car, sur une très large échelle, la révolution espagnole a réalisé le communisme libertaire.

On peut approuver ou désapprouver cet idéal : on ne peut ignorer l’application qui en a été faite en même temps que les forces antifranquistes et l’armée républicaine luttaient péniblement contre l’attaque depuis longtemps préparée par la caste militaire, les grands propriétaires terriens et le vieux conservatisme, et par une église traditionnellement réactionnaire, digne héritière du duc d’Albe et de Torquemada.

Les réalisations historiques que nous allons décrire ne peuvent être dédaignées des sociologues en quête de nouveaux chemins pour l’avenir, des historiens penchés sur l’évolution de la société, des hommes épris de justice, à la recherche de nouvelles équations sociales. Le régime des Incas intéresse ou passionne rétrospectivement bien des gens qui ne l’approuvent pas. Celui qu’implantèrent les jésuites au Paraguay mérite toujours les honneurs de l’étude ; les structures du capitalisme d’Etat créé par les bolcheviques sollicitent, aujourd’hui comme hier, les esprits attentifs à la marche du monde, les kibboutzim israéliens font espérer une nouvelle aurore même à l’Orient. Et si nous remontons à l’aube des sociétés primitives, les clans communautaires, la « gens » ou les phratries mobilisent toujours l’attention des spécialistes.

Le communisme égalitaire n’est pas une nouveauté dans les écoles du socialisme. Dans l’histoire de la pensée humaine, il remonte à Platon, puis passant par Campanella, Thomas Morus et d’autres utopistes il nous conduit à Babeuf et aux autres précurseurs et fondateurs parmi lesquels Robert Owen, Saint-Simon, Fourier, Cabet, Pecqueur, Vidal, Considérant, Sylvain Maréchal, Louis Blanc ; mais c’est avec Proudhon que la justice sociale apparaît liée à la disparition du gouvernement et de l’Etat, que la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme se complète de celle de l’oppression et du gouvernement de l’homme par l’homme. Puis vient son disciple Bakounine, qui élargit, en même temps que les bases philosophiques du socialisme, ses méthodes d’application par la doctrine appelé collectivisme, et enfin le communisme, au sens intégral est complété politiquement par les disciples italiens de Bakounine (Covelli, Carlo Caffiero, Andrea Costa, Malatesta, etc.) et recueilli par Kropotkine, qui en devient le théoricien le plus éminent. Dès lors, l’école socialiste de l’anarchisme, la plus nombreuse dans le monde, est communiste – tandis que l’école socialiste autoritaire et marxiste sera collectiviste, jusqu’au retour des bolcheviques au communisme, après octobre 1917.

En France, Proudhon et ses disciples avaient proposé le mutuellisme contre le communisme dont Louis Blanc était, à son époque, le plus illustre représentant. La raison principale – non pas la seule – de ce rejet était que le communisme apparaissait alors lié à l’organisation et à la domination de l’Etat. Proudhon, le « père de l’anarchie », comme disait Kropotkine au procès de Lyon, était rageusement antiétatiste, et sa doctrine inspire en partie les premiers livres de Marx, où les exégètes obstinés croient, de nos jours, trouver un humanisme qui n’est autre que le reflet de la pensée proudhonienne que l’auteur du Capital vantait alors en termes enthousiastes.

Le communisme libertaire implique donc

1° l’organisation d’une société sans classes ;

2° le fonctionnement de cette société sur la base du fédéralisme, et de la libre et nécessaire association. Aspirations dont beaucoup reconnaissent la grandeur, mais que cette grandeur même effraie.

Et pourtant, en Espagne, pendant près de trois ans, malgré une guerre civile qui causa un million de morts, malgré l’opposition des partis politiques (républicains de diverses tendances, socialistes, communistes, catalanistes de droite et de gauche, régionalistes basques et valenciens, petite bourgeoisie, etc.) cet idéal est entré dans l’histoire vécue des hommes et devenu chair de la réalité. Très vite, plus de 60 % des terres ont été cultivées sans patrons, ni propriétaires, sans « terratenientes », sans administrateurs tout-puissants, sans que l’intérêt privé et la concurrence soient nécessaires pour stimuler les efforts et les initiatives ; dans la plus grande partie des industries, des usines, des fabriques, des ateliers, des services publics, les ouvriers, leurs comités d’entreprise et leurs syndicats ont fait assurer la production en l’absence du contrôle et de la présence des patrons, des capitalistes, et de l’autorité de l’Etat.

Plus encore : collectivités agraires et entreprises industrielles ont, du jour au lendemain, soit implanté l’égalité économique, en appliquant le principe essentiel du communisme (« à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses forces ») soit réduit au minimum les différences de rétribution. Elles ont coordonné leurs efforts par voie de libre association dans des régions entières, créé des richesses nouvelles, augmenté – surtout dans l’agriculture – les rendements, multiplié les écoles, amélioré les services sanitaires. Elles ont fondé la véritable démocratie, fonctionnelle et directe, la démocratie libertaire par laquelle chacun prend part à l’organisation de la cité et de la vie sociale. Elles ont remplacé la lutte entre les hommes par la pratique généralisée de l’entraide, la rivalité par le principe de la solidarité.

Dans bien des occasions il m’est arrivé, pendant mon enquête obstinée et minutieuse, de rencontrer des républicains de gauche, des socialistes, des membres de l’Union générale des travailleurs, qui auparavant considéraient les libertaires comme des fous délirants, et qui, devant la preuve par les faits, s’étaient ralliés à ce qu’ils avaient toujours cru un rêve d’illuminés.

L’ignorance d’un fait social historique d’une telle importance est donc inadmissible chez des hommes épris de connaissances ou de progrès. Zola écrivit deux gros volumes pour nous dépeindre, dans son admirable Travail, la réalisation imaginaire d’un petit phalanstère organisé autour d’une usine et ne groupant que quelques dizaines de personnes. Mais chacune des collectivités, des réalisations sociales de l’Espagne libertaire – telle celle de Javiva, près de Valence, d’une petite ville comme Granollers, au nord de Barcelone, la syndicalisation industrielle embrassant 25 000 travailleurs à Alcoy (province d’Alicante), ou l’organisation d’un microcosme harmonieux dans la province de Teruel, en Aragon, mériterait un volume ; et la révolution espagnole en mériterait des dizaines.

Ces volumes n’ont pas été écrits, et vraisemblablement ne le seront pas. Car les créateurs de ce monde nouveau étaient des ouvriers, des paysans, plus aptes à manier les outils que la plume, et se préoccupant plus de faire l’histoire que de l’écrire. La plupart sont maintenant en exil, y mourant les uns après les autres, ou se souvenant avec nostalgie du rêve qu’ils ont vécu.

Persuadé que nous étions condamnés à perdre la guerre déchaînée par le franquisme, l’auteur s’est efforcé de recueillir pour l’avenir les résultats de cette expérience unique. Il a étudié sur place, dans les villages collectivisés, dans les fabriques et les usines socialisées, l’œuvre constructive de la Révolution espagnole.

Cette expérience à laquelle ont pris part, directement ou indirectement, six, sept, huit millions de personnes, et qui ouvre une voie nouvelle à ceux qui hésitent entre un capitalisme antisocial et un faux socialisme d’Etat, inévitablement totalitaire, cette expérience, disons-nous, ouvre la perspective d’un nouvel humanisme, d’une nouvelle civilisation.

Car même si les réalisations espagnoles ne sont pas toutes intégralement et servilement transposables, elles constituent des modèles dont on peut s’inspirer en les adaptant aux circonstances de temps et de lieu dans lesquelles d’autres expériences peuvent se produire ; elles sont des sources ou l’on peut boire et puiser. Ceux qui liront ce livre s’en convaincront.

En l’écrivant j’accomplis un devoir envers tous mes camarades qui ont lutté, et souvent sont morts pour leur idéal. Et plus encore envers l’humanité que j’ai, en ma conscience, fait vœu de servir jusqu’à mon dernier souffle.

I. PRÉLIMINAIRES

L’idéal [1].

« Maintenant je peux mourir, j’ai vu réalisé mon idéal. » Cela m’était dit dans une des Collectivités de la région levantine (dans la province de Valence, si mes souvenirs sont exacts), par un des hommes qui avaient lutté toute leur vie pour le triomphe de la justice sociale, de l’égalité économique, de la liberté et de la fraternité humaines.

Son idéal, c’était le communisme libertaire, ou l’anarchie. Mais l’emploi de ce dernier mot risque fort, surtout en langue française – et en d’autres langues sans doute – de déformer dans les esprits ce que le grand savant et humaniste Elisée Reclus définissait comme « la plus haute conception de l’ordre ». D’autant plus que très souvent, et ce fut le cas en France, les anarchistes semblent s’être évertués à donner raison à leurs adversaires, et à justifier l’interprétation négative et nihiliste que l’on trouve déjà dans tel ordonnance ou tel édit de Philippe le Bel. C’est donc trahir le sens de ce que me disait le vieux militant qui avait tant combattu et tant souffert, et qui probablement est mort sous les balles franquistes, que s’en tenir à la simple énonciation d’un mot si diversement interprété. Voyons donc plus à fond.

Dans sa brochure El Ideal Anarquista, Ricardo Mella, qui fut le penseur le plus authentique et le plus original de l’anarchisme espagnol, donnait de cet idéal la définition suivante : « La liberté comme base, l’égalité comme moyen, la fraternité comme but. » Retenons-le bien : le but ultime, le couronnement était la fraternité, où la liberté serait à la fois une base et une conséquence, car peut-il y avoir fraternité sans liberté, mais également peut-on priver son frère de liberté ?

Ces conceptions n’avaient du reste pas pénétré en Espagne avec le vocable si discuté, et si discutable d’anarchie. Dans son livre auquel il faut toujours revenir, El Proletariado militante, Anselmo Lorenzo, qui fut après Mella le penseur le plus qualifié de l’anarchisme espagnol, raconte comment elles lui avaient été révélées d’abord par la lecture, faite avant 1870, de quelques livres de Proudhon, parmi lesquels De la capacité politique des classes ouvrières qu’avait traduits Pi y Margall, philosophe et apôtre du fédéralisme républicain qui fut – pas pour longtemps – un des présidents de la première République espagnole (1873-1874). Ces livres, et les articles publiés par le même Pi y Margall dans son journal La Discusión lui avaient montré la réalité du problème social, tandis que d’autres hommes luttaient pour une république qui ne pouvait être que bourgeoise, et s’affiliaient au carbonarisme, ou à quelque autre société secrète européenne.

C’est alors que pénètre en Espagne l’influence bakouninienne. Le messager en est une très belle figure de lutteur, l’italien Giuseppe Fanelli, ancien combattant garibaldien, puis député libéral indépendant, qui ayant rencontré Bakounine, sans doute lors de son séjour à Florence, avait adhéré à sa pensée sociale.

Bakounine défend et propage le socialisme. A cette époque, le mot anarchie est pour lui synonyme de désordre, chaos, déliquescence. Aussi a-t-il fondé à Genève, avec une trentaine d’amis parmi lesquels des intellectuels de premier ordre [2], l’Alliance internationale de la Démocratie socialiste. Il avait connu Proudhon lors de son séjour à Paris, pendant les années 1844-1848 [3]. Comme celui de Proudhon, son socialisme est antiétatique. Il répond à sa psychologie slave, à sa large nature russe, à sa vision cosmique des choses, à l’ample philosophie humaine basée sur la science expérimentale qu’il s’est construite. Sa pensée a mûri pendant les douze années de forteresse, de prison, de déportation sibérienne qu’il vient de subir. Le comportement de l’autoritaire et dictatorial Marx pendant cette longue et douloureuse période n’a fait que renforcer sa méfiance et son aversion de la dictature, même appelée populaire.

Aussi lorsque, en 1869, Fanelli expose la doctrine de l’Alliance aux nouveaux amis qu’il s’est faits à Madrid et à Barcelone, peut-il citer les sept articles du programme de cette organisation secrète, écrits de la main de son fondateur :

« L’Alliance se déclare athée ; elle veut l’égalisation politique, économique et sociale des individus des deux sexes »... « La terre, les instruments de travail, comme tout le capital, devenant la propriété collective de la société tout entière, ne peuvent être utilisés que par les travailleurs, c’est-à-dire par les associations agricoles et industrielles. »

« Elle veut pour tous les enfants des deux sexes, dès leur naissance à la vie, l’égalité des moyens de développement, c’est-à-dire d’entretien et d’instruction à tous les degrés de la science, des industries et des arts »... « Elle reconnaît que tous les Etats politiques et autoritaires actuellement existants devront disparaître dans l’union universelle des libres fédérations, tant agricoles qu’industrielles »... « La question sociale ne pouvant trouver de solution définitive et réelle que sur la base de la solidarité internationale des travailleurs de tous les pays, l’Alliance repousse toute politique fondée sur le soi-disant patriotisme et sur la rivalité des nations »... « Elle veut l’association universelle de toutes les associations locales par la liberté. »

Dans ce programme, Bakounine dépasse Proudhon, par exemple sur l’égalité des droits de la femme – il l’a déjà dépassé avant, entre autres dans son Catéchisme révolutionnaire – ; il dépasse Marx dans sa vision de société nouvelle construite sur la base des organisations économiques internationales des travailleurs. Car les Statuts de l’Internationale ne vont pas si loin, ils n’impliquent pas une technique précise de réorganisation sociale en même temps qu’une doctrine politique (ce qui laissera le chemin ouvert à bien des surprises et mènera à la conquête du Parlement et de l’Etat).

Mais il est surprenant de voir avec quelle célérité, quelle facilité, quelle précision les deux noyaux espagnols – à Madrid et à Barcelone – allaient assimiler et répandre la doctrine fondamentale de l’Alliance.

Car un an plus tard, exactement le 19 juin 1870, avait lieu à Barcelone, au Palacio de Bellas Artes, le premier congrès de la section espagnole de la Première Internationale.

Ce congrès, où sont représentés 40 000 travailleurs, sur une population de 18 millions d’habitants, se caractérise par le sérieux et la profondeur des débats, des problèmes étudiés, des résolutions prises. La nécessité d’en finir avec la domination du capital et l’exploitation de l’homme par l’homme, l’établissement d’une tactique propre à la classe ouvrière indépendamment des partis politiques, le besoin de se préparer à prendre la relève de la société bourgeoise grâce aux associations ouvrières furent amplement approfondis. Et dès le début, les modes d’application de l’idéal firent élaborer des directives que l’on trouve dans la résolution relative à l’organisation des travailleurs :

« 1° Dans chaque localité on organisera en sections spécialisées les travailleurs de chaque métier ; on constituera, en outre, la section d’ensemble qui comprendra tous les travailleurs appartenant à des métiers n’ayant pas encore constitué de section spéciale : ce sera la section des métiers divers.

« 2° Toutes les sections de métiers d’une même localité se fédéreront et organiseront une coopération solidaire appliquée aussi aux questions d’entraide, d’instruction [4], etc., qui présentent un grand intérêt pour les travailleurs.

« 3° Les sections d’un même métier appartenant à différentes localités se fédéreront pour constituer la résistance et la solidarité dans leur profession.

« 4° Les fédérations locales se fédéreront pour constituer la Fédération régionale espagnole qui sera représentée par un Conseil fédéral élu par les congrès.

« 5° Toutes les sections de métiers, les fédérations locales, les fédérations de métiers, de même que la Fédération régionale se régiront d’après leurs règlements propres, élaborés par leurs congrès.

« 6° Tous les travailleurs représentés par les congrès ouvriers décideront, par le truchement de leurs délégués, des modes d’action et de développement de notre organisation. »

Certes, les postulats fondamentaux de l’idéal sont l’œuvre de Bakounine, ont été apportés par Fanelli. Mais on trouve ici une vaste conception d’organisation, et une initiative créatrice qui, s’avançant sur tout ce qui jusqu’alors a été fait en Europe, montrent à quel degré l’idéal a été compris et assimilé. Dans cette structure complexe – comme la société – et complète, les principes guident l’action, mais l’action à venir guidera et complétera les principes. D’autre part, nous nous trouvons devant un esprit novateur, une volonté active et un sens de l’éthique qui dépassent d’un seul coup les limites du corporatisme syndical. On ne pense pas seulement à créer une organisation de caractère professionnel, mais humaniste et sociale au large sens du mot. En même temps que l’on invente une arme efficace pour lutter dans l’immédiat contre l’adversaire de classe, on pose les fondements d’une société nouvelle.

Déjà ce qu’on appellera plus tard organisation verticale constituée à base de fédérations nationales, complète l’organisation horizontale. En même temps, les fédérations locales, constituées dans les centres quelque peu importants, où il existe différents syndicats de métiers, réunissent et fédèrent ces derniers pour les luttes communes. En France, cela se produira trente ans plus tard, sous la forme de bourses du travail, et il faudra pour cela que Fernand Pelloutier, venu de la petite bourgeoisie, s’en fasse l’apôtre.

Mais l’idéal apparaît aussi dans d’autres résolutions adoptées, d’autres tâches sont envisagées dans l’immédiat – bien que souvent l’âpreté de la lutte sociale ait empêché l’application de décisions prises. A ce même congrès, on s’occupa aussi des coopératives. Pour des hommes qui envisageaient la transformation radicale de la société dans un temps très court, celles-ci pouvaient sembler un frein dangereux. Mais bien qu’ils ne connussent pas encore le programme des pionniers de Rochdale, les délégués ouvriers du congrès de Barcelone trouvèrent sur cette question des solutions de bon sens et de parfait équilibre. Le paragraphe 3 de la résolution votée stipulait que :

« Quand les circonstances l’imposent, la coopération de production doit préférer la production d’objet de consommation immédiate pour les travailleurs, mais nous la réprouvons quand elle n’étendra pas, en fait, sa solidarité aux grandes organisations de travailleurs. »

Toutefois, le principe de la solidarité universelle étendue à tous les exploités semble particulièrement praticable par la coopération de consommation, « la seule qui non seulement puisse être appliquée dans tous les cas, et toutes les circonstances, mais qui doit aussi servir d’éléments et de moyens de formation générale de tous les travailleurs dont le retard culturel rend les idées nouvelles difficilement accessibles. »

Enfin, le sixième et dernier paragraphe stipule qu’ « à côté de la coopération de consommation, et comme complément, on pourra placer des coopératives de secours mutuels et d’instruction publique » [5].

Rappelons que nous sommes en juin 1870. A cette époque, le livre de Marx Le Capital est encore inconnu, le Manifeste Communiste lui-même est ignoré, et la Commune de Paris n’éclatera que l’année suivante. Le socialisme fédéraliste et libertaire se développe donc en Espagne d’après l’impulsion de sa force propre. D’un seul coup, l’idéal a été précisé dans ses grandes lignes, et ce que plus tard on appellera le syndicalisme révolutionnaire français, est formulé dès cette époque.

Mais ce qui a été élaboré dans ces journées historiques n’en sera pas moins enrichi et confirmé dans les congrès qui suivront pendant dix ans. Ainsi, l’année suivante, la Conférence des organisations composant la « Section régionale espagnole de la Première Internationale » met davantage encore les choses au point. Les militants les plus capables sont allés en Suisse prendre contact avec Bakounine qui inspire leur action grâce à une pensée constructive et à des dons d’organisateur embrassant la vie à l’échelle planétaire. Mais ils ajoutent à ses idées leurs idées propres. Aux fins de la lutte immédiate, de la résistance ouvrière et de l’organisation de la société nouvelle, l’Espagne est organiquement divisée en cinq régions par les délégués présents à cette conférence : Nord, Sud, Est, Ouest et Centre. Comme il avait été décidé l’année précédente, les fédérations locales et nationales de métiers ont été fondées. On ébauche un type de coopération, par métier également afin de pouvoir faciliter, et contrôler, cette partie de l’activité générale. Le 1er septembre 187l, après huit jours de débats sur différents sujets une déclaration de principes contre le républicanisme, ennemi politique, mais non social du régime monarchique est approuvée :

« Considérant que la signification réelle du mot « République » est « chose publique », donc ce qui est propre à la collectivité et englobe la propriété collective ;

« Que “démocratie” signifie le libre exercice des droits individuels, ce qui n’est praticable que dans l’Anarchie, c’est-à-dire par l’abolition des Etats politiques et juridiques au lieu desquels il faudra constituer les Etats ouvriers [6] dont les fonctions seront purement économiques ;

« Que les droits de l’homme ne peuvent être soumis aux lois car ils sont imprescriptibles et inaliénables ;

« Qu’en conséquence la Fédération doit avoir un caractère purement économique ;

« La Conférence des travailleurs de la région espagnole de l’Internationale des Travailleurs réunie à Valence déclare :

« Que la véritable république démocratique et fédérale est la propriété collective, l’Anarchie et la Fédération économique, c’est-à-dire la libre fédération universelle des libres associations ouvrières, agricoles et industrielles, formule qu’elle adopte intégralement. »

On ne peut qu’admirer la richesse de cette pensée qui n’a jamais été atteinte par aucun mouvement ouvrier depuis qu’elle a été formulée. Il a fallu trente-cinq ans au mouvement ouvrier français pour en arriver à la Charte d’Amiens, bien inférieure pour son contenu théorique et doctrinal, à l’ampleur des visions constructives dans l’ordre pratique, et quant à ce sens d’universalité et d’internationalisme élevant les esprits et guidant les actions. Ici, l’inspiration essentielle est d’abord un idéal fraternel. Il s’agit avant tout d’étendre à tous les peuples, à tous les habitants de la terre, la pratique de la solidarité humaine.

L’année suivante – 1872 – l’Internationale est déclarée hors la loi par le gouvernement de Madrid, malgré la brillante défense qu’en fit au Parlement Nicolas Salmeron, noble figure et grand juriste républicain. En Italie, le gouvernement prend la même mesure. En France, où sévit toujours la loi Le Chapelier, les tribunaux n’ont cessé de condamner les internationalistes à des peines d’emprisonnement sévères. Mais tandis que les internationalistes italiens guidés par Malatesta, Covelli, Andrea Costa, Carlo Caffiero et autres jeunes gens enthousiastes sortis de la bourgeoisie, proclament leur joie de cette mesure qui, disent-ils, hâtera la révolution, et se lancent dans des tentatives insurrectionnelles échevelées qui provoqueront la dissolution complète du mouvement, les militants d’Espagne ne perdent pas de vue les buts de caractère constructif, et l’action organique immédiate qui en découle. Ils commencent par confirmer leurs aspirations positives dans un Manifeste à l’opinion publique que lance le Conseil fédéral de la section espagnole de la Première Internationale :

« Nous voulons que la justice soit réalisée dans toutes les relations humaines ;

« Nous voulons l’abolition de toutes les classes sociales et leur fusion dans une seule classe de producteurs libres, honnêtes et cultivés ;

« Nous voulons que le travail soit la base sur laquelle repose la société ; que le monde se convertisse en une immense fédération de libres collectivités ouvrières d’une localité qui, se fédérant entre elles constituent une fédération locale complètement autonome ; que les fédérations locales d’un canton constituent la fédération cantonale, que les diverses fédérations cantonales d’une région constituent la fédération régionale, et enfin que toutes les fédérations régionales du monde constituent la grande fédération internationale ;

« Nous voulons que les instruments de travail, la terre, les mines, les chantiers navals, les transports maritimes, les chemins de fer, les fabriques, les machines, etc., devenus propriété de la société tout entière, ne soient utilisés que par les Collectivités ouvrières qui les feront produire directement, et au sein desquelles l’ouvrier recevra le produit intégral de son travail [7] ;

« Nous voulons pour tous les individus des deux sexes, l’enseignement intégral de la science, de l’industrie et des arts [8] afin que disparaissent les inégalités intellectuelles, fictives en leur presque totalité, et que les effets destructeurs de la division du travail ne se reproduisent pas ; on obtiendra alors les avantages uniques, mais positifs de cette force économique par la production de ce qui est destiné à satisfaire les nécessités humaines ;

« Nous croyons que par l’organisation de la société en une vaste fédération de Collectivités ouvrières basées sur le travail, tous les pouvoirs autoritaires disparaîtront, se convertissant en simples administrateurs des intérêts collectifs, et que l’esprit de nationalité et le patriotisme, si opposés à l’union et à la solidarité des hommes s’effaceront devant la grande patrie du travail, qui est le monde entier ;

« Tel est le socialisme que proclame l’Internationale dont les deux affirmations essentielles sont : en économie, le collectivisme, comme principe politique, l’anarchie. Le collectivisme, c’est-à-dire la propriété commune des instruments de travail, leur utilisation par les Collectivités ouvrières qui les feront produire directement, et la propriété individuelle du fruit intégral du travail de chacun. L’anarchie, ou l’abolition des gouvernements, c’est-à-dire leur conversion en simples administrateurs des intérêts collectifs. »

Ces derniers paragraphes ne nous rappellent-ils pas la formule de Proudhon : « L’atelier fera disparaître le gouvernement » ? Ou mieux peut-être celle de Saint-Simon : « Remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses » ?

Toujours en cette année 1872, la section espagnole de la Première Internationale continuera de mettre au point principes et moyens de réalisation. Un nouvel apport massif sera fait au congrès de Saragosse, juste avant la mise hors la loi. La hauteur morale des questions traitées, des résolutions prises, l’emporte souvent de beaucoup sur les problèmes et les solutions économiques, le tout généralement s’interpénétrant pour la première fois dans le mouvement ouvrier. Il sera traité du sort de la femme « dont l’émancipation est intimement liée à la question de la propriété », des sections coopératives de consommation, des comités de consommation organisés par les sections ouvrières de résistance, et par une Fédération coopérative spécialisée. Un long rapport, digne d’un juriste, montre combien, avec quelle minutie les auteurs ont étudié le problème de la propriété. Mais le rapport sur « l’Enseignement intégral » retient le plus notre attention, car c’est la première fois que ce sujet donne lieu à une analyse aussi profonde.

Il est stupéfiant de trouver d’abord les considérations scientifiques d’ensemble, et l’énumération, par ordre d’importance, des rapports entre le développement biologique et celui des facultés psychologiques de l’enfant qui furent alors émises. On est tenté de dire que, depuis, aucun des grands maîtres de la pédagogie n’est allé plus loin. En vérité, ce rapport fut l’œuvre d’un intellectuel rallié aux travailleurs avec lesquels il collabora, mais combien il était honorable pour ces métallurgistes, maçons, typographes, manœuvres, tisserands, débardeurs, de patronner le lancement d’idées pédagogiques en avance d’un demi-siècle sur l’époque !

Considéré dans l’ensemble, cet esprit constructeur était exceptionnel. Nous en trouvons la preuve dans la troisième Résolution votée au Congrès de Saint-Imier célébré les 15 et 16 septembre 1872. Ce Congrès réunissait les sections de la Première Internationale qui ne s’inclinaient pas devant la dictature de Marx et devant la dissolution de cette Association comme réplique aux protestations de la majorité des sections contre l’expulsion frauduleuse de Bakounine, James Guillaume et la Fédération du Jura [9]. Parmi les questions à l’ordre du jour, l’une d’elles avait pour sujet : « L’organisation du travail, statistiques ». Le rapport présenté avait visiblement été écrit par Bakounine, et se terminait par ces mots :

« La Commission propose de nommer une Commission qui devra présenter au prochain congrès un projet d’organisation universelle de la résistance, et des tableaux complets de statistiques du travail dans laquelle cette lutte puisera sa lumière. Elle recommande la section espagnole comme la meilleure jusqu’à ce jour. »

L’année suivante, et bien que, comme nous l’avons vu, la Fédération espagnole ait été mise hors la loi, les statistiques enregistrent 162 fédérations locales, et 62 autres en formation. Un an plus tard, selon l’historien belge Laveleye, le nombre des adhérents s’élève à 300 000, ce qui nous paraît excessif, et doit plutôt exprimer l’influence exercée par la section espagnole de l’Internationale. Puis, le mouvement étant devenu clandestin à cause des persécutions, ses effectifs diminuent. Il n’empêche qu’en 1876, une Conférence de fédérations cantonales énumère à nouveau les principes qui devront être appliqués au moment de la révolution :

1° Les localités où les membres de l’Internationale pourront triompher grâce au mouvement international se déclareront libres et indépendantes et déliées de la structure nationale [10].

2° Chacune déclarera immédiatement que ce qu’elle renferme en son sein lui appartient, que rien n’appartient individuellement à qui que ce soit, excepté les meubles, les vêtements et autres objets personnels.

5° Organisation de la fédération des forces populaires de toutes les fédérations, de tous les cantons, de tout le pays.

6° Les conseils locaux se subdiviseront en autant de commissions qu’il sera nécessaire : défense, subsistance ; administration, travail, instruction, relations internationales, et interfédérales, etc.

9° Dissolution de tous les organes constituant l’Etat actuel ; destruction et autodafés de tous les titres de rente et de propriété, des hypothèques, valeurs financières, obligations, etc. : saisie et concentration de toute monnaie métallique ou fiduciaire, des bijoux et pierres précieuses existant dans la localité ; centralisation de tous les articles de consommation et concentration partiale dans des ateliers utilisables, des outils et des machines.

11° Les congrès cantonaux et régionaux prendront en charge, grâce à des commissions spéciales, la gestion de tout ce qui ne pourra pas être fait par les seules communes : la défense cantonale et régionale, l’organisation des services publics, de la marine, des chemins de fer, des postes et télégraphes, etc. ; nomination des délégués de la région au Congrès universel et dans d’autres régions. »

Visiblement, les problèmes ont continué d’être étudiés dans l’ordre théorique, ce qui n’empêcha pas le mouvement d’atteindre une puissance matérielle surprenante. A cette époque, les « grèves sauvages » se produisent dans les campagnes, particulièrement du Levant et d’Andalousie. Selon les régions et les provinces où les gouverneurs, délégués et représentants du pouvoir central ont le droit de suspendre les garanties constitutionnelles, de fermer les locaux, d’arrêter et de déporter administrativement qui bon leur semble, où la police torture, ou le chômage sévit, où les « agitateurs » et leur famille sont réduits à une telle misère qu’une paire d’espadrilles est souvent un luxe, des journaux propageant l’idéal apparaissent, publiquement ou clandestinement.

Qui en saura jamais le nombre ? Prenons un exemple. Dans la seule petite ville de La Corogne, située sur la côte au nord du Portugal, dont, de 1874 à 1923, le nombre d’habitants passa de 30 000 à 60 000, on compte 4 hebdomadaires successifs, communistes libertaires ou anarchistes, et naturellement aussi syndicalistes : La Bandera Roja, La Emancipación, El Corsario, La Lucha Obrera. Plus tard, après une période prolongée de répression, on en comptera cinq autres : Germinal, La Emancipación, La Voz del Obrero, Tierra et Solidaridad Obrera (l’auteur a collaboré aux deux derniers).

Il serait impossible, à moins de disposer des archives du ministère de l’Intérieur, d’énumérer toutes les publications parues de 1870 à 1936. Mais citons les chiffres que nous connaissons de cette dernière année – dont probablement la liste ne sera pas exhaustive : 2 quotidiens : Solidaridad Obrera, organe de la C.N.T. qui paraît à Barcelone et tire de 40 000 à 50 000 exemplaires ; et C.N.T., organe madrilène de la même organisation, qui tire en moyenne à 30 000 exemplaires. Parmi les périodiques – une dizaine en tout – le vétéran barcelonais de la presse anarchiste espagnole Tierra y Libertad, qui tire, à Barcelone, 20 000 exemplaires ; Vida Obrera paraît à Gijon (Asturies) ; El Productor paraît à Séville ; Cultura y Accion paraît à Saragosse ; comptons encore Acracia, dont nous avons oublié le lieu de parution.

Ce n’est pas tout. Il faut ajouter les revues. Voici Tiempos Nuevos, qui paraît à Barcelone et tire à 15 000 exemplaires ; La Revista Blanca, au tirage minimum de 5 000, publiée aussi en Catalogne ; Esfuerzo, encore à Barcelone, même tirage ; Orto, même tirage aussi, mais localisé à Madrid, et surtout Estudios, publiée à Valence, et dont le tirage moyen est de 65 000 exemplaires, mais qui tire jusqu’à 75 000.

Dans toute cette presse, les mêmes buts sont continuellement formulés. Tandis que dans d’autres pays, et durant les époques de lutte l’accent n’a été mis que sur la critique, la seule revendication immédiate, la dénonciation des maux de la société, l’imprécation souvent, les idées directrices et constructives sont ici continuellement rappelées. Même dans une période de clandestinité, un journal comme El Municipio Libre, qui paraissait à Malaga, publiait cette synthèse en mai ou juin 1880 :

« Nous voulons la constitution de communes libres, indépendantes de tout lien centralisateur, sans autre union que celle résultant de pactes fédéraux librement acceptés et toujours révocables par les communes contractantes.

« L’appropriation par les communes du sol, des instruments de travail concédés à titre d’usufruit aux Collectivités agricoles et industrielles.

« La reconnaissance des droits sociaux aux seuls individus des deux sexes qui contribuent à la production.

« L’enseignement intégral, et l’application à l’éducation des enfants de tous les moyens de développement moral et physique.

« Un régime municipal garantissant les droits de l’individu dans toute leur plénitude.

« L’organisation du travail permettant à chaque travailleur de bénéficier du produit intégral de son travail.

« Des avances faites à toutes les activités qui permettront à l’humanité de profiter de toutes les inventions et de tous les progrès, fruits du génie de l’homme ».

Certes, quelques objections de détail peuvent être faites quant aux conceptions d’organisation économique, à condition que l’on se situe à l’époque, que l’on tienne compte, par exemple, des structures économiques de l’Andalousie et d’autres régions. Mais l’important, ce sont les grandes lignes, l’esprit constructeur toujours présent, et qui fait que les erreurs d’anticipation seront, le moment venu vite corrigées [11]. Et retenons ce retour incessant à « l’enseignement intégral ». On a pu écrire, avec raison, que Joaquin Costa, le grand leader sociologue républicain, autodidacte de génie, qui lutta tant pour élever le niveau culturel du peuple espagnol, et fit de l’instruction publique une des idées-force de son combat, avait été devancé par ces ouvriers et ces paysans libertaires dont la vie matérielle était si terne et l’âme si lumineuse.

La période de clandestinité commencée en 1872-1873 passe, et après neuf ans pendant lesquels d’innombrables combats ont été livrés, l’organisation syndicale à nouveau nationalement articulée tient un congrès à Barcelone. A la fin des travaux, un Manifeste est adressé au peuple espagnol. Emphase à part, le même Idéal est rappelé avec la même ténacité :

« Nous, les travailleurs, qui sommes les vrais artisans de la société, sa force créatrice et vitale, qui par nos efforts matériels et intellectuels [12] bâtissons les villes et les villages ; qui travaillons la terre et extrayons de ses entrailles les produits les plus précieux ; qui construisons les navires qui sillonnent les mers pour transporter les richesses que nous produisons ; qui construisons les chemins de fer qui unissent les régions les plus éloignées ; qui installons au fond des océans les câbles grâce auxquels le Vieux Monde peut aujourd’hui communiquer avec le Nouveau ; qui perçons les montagnes, construisons les aqueducs et creusons les canaux ; nous qui prenons part, de nos mains rudes, à tout ce qui est produit par l’humanité... par l’effet d’une contradiction terrible nous ne profitons pas de ces richesses. Pourquoi ? Parce que la domination du capital et de la bourgeoisie fait de notre sueur une marchandise que l’on estime au taux du salaire, qui porte le sceau de l’esclavage et est la source d’où découlent tous les maux qui nous oppressent. »

Une fois de plus on voit comment le problème des classes sociales est nettement posé. Voici maintenant, et à nouveau, l’énonciation des méthodes de lutte et du but à atteindre :

« Notre organisation, purement économique, se sépare de tous les partis politiques, bourgeois et ouvriers ; elle leur est opposée parce que tous ces partis s’organisent pour la conquête du pouvoir politique, tandis que nous nous organisons pour détruire tous les Etats politiques actuellement existants et les remplacer par une LIBRE FEDERATION DE LIBRES ASSOCIATIONS DE TRAVAILLEURS LIBRES. »

Un nouveau commentaire s’impose. Ce paragraphe vise nettement le marxisme international, et naturellement Marx, qui avait entraîné ses partisans sur le chemin du parlementarisme et de l’Etat, en faisant voter, au congrès de La Haye (septembre 1872) une résolution déclarant que « la conquête du pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat ». La polémique publique entre les deux écoles du socialisme commençait en Espagne. Elle n’a fait, depuis, que s’étendre et s’accentuer.

Puis le Manifeste insiste sur l’internationalisme, l’universalité des buts poursuivis et la vision d’avenir :

« Le problème social n’est pas seulement national, il intéresse les prolétaires des deux mondes, car l’accaparement des matières premières, l’introduction des machines, la division du travail, la concentration des capitaux, les opérations de banques et les spéculations financières, le développement des moyens de communication sont autant de forces économiques qui ont favorisé l’avènement complet de la bourgeoisie et de domination exclusive sur les intérêts sociaux. »

Le lecteur quelque peu informé constate que les rédacteurs de ce document avaient lu Proudhon, particulièrement Qu’est-ce que la Propriété ? et les Contradictions économiques. Mais il constate aussi que ces ouvriers dont certains – Ricardo Mella, Anselmo Lorenzo, Rafael Farga, Pellicer, Federico Urales – s’étaient élevés à la hauteur de sociologues [13] analysant la structure du capitalisme et son développement avec une connaissance dont la profondeur surprend.

Ces progrès, ces développements repris en toute occasion favorable furent plusieurs fois signalés par Pierre Kropotkine qui dans le journal Le Révolté, qu’il avait fondé et était le seul journal anarchiste de langue française alors existant, écrivait (éditorial du 12 novembre 1881) que le mouvement ouvrier reprenait « avec une force nouvelle en Europe ». Puis, se référant à l’Espagne :

« Mais c’est surtout en Espagne qu’il prend en ce moment un développement sérieux. Après avoir couvé pendant huit ans, comme le feu sous la cendre, il vient de se manifester ouvertement par le dernier congrès de Barcelone auquel 140 organisations ouvrières se sont fait représenter par 16 délégués. Non pas des sections de 7 ou 8 membres que le hasard a réunis dans un quartier, mais des sections d’ouvriers du même métier, dont les membres se connaissent parfaitement et se voient chaque jour, qui sont animés des mêmes espérances, et qui ont pour ennemi commun le patron. et un but commun – celui de s’affranchir du joug du capital ; bref, une vraie organisation.

« Nous parcourons les numéros de La Revista Social, journal fait par les ouvriers eux-mêmes, et chacun nous apprend la création de nouvelles sections de métiers, soit l’adhésion de groupes existants, soit la fédération de groupes jadis isolés. En lisant le bulletin du mouvement espagnol nous nous sentons transportés vers les meilleurs temps de l’Internationale avec seulement cette différence : plus de netteté dans les aspirations, une conception plus claire de la lutte qu’il faut soutenir, et un tempérament plus révolutionnaire dans la grande masse du groupement.

« Une comparaison vient immédiatement sous la plume : la comparaison du mouvement qui s’opère en Espagne avec celui qui s’opère en France, toute à l’avantage de l’Espagne, toute au désavantage de la France. »

Après quelques autres considérations, Kropotkine insiste sur la différence entre les deux pays :

« Fidèles aux traditions anarchistes de l’Internationale, ces hommes intelligents, actifs, remuants ne vont pas faire bande à part pour poursuivre leur petit but ; ils restent dans la classe ouvrière, ils luttent avec elle, pour elle. Ils apportent leur énergie à l’organisation ouvrière et travaillent à constituer une force qui écrasera le capital au jour de la révolution : le corps de métier révolutionnaire. Sections de métiers, fédération de tous les métiers de la localité, de la région, et groupes de combat indépendants de tous les métiers, mais socialistes avant tout [14]. Voilà comment ils constituent les cadres de l’armée révolutionnaire...

« .... Nous ne saurons trop recommander aux ouvriers français de reprendre, comme leurs frères espagnols, les traditions de l’Internationale, de s’organiser en dehors de tout parti politique en inscrivant sur leur drapeau la solidarité dans la lutte contre le capital. »

Qu’il nous soit permis de commenter ce commentaire. Nous constatons d’abord qu’il a fallu, à cette époque, qu’un Russe publie le seul journal anarchiste existant en France, les anarchistes français n’étant ni assez nombreux, ni assez capables d’initiatives pour le faire eux-mêmes ; tandis qu’en Espagne... Cette différence est lourde de signification.

Ensuite, il ne pouvait être question, pour les ouvriers français, de revenir aux traditions de la Première Internationale, pour la simple raison que celle-ci n’avait jamais existé en France comme mouvement organisé, et que les quelques sections locales qui purent se constituer furent persécutées avec acharnement, tandis qu’en Espagne le mouvement disposa de quelques années pour prendre conscience de lui-même et apprendre à s’organiser.

Puis il manquait un Bakounine. Malgré toutes ses qualités, Kropotkine ne pouvait exercer cette influence, cette fascination qui caractérisaient le grand lutteur, qui fut aussi un grand penseur et grand organisateur. Il n’avait pas ce don de séduction, de compréhension humaine directe, qui faisait qu’un paysan ou un manœuvre se sentait de plain-pied en parlant avec celui qui, parce que et quoiqu’il était héréditairement un « barine », comprenait l’homme du peuple et savait se placer à son niveau.

Tout cela nous explique pourquoi, bien qu’il fût partisan de l’activité et de l’organisation ouvrières, Kropotkine ne put exercer sur ses camarades une influence comparable à celle de Bakounine. De plus, à cette époque le mouvement italien était, par l’impatience et la maladresse de ses personnalités les plus éminentes, presque réduit à l’état squelettique ; et la Fédération du Jura se trouvait dans une situation identique.

Cela nous explique aussi pourquoi le mouvement anarchiste français se constitua sur la base de groupes « de 7 ou 8 membres que le hasard a réunis dans un quartier », poursuivant « leurs petits buts » et délaissant les grandes tâches de la transformation sociale.

Kropotkine revint, au mois de juin de l’année suivante, sur l’exemple espagnol. Effort inutile. Il fallut l’activité terroriste et désastreuse de l’époque dite « héroïque », et une certaine désagrégation intérieure à conséquences de déviations diverses, pour qu’une partie des anarchistes se décide, vers 1895 et les années suivantes, à entrer dans les syndicats où ils apportèrent non seulement la pratique de la violence, comme l’écrivait Georges Sorel, mais un corps de doctrine dont les éléments principaux furent repris par l’école, maintenant si réduite, du syndicalisme révolutionnaire.

Revenons en Espagne. Des années ont passé, nous sommes en 1887 ; un congrès vient d’être célébré, qui lance un Manifeste publié dans le journal El Productor [15]. Nous y lisons :

« Nous proclamons l’acratie [16] (pas de gouvernement) et nous aspirons à un régime économico-social dans lequel, par l’accord des intérêts et la réciprocité des droits et des devoirs tous seront libres, tous contribueront à la production et jouiront du plus grand bonheur possible, qui consiste en ce que les produits consommés soient le fruit du travail de chacun, sans exploitation, et par conséquent sans les malédictions d’aucun exploité.

« La terre ne doit pas avoir de maître, pas plus que l’air et la lumière, les richesses du sous-sol, les forêts et tout ce qui n’est pas le fruit du travail des hommes.

« La science ne peut pas avoir de maître, pas plus que les moyens de production, conséquences et applications des connaissances scientifiques.

« La Terre, la Science, les machines de la grande industrie n’ont pas été créées par leurs détenteurs, mais elles se créent soit par des causes indépendantes de la volonté de l’homme, soit par le travail continu de tous les hommes...

« L’unité sociale est essentiellement le producteur... Le premier groupe social est le groupe de producteurs d’une même branche de travail. Le contrat fondamental se conclut entre le producteur et le groupe respectif de producteurs de la même branche.

« Les groupes de producteurs d’une même localité établissent un contrat par lequel ils constituent une entité facilitant l’échange, le crédit, l’instruction, l’hygiène et la police locale et ils concluent des contrats avec les autres localités pour le crédit et pour l’échange dans une sphère plus vaste, tels les communications, les services publics généraux et réciproques...

« La terre, les mines, les usines, les voies ferrées, et, en général, tous les moyens de production, de transport et d’échange sont concédés en usufruit aux collectivités de travailleurs. Le but final de la révolution est :

« La dissolution de l’Etat.

« L’expropriation des détenteurs du patrimoine universel.

« L’organisation de la société sur la base du travail de ceux qui peuvent produire ; la distribution rationnelle des produits du travail ; l’assistance de ceux qui ne sont pas encore aptes au travail ou qui ont cessé de l’être ; l’éducation physique et scientifique – intégrale – des futurs producteurs...

« Pour ces raisons, le congrès, qui considère la Fédération régionale espagnole comme un groupement libre dans lequel les travailleurs peuvent résoudre tous les cas particuliers par l’initiative commune lorsqu’une action unanime est nécessaire, reconnaît la liberté des individus et des collectivités pour qu’ils puissent se développer selon les conditions spéciales qui règlent la vie de chacun... »

De telles déclarations, de tels programmes où s’ajoutent souvent des conceptions ou des initiatives complémentaires montrent que les préoccupations constructives demeurent toujours au premier plan. Et sous ces préoccupations il y a invariablement une base doctrinaire fondamentale. inspiratrice des plans et des projets. Dans ce dernier Manifeste, ce qui demeure c’est la conception collectiviste proposée par Bakounine, et mitigée par la conception mutuelliste proudhonienne dont le trait caractéristique est la formule du contrat. Mais à la même époque il se produit une évolution importante, qui prouve que les cerveaux travaillent. Jusqu’à maintenant, suivant la doctrine collectiviste, et ainsi que nous l’avons vu à différentes reprises, chaque producteur devait jouir « du produit intégral de son travail ». Naturellement cette formule avait pour but de faire disparaître tout vestige d’exploitation de l’homme par l’homme ; mais un problème nouveau avait été posé par l’école communiste de l’anarchisme – et au fond, était posé implicitement dans les conceptions constructives de Bakounine : une partie importante des membres de la société, souvent la majorité n’était pas apte au travail, entendu comme apport producteur. La société était donc obligée de maintenir cette partie, et pour cela elle devait prélever, inévitablement, le nécessaire sur la part qui, selon le principe admis jusqu’alors, revenait aux producteurs. Ceux-ci ne pourraient donc pas « jouir du produit intégral de leur travail ». La formule qui s’imposait de plus en plus était celle du véritable communisme « à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses forces », que Louis Blanc avait préconisée et que Proudhon attaquait en partie parce qu’elle était conçue sous la forme de communisme d’Etat, en partie aussi parce qu’il repoussait, instinctivement, et l’on pourrait presque dire viscéralement, ce qu’il appelait « la communauté ». Nous accédons maintenant à une morale de solidarité intégrale, qui sera pratiquée par les collectivités de 1936-1939.

Sous l’impulsion de Marx et Engels, qui ont envoyé Lafargue sur place afin de combattre les internationalistes espagnols qui ne se soumettent pas à leurs directives, une autre organisation syndicale, marxiste et réformiste est née (ses fondateurs, groupés à Madrid, étaient 7). Mais elle ne présente ni la force morale, que donnent les convictions philosophiques et sociales basées sur un large humanisme, ni les caractéristiques de volonté et d’activité historique nées de l’idéal incorporé à l’action. En Espagne l’anarchisme, disons plutôt le socialisme fédéraliste antiautoritaire a précédé le socialisme autoritaire et d’Etat, bénéficiant ainsi de l’avantage du temps. Mais par l’influence qu’il a exercée sur les esprits il a aussi mieux conquis les hommes ; car non seulement il refusait l’autorité extérieure à l’individu : il influençait la société par son œuvre culturelle répandue dans les masses. N’oublions pas qu’en 1882 La Revista social, dirigée par Luis de Oteiza tire à 20 000 exemplaires, et est probablement la plus lue d’Espagne. D’autre part, dans l’histoire de l’anarchisme international nous ne connaissons pas de manifestation culturelle comparable à celle du Secundo Certamen Socialista [17] et il n’est peut-être pas inutile de souligner, une fois de plus, avec quelle facilité les anarchistes espagnols se classent comme une école du socialisme. En France, un tel comportement aurait été jugé, et condamné comme une impardonnable hérésie...

On comprendra mieux l’importance atteinte par ce mouvement quand on saura qu’en 1903, à Madrid, Tierra y Libertad qui sera par la suite – nous l’avons dit – le périodique traditionnel de l’anarchisme espagnol, devint quotidien sous la direction d’Abelardo Saavedra [18].

* * * * * * * * *

Pendant la période suivante, on enregistre un certain flottement dans la pensée jusqu’alors si lucide et précise de l’anarchisme espagnol. Car malheureusement, l’anarchisme français, si en retrait sur Proudhon et Bakounine, exerçait sur lui une influence intellectuellement et spirituellement restrictive. Son intervention tardive dans le mouvement syndical n’entraînait qu’une partie des militants. L’habitude des petits groupes que déplorait Kropotkine s’était trop bien implantée. Certes, on parlait bien de faire la révolution, mais on entrevoyait celle-ci comme l’apothéose du Grand Soir, romantique à ce point que Jean Grave et Charles Malato durent polémiquer avec leurs propres camarades pour qui toute organisation était forcément autoritaire et attentait aux droits de l’individu. Puis, comme la révolution tardait à se produire, on s’occupa de choses secondaires. L’individualisme apparut, avec sa revendication stirnérienne plus ou moins bien interprétée du « moi » ; la révolte devint purement négative, quand elle ne déviait pas sur de nombreux dadas marginaux : végétarisme, crudivorisme, naturisme, esthétisme, exaltation nietzschéenne, etc.

La France jouissait en Espagne d’un prestige immense. C’est de France qu’avaient été introduites, ou réintroduites bien des idées nouvelles, dont celles du républicanisme, du socialisme et de l’anarchisme. Bientôt les déviations anarchistes françaises furent importées par un certain nombre d’anarchistes espagnols [19].

Ces nouveautés se confondaient avec celles d’un certain anarchisme communiste qui rejetait l’activité syndicale, et la large prévision organique de l’avenir des anarchistes d’Espagne. Mais d’une part l’intensité même du problème espagnol limita ces fantaisies. D’autre part, le sentiment social naturel et l’esprit de solidarité si fortement présents dans la nature de l’Espagnol étaient trop puissants pour qu’un tel mouvement pût sombrer dans ces mortelles inepties. Aussi, l’existence des groupes anarchistes n’empêcha-t-elle pas l’activité sociale, d’abord, syndicale ensuite, de fomenter cette dynamique presque mystique de l’histoire qui pousse aux grands rêves et aux grandes actions.

L’idéal demeure au fond de l’âme espagnole. Pour le militant moyen, il ne s’agit pas d’abstractions philosophiques, mais de justice sociale, de travail organisé solidairement, de fraternité active grâce à la jouissance égalitaire des biens et des services. Le dernier paysan anarchiste sait cela, en partie sans doute parce que son sort est si dur qu’il ne peut chevaucher des chimères quand il s’agit de la question sociale. Et le congrès du théâtre de la Comedia, célébré à Madrid en 1919 confirme ce qui a toujours été : le but de la C.N.T. est le communisme libertaire ; pour y atteindre on décide de transformer les syndicats traditionnels de métiers en syndicats d’industrie [20] afin de mieux assurer la gestion de l’économie nouvelle. Ce que ratifiera, après dix ans de dictature civile et militaire le congrès de Saragosse de 1931, qui marque un nouveau départ de notre organisation syndicale.

Disons-le nettement : la résolution de caractère constructif votée par les délégués dans une situation qu’on sentait pré-révolutionnaire fut inférieure à la plupart de celles qui avaient été votées dans les congrès précédents. Mais l’incessante répétition des buts et des moyens, la volonté d’activités constructives des syndicats, des fédérations locales, cantonales, régionales, nationales, de leur cohésion, l’idée d’activités communales, de l’instruction généralisée, de vastes ateliers remplaçant ceux, vétustes, où les artisans et les petits entrepreneurs étaient si mal récompensés de leur travail, tout cela était demeuré dans l’esprit des militants de base, chez tous ceux qui, jusqu’alors, s’étaient donnés corps et âme au triomphe de l’idéal. Et l’on est surpris de voir comment, bien que les textes en soient ignorés par la génération qui fit la révolution, les résolutions des congrès de 1870, 1871, 1872, 1882 et autres sont appliquées, souvent comme à la lettre, dans les Collectivités agraires et les réalisations syndicales industrielles de 1936-1939.

Rappelons, avant de terminer ce chapitre, que pendant les cinq années de république (de 1931 à 1936), de nombreux essais avaient été publiés, qui s’efforçaient de préparer les réalisations constructives de la révolution. Pour la première fois dans l’histoire de l’anarchisme mondial, successivement Diego A. de Santillan, Higinio Noja Ruiz, Gaston Leval traitaient ces problèmes non sous forme d’utopies et d’anticipations imaginaires, mais en se basant sur la réalité concrète de l’économie du pays, à la lumière des statistiques concernant la production industrielle et agraire, le problème des matières premières, de l’énergie, des échanges internationaux, des services publics, etc. D’autres études, moins documentées, dont celle du docteur Isaac Puente intitulée El Comunismo libertario et des essais de moindre importance parurent aussi. Et l’on traduisit du français cinq ou six livres d’économistes comme Cornelissen, de théoriciens militants syndicalistes révolutionnaires comme Pierre Besnard, de sociologues moins rigoureux comme Sébastien Faure. Tout cela, édité avec bien d’autres livres et de nombreuses brochures par au minimum trois organismes éditoriaux, contribua à préparer la masse des militants pour ses tâches futures.

L’idéal poursuivi par les anarchistes communistes espagnols fut donc celui que les plus hauts esprits de l’humanité ont poursuivi, propagé depuis Platon, et peut-être certains stoïciens, jusqu’à nos jours. La révolution espagnole a réalisé ce que demandaient les premiers chrétiens, ce pour quoi au XIVè siècle luttèrent les Jacques, en France, et les paysans anglais conduits par John Ball en Angleterre, ceux d’Allemagne, que Thomas Münzer mena deux siècles plus tard, les niveleurs anglais inspirés par Everald et Winstanley, les frères Moraves, disciples de Jean Huss ; ce qu’ont préconisé Thomas Morus dans l’Utopie, et François Bacon, et Campanella dans La Cité du Soleil, et le curé Jean Meslier dans son célèbre Testament, trop méconnu, et Morelli dans son Naufrage des îles flottantes, et Mably qui, comme Morelli, inspira les meilleurs esprits de la révolution américaine, et les « enragés » de la révolution française, dont Jacques Roux, le « curé rouge ». Et la légion de penseurs et de réformateurs du XIXe siècle et du premier tiers de celui-ci. Elle est, dans l’histoire du monde, le premier essai d’application du rêve poursuivi par ce qu’il y eut de meilleur dans l’humanité. Elle est parvenue à réaliser, intégralement dans bien des cas, le plus bel idéal qu’ait conçu l’esprit humain, et ce sera sa gloire éternelle.

Les hommes et les luttes

Pour la plupart de ceux qui s’occupent d’histoire sociale, de réalisations ou de possibilités révolutionnaires, c’est à peu près exclusivement dans les régions industrialisées et chez le prolétariat industriel qu’il faut enquêter. Les régions agraires et les travailleurs de la terre sont, d’emblée, écartés. Plus encore, la classe sociale des petits paysans est réputée fatalement contre-révolutionnaire, surtout par la « science » marxiste selon laquelle les conditions d’existence et les techniques de travail condamnent leurs usagers à être les soutiens de la réaction, ou son incarnation. Marx insistait sur cette « loi » de l’histoire, affirmant même que la lutte entre la ville et la campagne avait été l’un des aspects dominants de la guerre des classes.

Il est vrai qu’en cette matière, maintes fois les paysans sont restés en arrière sur les citadins. Toutefois, rien n’est absolu, et les faits nous prouvent qu’on ne peut prétendre enfermer le déroulement de la vie des peuples dans des formules indiscutables. L’Espagne en est un exemple. En effet, s’il est vrai que le socialisme collectiviste antiétatiste préconisé par Bakounine apparut en 1869 à Madrid et à Barcelone, il ne tarda pas à se répandre dans des régions nettement agricoles, et aussi dans les villes dont l’économie était liée aux activités générales de l’agriculture. En fait le mouvement social et socialiste anarchiste s’étendit au nord, surtout en Catalogne, la plus industrielle, et au sud, en Andalousie, région où l’agriculture domine, qui embrasse presque tout le midi de l’Atlantique, au sud du Portugal, à la région du Levant, sur les côtes méditerranéennes.

C’est dans ces deux régions que l’on vendait, avant la révolution espagnole et depuis longtemps, le plus de journaux de propagande, de revues, de brochures, et que l’activité sociale, les luttes soutenues ont été parmi les plus intenses.

On peut en donner des explications diverses. Psychologiquement d’abord, car l’Andalou est peut-être le plus rétifs des Espagnols aux ordres venus du dehors, à la tutelle de l’Etat et de l’autorité représentée par l’homme de loi, ou le fonctionnaire. Economiques ensuite, car la structure de la propriété agraire sous la forme de très grandes fermes (cortijos) couvrant souvent des milliers d’hectares, qui employaient sur place, à demeure, un personnel salarié nombreux, misérablement payé, prédisposait les travailleurs à s’entendre pour la résistance et facilitait leur groupement. Ceux qui ont connu cette époque nous racontaient comment, le soir, laboureurs et moissonneurs, exténués par le labeur du jour, se réunissaient dans la grange où ils dormaient, et là, à la lueur de la lanterne unique celui qui savait lire faisait connaître à ses camarades le contenu des journaux révolutionnaires édités à Barcelone, ou dans les villes andalouses. Ainsi se répandait la Bonne Nouvelle.

Cela pourtant n’explique pas tout. Car, comme on le verra plus loin, c’est dans certaines provinces, le plus souvent parmi les petits propriétaires pouvant lutter plus librement grâce à leur indépendance économique, que se sont trouvés nos militants les plus tenaces, les plus héroïques et les plus efficaces.

D’autre part, si la faim, le chômage, la misère endémique constituaient des facteurs et des causes de guerre sociale, d’autres facteurs poussaient les adhérents dans leurs efforts de rénovation sociale. Nous revenons aux caractéristiques de la nature humaine. Abelardo Saavedra nous racontait comment, lorsque Francisco Ferrer entreprit de répandre la pédagogie nouvelle sous forme d’ « escuelas modernas », il avait, toujours dans cette vaste région andalouse – il était lui-même natif de Séville – fondé 148 petites écoles. Ferrer fournissait l’argent et le matériel, Abelardo Saavedra organisait. Mais il lui fallait trouver sur place des éléments de soutien matériel et des instituteurs. Les syndicats ouvriers les fournissaient. Presque toujours les enseignants étaient de jeunes militants ouvriers, autodidactes, qui s’attelaient à ces nouvelles tâches, et y réussissaient.

Il en fut de même hors de l’Andalousie. En 1919-1920, j’ai visité dans la région du Levant, particulièrement la province de Valence, plusieurs de ces écoles où l’on continuait au mieux l’œuvre du martyr de Montjuich [21]. Elles existaient surtout dans ce que nous pouvons appeler les petites villes rurales. Les ressources autrefois fournies par le grand fondateur manquant, le Syndicat local qui réunissait des travailleurs de tous les métiers, ou la fédération locale quand il existait plusieurs Syndicats, apportaient les fonds prélevés sur les cotisations versées. Souvent, l’école devenait le but principal, presque mystique, de l’association ouvrière. Et j’ai connu des paysans qui se privaient de tabac, leur seul plaisir de luxe, pour verser tous les mois un douro – cinq pesetas – afin de soutenir l’école maintenant appelée « rationaliste ».

On pourrait écrire des pages émouvantes sur le combat mené localement autour et à propos de ces réalisations où le caractère moral prédominait. Car, naturellement, elles se heurtaient à l’hostilité active des « caciques », grands propriétaires terriens, maîtres de la vie locale, qui faisaient bloc avec le curé, la garde civile, parfois le pharmacien et le médecin. Souvent, appliquant une vieille coutume, on arrêtait l’instituteur non officiel, et on le déportait à pied, menottes aux mains, entre deux gardes civils à cheval, vers des régions lointaines où il restait en résidence surveillée. Alors, presque toujours, le militant le plus instruit de l’endroit prenait la relève. Presque toujours aussi c’était son tour de connaître la déportation. Et un autre ouvrier ou paysan lui succédait, qui partait aussi, de prison en prison, pour les provinces lointaines. Parfois les autorités finissaient par fermer l’école. Et il arrivait que sur la résolution du Syndicat les élèves partent tous les matins, dans la montagne, avec un dernier maître improvisé, qui les faisait lire, leur enseignait en écrivant en l’air les mots et les chiffres, ou l’histoire naturelle par observation directe.

Ce que je viens d’écrire ne dépeint qu’un des aspects des luttes sociales qui, cela va de soi, s’appliquaient aux conditions de vie immédiates, mais étaient aussi inséparables d’une finalité supérieure. Certes elles revêtaient des formes multiples, telles les protestations, contre l’Etat qui soulevèrent tant de fois les paysans de France, d’Italie et d’Europe centrale, contre les agents du fisc aux siècles des grands rois et des empereurs ; mais s’y ajoutait une guerre de classes qui à cette époque avait pris un caractère beaucoup plus aigu que ce qu’on avait connu auparavant.

Nous allons, par des informations puisées à des sources sûres et remontant à une époque particulièrement troublée, énumérer des faits qui permettront de saisir l’importance du combat social mené par les déshérités révoltés de l’Espagne. Elles ne concernent qu’une période très limitée, mais l’intensité des faits qu’elles rapportent permet d’en imaginer l’acuité d’ensemble. Elles ne reconstituent pas l’ampleur des grèves générales, surtout andalouses, dans la dernière partie du XIXè siècle, grèves qui paralysaient tout dans les villes, les villages et les campagnes, où les pâtres lâchaient les troupeaux dans les montagnes, les nourrices rendaient les nourrissons aux dames de l’aristocratie, le personnel domestique se joignait aux salariés industriels. Toutefois ce qui suit, et qui commence dix ans après la naissance du mouvement libertaire espagnol, nous permettra de mieux comprendre le sens de cette lutte sociale.

Année 1879. – Exécution, au garrot, du paysan anarchiste Oliva, condamné pour des raisons sociales – sans doute pour avoir commis un attentat contre un « cacique ». Dissolution des sociétés ouvrières à Tarragone (Catalogne) et d’une coopérative dans le village d’Olivera (province de Cadix). A Valence, grève des fermiers et métayers qui refusent de payer les propriétaires. Intervention de la garde civile, nombreuses arrestations, proclamations des grévistes apposées sur les arbres, 75 paysans grévistes sont déportés, sans condamnation, aux îles Mariannes (archipel des Philippines, alors colonies espagnoles). A Arcos de la Frontera (province de Cadix), à Grenade, Ronda, Jaén – tout en Andalousie – manifestations de chômeurs demandant du travail et du pain. Arrestations nombreuses. En plusieurs endroits, le peuple pille les boulangeries et les boucheries.

En juin et juillet, incendie de récoltes, vignobles, forêts, moisson et granges des grands propriétaires de Castille, d’Estrémadure, de la région valencienne, et surtout d’Andalousie où les brasiers continuent pendant le mois d’août. Un nommé Moncasi est exécuté, sans doute encore au garrot, pour attentat contre un patron. Il est suivi par Francisco Otero Gonzalez, qui a tiré sans résultat deux balles de pistolet contre un riche.

1880. – Des bandes saccagent les églises et les bureaux des percepteurs, rançonnent les riches dans les provinces de Tarragone, Tolède, Ciudad Real (ces deux dernières en pleine Nouvelle-Castille). Agitation en Andalousie. D’après La Revista Social, 4.566 lopins de terres ont été saisis et vendus par le fisc. Puis 51.854 autres lopins sont à leur tour saisis, mais non vendus par manque d’acheteurs. Dans les premiers mois de 1880, c’est le tour de 39.000 autres lopins.

En mai et juin, des incendies de mas, de vignobles des grands propriétaires ont lieu dans la région de Xérès, en Andalousie. Dans cette ville, depuis vingt-trois mois, 13 militants sont emprisonnés, accusés d’incendies qui ont eu lieu à Arcos ; deux d’entre eux, Manuel Alvarez et José Campos Rodriguez meurent. Une bombe éclate devant la maison de l’alcalde, de La Corogne, en Galice.

Dans la province de Huelva (Andalousie), extermination des troupeaux par les grévistes et destruction de plantations d’arbres. Une douzaine – ou une quinzaine de soulèvements contre les agents du fisc, dans différentes parties du pays (Valls, Arriate, Orense, en Galice ; Almodovar (province de Ciudad Real), etc.

Toujours en 1880, des incendies sont allumés dans les campagnes de la province de Cordoue. Des milliers d’hectares de céréales sont détruits, dont 84 appartenant au duc d’Albe. A nouveau des demeures de riches brûlent. La misère exaspère le peuple. Le journal libéral El Siglo déclare : « Nous préférons nous retirer dans la vie privée, car nous sommes convaincus que la révolution triomphant en Espagne tomberait immédiatement aux mains de tous les éléments démagogiques du pays. » Un pétard éclate au couvent des jésuites de Gandia (province de Valence). Ceux-ci vont s’établir dans la maison du duc de Pastraña, qui est incendiée par les révolutionnaires.

Le 3 août, trois auteurs d’un déraillement et de l’attaque d’un train près d’Alcazar, en Castille, sont fusillés. Le 17, quatre condamnés à mort sont exécutés à Berzocana, le 18, un à Riaza, le 19, un à Marchena : dix exécutions en dix jours. Un organe clandestin paraît, El Municipio libre, distribué dans les villes et les campagnes. La maison du collecteur d’impôts, de Requeña (province de Valence) est prise d’assaut, les livres comptables sont brûlés sur la place publique avec une partie des archives de la municipalité. La troupe intervient, le peuple fait face. Dans la ville-village d’Alcoy, province de Valence [22] les jésuites sont obligés de partir devant l’attitude hostile du peuple. Des militants sont arrêtés à Malaga où l’imprimerie clandestine de El Municipio Libre est découverte.

1881. – Du 24 au 26 septembre, un congrès de fédérations « comatules » (cantonales) a lieu à Barcelone. Par leur structure même, nombre de ces fédérations sont basées sur les travailleurs des champs groupés dans les organisations syndicales. Deux cents sections sont représentées, 136 délégués y prennent part. A l’unanimité moins huit voix, une résolution est votée, déclarant que le but poursuivi est l’anarchisme collectiviste. Les opposants sont partisans du socialisme d’Etat marxiste.

1882. – Congrès national (appelé régional, l’Espagne étant considérée par les libertaires comme une région de l’Internationale), à Séville ; 212 délégués, 10 régions organiquement constituées, 218 fédérations locales, 633 sections syndicales et 59.711 fédérés. Ce dernier chiffre se décompose comme suit Andalousie de l’Ouest, 17.021 adhérents ; Andalousie de l’Est, 13.026 ; Aragon. 689 ; Catalogne, 13.181 ; Vieille-Castille, 1.036 ; Nouvelle-Castille, 515 ; Murcie, 265 ; Galice, 847 ; Pays basque, 710 ; Valence, 2.355. Chiffres très inférieurs à ceux des gens du peuple qui prennent part aux luttes sociales.

Il y a décalage (qui sera rectifié par la suite) entre le total et les chiffres régionaux ou locaux. L’importance du mouvement n’en apparaît pas moins, étant donné son caractère idéologique. Soulignons aussi quels efforts, souvent extraordinaires, impliquait la présence de si nombreux délégués dont une bonne partie a dû voyager à pied, ou traverser l’Espagne dans des conditions invraisemblables.

Observons aussi qu’à ce dernier congrès il a été décidé, presque trente ans avant que Francisco Ferrer n’entreprenne cette tâche qui lui coûta la vie, de fonder des écoles non soumises à la tutelle de l’Eglise et de l’Etat.

En Andalousie toujours, la fédération locale de Séville où, à cette époque, la vie sociale est solidaire des activités agraires, compte 53 sections syndicales et 6.000 adhérents. Immédiatement après les congrès de Séville, sept nouvelles fédérations locales sont organisées dans la province, 19 sections ont adhéré à la fédération régionale andalouse. Chaque numéro du périodique El Trabajo (Le Travail) qui paraît à Malaga, annonce la fondation d’une vingtaine de sections syndicales où les travailleurs des champs adhèrent en grand nombre. Sur les 18.000 exemplaires de La Revista Social, 8.000 sont vendus dans la seule Andalousie. N’oublions pas qu’alors l’Espagne ne compte que 18 millions d’habitants, dont 65 % d’illettrés. Ajoutons qu’une vingtaine de congrès régionaux avaient précédé le congrès de Séville pour étudier l’ordre du jour et décider des propositions qui y seraient émises.

1883. – La Revista Social annonce qu’à Marchena, un ouvrier gagne de 2 à 3 « réales » (1 « réal » = un quart de peseta). On compte 30.000 chômeurs dans la campagne andalouse ; la fédération en secourt 3.500 (il y a donc une pratique d’entraide limitée aux ressources disponibles). Le gouvernement « ferme les bibliothèques et les écoles ouvrières ».

Mais le caractère violent, exaspéré de la lutte sociale a provoqué la constitution d’une organisation secrète, la « Mano Negra » (la main noire). Plus de 400 personnes sont arrêtées, accusées d’en faire partie. Des militants de la province de Valence sont déportés aux îles Mariannes. Bientôt 2.000 travailleurs sont inculpés d’appartenir à cette société mystérieuse ; la terreur règne. Les fédérations locales se dissolvent, des perquisitions ont lieu à peu près partout dans le pays, des crimes sociaux sont commis, la garde civile perquisitionne nuit et jour, arrête, emprisonne, torture. Un grand procès se prépare à Montilla (province de Cadix-Andalousie). A la bibliothèque-école de La Linea (province de Cadix), la garde civile s’empare des meubles, tables, livres, mappemondes, etc.

En mai, premiers procès de la Mano Negra. L’avocat général réclame trente peines de mort. Cinq malheureux condamnés seront exécutés. La police prétend avoir découvert une nouvelle organisation secrète dont vingt membres seraient arrêtés.

1885-1886-1887. – A La Corogne (Galice), révolte des paysans contre l’octroi. Livres, papiers, registres sont jetés au feu. La troupe tire, l’insurrection dure deux jours. Les paysans de Canollas [23], province de Barcelone, refusent de payer les impôts, cent hommes armés de bâtons obligent le percepteur à se retirer. D’après le journal libertaire El Obrero (l’Ouvrier), rien qu’en décembre 1886 l’Etat a saisi 75 fermes à Jodar, 32.000 dans la province de Logroflo, 4.000 dans les Baléares, pour arriérés d’impôts. A Onteniente, province de Valence, le peuple prend d’assaut la municipalité au cri de « A bas les impôts ! » et brûle les documents comptables. On calcule que de 1880 à 1886 le ministère des Finances a saisi judiciairement 99.931 propriétés rurales et urbaines. Depuis la Restauration, en treize ans, le total s’élèverait à 999.000 [24].

Le chiffre est énorme, et nous ne pouvons, rétrospectivement, le vérifier. Toutefois on annonce en mai 1887, que dans la région d’Alcañiz (province de Teruel), 3.000 fermes doivent être vendues pour non-paiement d’impôts. De nouvelles et nombreuses émeutes sont signalées en divers endroits contre les octrois, avec des morts, des blessés, car la garde civile tire, tire... Arrestations dans toute l’Andalousie pour contrecarrer la campagne pour les martyrs de Chicago. A Grazamela (province de Cadix), 24 hommes et 6 femmes sont emprisonnés. Dans bien des petites villes (à Rio Tinto, province de Huelva, Andalousie, par exemple), solidarité active entre les mouvements des ouvriers d’usine et les mineurs. Misère noire dans de nombreux villages et petites villes d’Andalousie. A La Loja (province de Grenade), Ecija, Los Arcos, Sanlucar, Grazamela, les maires télégraphient au gouvernement de Madrid demandant des secours et des troupes. Le journal portugais Grito do Povo annonce 414.565 confiscations de propriétés (sans spécifier en combien de temps), dont 63.562 dans la province de Cuenca (Nouvelle-Castille), 73.395 dans la province de Saragosse. Les paysans de Vieille-Castille émigrent en masses.

Ce que nous venons d’énumérer, et qui est forcément incomplet quant aux luttes sociales menées dans cette période de douze ans, permet de juger de l’intensité des combats menés par le peuple dans toutes les régions d’Espagne – excepté probablement le Pays basque.

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D’autres facteurs complètent l’explication du comportement des populations des campagnes, et l’on aurait tort de juger de l’attitude de ces dernières d’après les seules révoltes désespérées dont nous venons de donner l’idée. Certes, la lutte est en dents de scie, il est des périodes où elle s’atténue, où la répression qui met hors la loi, pendant des années, les Syndicats paysans, prend le dessus, où une certaine résignation semble s’emparer du plus grand nombre. Mais les militants libertaires sont toujours là, comme un ferment, comme un levain. Ils continuent d’influencer par l’action, ou par la propagande, la diffusion des journaux et des revues, la création de bibliothèques, même 1’adhésion à la section locale du parti républicain quand il en existe une. Ils font preuve d’une volonté, d’un stoïcisme, d’un héroïsme souvent bouleversants. C’est par centaines, par milliers qu’ils ont connu – souvent pour combien d’années ! – la prison, le bagne, la déportation, l’exil, le boycottage des « caciques » et de leurs administrateurs, des patrons, des commerçants refusant le crédit, les persécutions sans nombre. Mais cette lutte a trempé les hommes, forgé des volontés admirables. Nous avons dit, et nous verrons davantage que, souvent, les petits propriétaires jouissant d’une certaine indépendance matérielle, pouvaient agir et lutter avec plus d’efficacité que les salariés. Ce sont ces petits propriétaires libertaires, indépendants qui avaient le plus contribué, pendant les années 1915-1920, à la renaissance du mouvement libertaire dans la ville même de Valence où, sous le régime monarchiste, le républicanisme avait accaparé l’opposition. Le dimanche matin, délaissant leurs travaux, ils descendaient des villages, des montagnes, ou venaient de la Huerta, apporter leur concours à ceux qui, dans la ville, s’efforçaient de remettre sur pied les forces que les répressions avaient balayées. Ils furent les soutiens, les principaux artisans de cette réapparition.

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C’est dans la région du Levant que j’ ai connu Narciso Poimireau [25] qui habitait le village de Pedralva, dans la région montagneuse et pauvre de la province de Valence, où il possédait des terres et pouvait figurer parmi les bien nantis de l’endroit. Et pourtant, Narciso Poimireau, grand, sec, au cœur d’or et à l’esprit illuminé, était l’agitateur par excellence du canton de Lina, qui offre peut-être l’histoire sociale la plus intéressante de la région du Levant.

Il travaillait ses terres, et le soir, partait à pied pour ne pas fatiguer sa mule, qui comme lui, devait travailler le lendemain – parcourant les chemins rocailleux, allant d’un village à l’autre, prêchant l’évangile libertaire, et organisant les paysans. Il avait fondé de ses deniers, et maintenait une école rationaliste dont sa fille était l’institutrice. En même temps que la lutte contre les riches exploiteurs il menait le combat contre le curé. Il parlait aussi dans les meetings mais au sein de notre mouvement il était dans la région, par sa hauteur morale, le guide éclairé et pondéré, qui calmait les élans de la colère et s’opposait aux fureurs de la haine.

Quand les troupes franquistes arrivèrent, ses adversaires locaux qu’il n’avait pourtant pas poursuivis pendant la période antifranquiste l’arrêtèrent. On n’entendit pas parler de lui durant un certain temps, puis un jour les autorités convoquèrent les habitants sur la place du village. Et devant eux, par dérision, elles firent circuler une charrette sur laquelle se trouvait une grande cage de bois. Dans la cage, Narciso Poimireau enfermé comme Don Quichotte à son retour lamentable, et donné en spectacle public aux moqueries des gens autoritairement rassemblés. « Mais les gens ne se moquèrent pas de moi ; ils me regardaient avec peine, les franquistes en furent pour leurs frais », racontait-il dans la prison à celui qui m’a rapporté ces faits. Narciso Poimireau que j’avais connu, chez qui j’étais descendu deux fois quand j’étais allé parler à Pedralva, fut fusillé par les franquistes.

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Passons au nord de l’Aragon. Voici un autre de ces hommes exceptionnels qui forcent l’admiration. Il s’appelle Juan Ric, il vit encore, quelque part en France. Il habitait Binéfar, dans la province de Huesca, était propriétaire de 15 hectares de bonne terre irriguée – une fortune – élevait et revendait une centaine de moutons par an, possédait deux mules et tenait, avec sa femme, une épicerie lui appartenant. En même temps il était le principal animateur du mouvement syndical libertaire local et cantonal.

Toujours se dépensant avec une vitalité inépuisable, il fut à plusieurs reprises poursuivi pour activités subversives. Une tentative insurrectionnelle prématurée ayant eu lieu en décembre 1934, et des gardes civils étant tombés dans la lutte, il se vit condamné deux fois à perpétuité (la condamnation à perpétuité était alors de trente-trois ans), et à une quinzaine d’années supplémentaires. En tout quelque quatre-vingt deux ans : Ric ne sait plus au juste. Il sortit de prison avec l’amnistie de 1936, et naturellement reprit aussitôt la lutte. Naturellement aussi, il fut quelques mois plus tard à l’avant-garde de la contre-offensive antifranquiste. Naturellement encore je le trouvai, toujours actif et souriant, principal animateur de l’organisation collectiviste du canton de Binéfar dont il sera question plus loin. Il dut passer les Pyrénées au moment de l’avance franquiste, connut les camps de concentration français [26], puis celui de Dachau où l’emmena la police hitlérienne et dont il revint par miracle et il est prêt, demain, s’il peut retourner à Binéfar où la population refusa d’acheter ses terres que les franquistes avaient mises aux enchères, à recommencer l’expérience d’une collectivité égalitaire et libertaire avec le même enthousiasme, la même volonté, la même foi illuminée.

Combien d’autres biographies, riches, passionnantes, d’hommes exceptionnels, de révolutionnaires libertaires, paysans, petits propriétaires et salariés, apôtres obstinés de la révolution parce qu’apôtres de la justice et de l’amour pourraiton écrire ! J’ai sous la main un bref récit de lutte sociale qu’a rédigé sur ma demande un de ces hommes, qui fut la figure de proue des luttes paysannes à Navalmoral de la Mata, petite ville de 7.500 habitants dans la province de Cacérès, en Estrémadure. Il fut deux fois condamné à mort, grièvement blessé dans les combats contre les forces franquistes. passa dix-huit ans au bagne, et s’il en avait la force et les possibilités, serait, lui aussi, j’en suis certain, prêt à recommencer les luttes que je vais résumer à mon tour. Mais ce héros inconnu, modeste et obscur, éprouve, avant de parler de lui, le besoin de rendre hommage à un autre héros modeste et inconnu. Lisons-le :

« Je veux, avant de commencer, parler d’Alfonso Gonzalez, le plus vieux militant de Navalmoral. Il fut notre père à tous en anarchie, emprisonné maintes fois, deux fois condamné à mort, arrêté par les franquistes le 22 juillet 1936, et remis en liberté en 1942 ; puis arrêté de nouveau en 1944 parce qu’il servait d’agent de liaison aux guérilleros de la région, il fut condamné au bagne et enfermé dans le pénitencier d’Ocaña. Il purgea sa peine, et revint ; à 84 ans, les autorités l’expulsèrent de Navalmoral. Il passa six mois au village de Talayuela, et revint à Navalmoral où il mourut six mois plus tard. Par testament devant notaire, il exigeait un enterrement civil. Les autorités voulurent passer outre, mais le notaire obtint que fût respectée la volonté du vieux lutteur. On ouvrit une brèche dans le mur du cimetière pour que le passage du corps dans les allées bénies par Dieu et par les prêtres ne contaminât pas les autres tombes, et on l’enterra dans un coin à part. »

Espérons que les générations futures élèveront un monument à Alfonso Gonzalez. Mais il faudrait en élever tant d’autres !

Et voici, résumé, ce qui concerne Ambrosio Marcos :

« L’opposition libérale, qui constituait déjà un pas important à Navalmoral, apparut, aux temps de la monarchie, vers la fin du siècle dernier, en la personnalité de républicains éminents, qui laissèrent un beau souvenir dans la mémoire du peuple. L’un d’eux fonda une grande bibliothèque publique où l’on trouvait tous les livres de culture générale et ceux traitant du problème social, donc on le comprend, des livres de sociologie anarchiste si nombreux en Espagne. Cela n’est nullement surprenant, car certains courants républicains maintenaient un contact fraternel avec le mouvement ouvrier révolutionnaire dans l’opposition anti-monarchiste. Les conflits sociaux se produisirent sous forme de grèves agraires, de luttes contre les grands propriétaires. Les détails nous manquent, mais au début du siècle, on parle de la Main Noire qui causait une telle terreur que les mères en menaçaient leurs enfants ! Elle remplaçait le diable. »

En 1905, le peuple de Navalmoral se soulève pour défendre l’alcade libéral qui vient d’être élu, et contre qui le marquis de Comillas, qui passe pour l’homme le plus riche d’Espagne et possède des terres dans la juridiction de Navalmoral comme dans beaucoup d’autres régions, a opposé son veto. Une compagnie de la garde civile accourt, avec fusils et mitrailleuses, soutenir les forces locales ; après des escarmouches, elle finit par se retirer et le peuple triomphe. Dans les années suivantes, on enregistre des manifestations contre la cherté de la vie. En 1916 une Fédération ouvrière locale est fondée, qui adhère à l’Union générale des Travailleurs (socialiste et réformiste). Mais se trouvent sur place des militants libertaires qui, un an plus tard, entraînent cette Fédération à la Confédération nationale du Travail. Des conflits sociaux habituels se produisent, et en 1924 Primo de Rivera établit sa dictature. Les Syndicats sont fermés, comme dans de nombreuses autres villes et régions d’Espagne, où l’agitation sociale est intense. Alors apparaît cette espèce de génie de la clandestinité que nous avons déjà constaté. Le mouvement syndical se maintient malgré la fermeture des Syndicats, les syndiqués cotisent, se réunissent dans les champs (ailleurs ce sera dans les montagnes ou dans les bois). Comme la loi n’interdit pas la constitution de groupes de travail, ni même de certaines formes d’association, les charretiers s’organisent en collectivité de travail. En pleine répression, ils vont au-delà du salariat. Des travailleurs d’autres métiers font comme eux [27].

Primo de Rivera abandonne le pouvoir en novembre 1930. Le Syndicat se reconstitue immédiatement. En un mois il compte 1.500 adhérents. Les paysans s’inscrivent à leur tour. Ils sont bientôt 400, les uns sans terre, les autres ne possédant que quelques ares de « secano » (terre sèche). Ambrosio Marcos s’est occupé de l’organisation mutualiste agricole, qui avait été fondée par des militants catholiques, ou socialement neutres. Terrien lui-même, et aidé par d’autres ouvriers et paysans, il influe sur les adhérents, les gagne à la lutte pour la terre, et en janvier 1931, les travailleurs des champs et les paysans pauvres s’emparent des propriétés du marquis de Comillas et d’autres très grands possesseurs de ces terres toujours incultes, dont ils avaient envie depuis toujours. Ils y vont en masse, se mettent à labourer, à désherber, à semer. La garde civile intervient, les hommes feignent de céder, se retirent, avec leurs bêtes, leurs charrues, leurs outils ; la garde civile reste sur le terrain, victorieuse. Mais au lieu de rentrer chez eux, les paysans vont de l’autre côté du village, sur une autre terre, où ils recommencent le même travail. Les femmes et les enfants leur apportent à boire et à manger et restent sur les routes pour prévenir de l’arrivée de l’ennemi qui finit par se lasser de ce jeu de cache-cache, et par laisser aux paysans le fruit de leur installation.

En avril 1931, la République est proclamée. Les nouvelles autorités font ce que n ont pas fait celles de l’époque monarchique. Un procès contre les paysans durera plusieurs mois. Ils sont condamnés à payer une indemnité pour l’usage de la terre mais ne paient pas. Juillet venu, ils emportent la récolte. L’hiver (1931-1932) arrive. Les propriétaires veulent récupérer leurs biens, les paysans résistent. La garde civile intervient, toujours fusil au poing, mais de nouveau bat en retraite.

Un jour de printemps une caravane de 500 laboureurs reprend le chemin des champs. Fourmilière humaine qui se met à travailler. L’affaire fait grand bruit, la presse madrilène en parle, des reporters, journalistes et photographes vont enquêter sur place. Dans d’autres régions, d’autres paysans envahissent les propriétés non cultivées, et la garde civile, maintenant républicaine, commence à tirer. Pour le moment les armes se taisent encore à Navalmoral de la Mata, « car ils ont peur de nous » écrit Ambrosio Marcos. L’année 1933 arrive. Le labourage collectif continue dans les terres occupées, mais les rapports sont de plus en plus tendus. Les conflits sont continuels entre les grands terratenientes, les caciques ou leurs administrateurs appuyés par la force armée d’une part, et les paysans, les Syndicats ouvriers, d’autre part. Au mois de mars, huit des principaux militants, dont naturellement Ambrosio Marcos, sont arrêtés, la nuit, clandestinement. Ordre a été donné de leur appliquer la « loi de fugue » [28]. Mais en une heure la nouvelle est connue, le téléphone marche, toute la population descend dans la rue, coupe au loin des routes pour empêcher l’arrivée des détenus à la prison provinciale de Cacérès. Les autorités font changer l’itinéraire des voitures, on n’ose pas appliquer la loi de fugue, et à trois heures du matin nos camarades arrivent sains et saufs à l’établissement auquel ils étaient destinés. Mais quand le jour se lève à Navalmoral, non seulement toutes les routes demeurent coupées : la mairie est enlevée d’assaut, les autorités sont prises comme otages par les paysans, les travailleurs, salariés ou non.

On ne relâcha pas les emprisonnés, où on voulait décapiter coûte que coûte le mouvement d’expropriation. Mais ils furent remplacés par d’autres militants, et l’agitation continua à Navalmoral de la Mata.

Grève des journaliers paysans en mai et en août, au moment de la récolte chez les propriétaires moyens. Les autorités gouvernementales républicaines, très différentes des figures apostoliques du premier républicanisme, interviennent. Mais le mouvement s’étend dans les villages environnants, à Peralta de la Mata, village sans importance, où notre organisation compte 500 adhérents, à Valdeuncar, où elle en compte 200, à Josandilla de la Vera, à Villanueva de la Vera. Et il gagne la prochaine province castillane de Plasencia, séculairement endormie.

En décembre 1933, pour réagir contre le triomphe électoral des droites, une tentative de grève générale nationale, qui sera une erreur tactique, est décrétée par la Confédération nationale du Travail. A Oliva de Plasencia, la mairie est prise d’assaut, mais c’est à Navalmoral que l’attaque se montre la plus puissante. Pendant trois jours le peuple est maître de la ville. Il y a bataille, et la garde civile et la garde d’assaut finissent par faire battre en retraite les forces de la C.N.T.

Trente-cinq militants, presque tous des paysans, comparurent devant le tribunal et furent condamnés au bagne. Ils en sortirent quand les gauches triomphantes aux élections d’avril 1936 accordèrent l’amnistie. Pendant ce temps, devant les forces supérieures de l’adversaire, les paysans de Navalmoral de la Mata avaient perdu une partie du terrain gagné. Mais ils avaient aussi conquis certains droits d’usufruit de la terre. Ambrosio Marcos résume modestement le résultat de cette épopée, qui se termina, hélas, par le triomphe des forces franquistes, bientôt présentes et victorieuses après leur attaque du 19 juillet 1936 :

« On peut dire, à propos de l’organisation de l’agriculture, que nos Collectivités n’étaient pas l’application du communisme libertaire intégral [29], mais que, si nous tenons compte des circonstances, il n’y eut pas un seul échec. C’est le plus important, car tout échec cause un recul et sème le désarroi. Il fallait prouver que nos idées étaient viables, que notre programme était réalisable. Malgré les autorités et les propriétaires, le premier essai de la culture en commun fut réalisé. Les plus malheureux furent secourus, les plus forts aidèrent les plus faibles. Des ouvriers se firent paysans pour prendre part à cette réalisation nouvelle. On aida les gens d’autres localités. Quand eut lieu, dans les Asturies, la grève de Duro-Felguera [30] on envoya un wagon de pois chiches et de nombreux sacs de pommes de terre aux grévistes, ainsi que de l’argent. Les grévistes du central téléphonique de Madrid furent aussi aidés par nous, et d’autres actes de solidarité s’accomplirent. »

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Nous n’avons jusqu’ici que donné un aperçu – limité dans le temps et même quant à l’aire géographique espagnole -, de l’acuité de la lutte sociale dans les zones paysannes et agraires espagnoles. Mais malgré son intensité, parfois sauvage, cette lutte fut peut-être surpassée par celle qui se livra dans les villes. D’abord, en Andalousie, particulièrement, ville et campagne marchèrent souvent ensemble, les conflits sociaux s’interpénétrant. Mais dans les zones industrielles, surtout celle de la Catalogne, le mouvement acquit rapidement une ampleur et une vigueur surprenantes.

Dès le début du siècle, la Catalogne concentrait 70 % de l’industrie espagnole. L’utilisation des chutes d’eau descendues des Pyrénées, le contact permanent avec la France, la large ouverture sur la Méditerranée, l’apport de capitaux franco-belges et l’initiative des hommes firent que cette région, sans matières premières de base, développa à temps une industrie de transformation qui atteignit une très grande importance.

Les conditions étaient donc réunies pour la constitution de Syndicats ouvriers qui étaient apparus déjà dans la première moitié du XIXè siècle (comme ils étaient apparus en Italie), si bien qu’en 1840, il existait non seulement des sociétés de résistance ouvrière, mais des fédérations de métiers qui, comme celle des Tisserands s’étendaient dans toute la région, et celle des trois industries de la vapeur qui, fédérées, pouvaient être comparées par Anselmo Lorenzo aux trade-unions constituées en Angleterre.

Et à partir de 1870, le mouvement syndical anarchiste est une école révolutionnaire, libre d’interférences, dans laquelle les organisations ouvrières les plus importantes assument leur destin. Grèves partielles, grèves générales, sabotages, manifestations publiques, meetings, combat contre les briseurs de grève (il y en avait aussi), emprisonnements, déportations, procès, insurrections, lock-out, attentats parfois...

L’auteur de ces lignes arriva à Barcelone en juin 1915. A ce moment, la Confédération nationale du Travail d’Espagne, fondée cinq ans plus tôt, traversait une période difficile. Les meetings contre la guerre mondiale organisés par les nôtres attiraient moins de monde que n’en attiraient ceux des républicains réclamant l’intervention de l’Espagne aux côtés des Alliés. Pourtant il y avait, à Barcelone, quatre centres ouvriers appelés « Ateneos » parce qu’on trouvait dans chacun d’eux une bibliothèque, des tables où s’installer pour lire, et l’on y donnait des conférences. Le mouvement des groupes anarchistes agissait en concordance avec la C.N.T.

Mais vint la révolution russe, dont l’influence déferla sur l’Occident, et qui éveilla tant d’espérances. Immédiatement les Syndicats virent grossir leurs effectifs, les grèves se multiplièrent, la lutte sociale s’intensifia, toujours de force à force, d’organisation ouvrière à organisation patronale. C’est le moment où notre hebdomadaire, Solidaridad Obrera, que Francisco Ferrer avait contribué à fonder, devint quotidien. Deux ans plus tard (1919) nous avions six quotidiens du même nom (à Barcelone, à Bilbao, Saragosse, Madrid, Valence, Séville), et une dizaine d’hebdomadaires paraissaient dans différentes régions d’Espagne. A quoi il faut ajouter des revues comme Paginas libres, magnifique publication que dirigeait à Séville le docteur Pedro Vallina, et La Revista Blanca, éditée à Barcelone.

Dans les campagnes d’Andalousie, les récoltes flambaient, mais dans les villes, en Catalogne. en Aragon, dans certains centres industriels du nord de l’Espagne, les grèves succédaient aux grèves.

La plus importante est restée dans l’histoire sociale de l’Espagne sous le nom de grève de La Canadiense (La Canadienne), déclenchée en décembre 1920, à Lérida, chef-lieu de la province du même nom, à 150 km de Barcelone. Cette entreprise canadienne construisait un barrage important qui devait permettre l’installation d’une grande centrale électrique. Quelques ouvriers furent renvoyés, leurs camarades firent aussitôt grève de solidarité, et devant la résistance de la compagnie, le mouvement s’étendit à toute la province d’abord, puis aux trois autres provinces catalanes. On a rarement vu grève générale plus complète, plus absolue, plus impressionnante. Non seulement les ateliers, fabriques et usines, mais tous les moyens de transport furent paralysés. Les forces ouvrières faisaient la loi dans la rue. Seuls les médecins avaient le droit de circuler. Cafés, hôtels, restaurants, tout était fermé. Le soir, obscurité complète dans tout Barcelone. Cette grève, qui dura du 5 février au 20 mars 1919 fut une extraordinaire bataille livrée contre le patronat et les autorités.

Mais la répression fut déclenchée. La loi espagnole permettait – et elle ne cessa pas de permettre – même pendant la République qui au contraire aggrava la législation répressive – d’emprisonner administrativement soit des délinquants de droit commun, même s’ils avaient purgé leur peine, soit les adversaires politiques, et surtout les militants ouvriers jugés subversifs, ou dangereux pour l’ordre public.

Cela donnait au pouvoir politique des possibilités d’action dont il usait largement. Dans la période qui va de 1920 à 1924, il y eut des moments où les emprisonnés se comptaient par milliers. Non seulement la « carcel modelo » (prison modèle) de Barcelone en regorgeait, mais il fallut les parquer dans les Arènes monumentales, et en charger des bateaux entiers dans l’avant-port, comme en France on avait fait après la Commune en utilisant les pontons. Qui a vécu ces heures d’intense effervescence ne peut oublier.

Mais ce n’était pas tout. Tant que l’Espagne avait eu des colonies, on y déportait les ennemis du régime comme les communards l’avaient été en Nouvelle Calédonie. A l’époque de la grève de la Canadiense, à part l’île de Fernando Po, où l’auteur de ces lignes faillit bien aller, on disposait de l’île de Mahon, dans la Méditerranée. C’était trop peu. Aussi eut-on recours à la déportation dans l’Espagne même. Des convois étaient formés de prisonniers enchaînés deux par deux reliés par une même corde. C’est pourquoi on appelait ces convois les « cuerdas de deportados ». On les emmenait ainsi 30, 40, 50, sur les routes, escortés par la garde civile à cheval, toujours prête à faire usage du fusil Mauser dont chaque homme au bicorne ciré était armé. Il s’agissait de reléguer ces ouvriers révolutionnaires dans les régions les plus isolées, à 500, 600 km ou plus afin de les couper des masses. Mais quand la foi possède les hommes, ces moyens ne suffisent pas. Les « cuerdas de deportados » donnaient finalement des résultats contraires à ceux poursuivis.

Sur le chemin parcouru, le spectacle qu’offraient les déportés excitait la pitié, la générosité, la solidarité. L’annonce de l’arrivée ou du passage d’une « cuerda » courait dans les villages, et avant que le convoi eût franchi les premières demeures, les voix s’élevaient :

– Los presos ! Las presos ! (Les prisonniers ! Les prisonniers !)

Et les portes des maisons s’ouvraient, des femmes, des enfants, des vieillards sortaient, offrant des grappes de raisin, du pain, des melons, des hommes dévalaient les pentes des champs, apportant du tabac. C’était une offrande collective que la garde civile était bien obligée de tolérer.

Et comme là où ils arrivaient, c’est-à-dire dans les régions les plus arriérées, nos camarades prenaient part aux travaux des champs, apportaient des connaissances techniques plus avancées, apprenaient à lire aux enfants, le résultat fut que la Bonne Nouvelle pénétra dans les campagnes socialement les plus arriérées.

Toutefois, les formes de la répression ne s’arrêtèrent pas là. A Barcelone, fin 1919, un lock-out patronal fut déclaré dans toutes les industries, afin de briser une fois pour toutes le mouvement syndical. Il dura sept semaines. Mais bien que l’organisation des travailleurs en sortît très affaiblie, elle n’était pas abattue. Alors le gouverneur suspendit les garanties constitutionnelles (ce à quoi on avait eu recours en bien d’autres occasions, et on eut recours bien souvent ensuite), et notre mouvement fut mis hors la loi. Les « centros obreros » furent fermés, ainsi que les Ateneos. Et commença la chasse aux militants de la C.N.T.

Combien furent assassinés à coups de pistolets dans les rues de Barcelone ? J’ai sous les yeux une liste qui n’est pas exhaustive, et on en compte 101. Parmi eux, des hommes de la valeur de Salvador Segui, ouvrier manuel autodidacte et orateur qui faisait évoquer Danton, Evelio Boal, notre meilleur organisateur syndical, et bien d’autres dont certains furent mes amis. Des blessés graves s’en tirèrent par miracle, dont Angel Pestata, qui reçut une balle dans la gorge et une autre dans un poumon en sortant de la gare de la petite ville de Mataro où il allait faire une conférence. Il survécut inexplicablement. En sortant de l’hôpital, il alla faire directement la conférence annoncée deux mois plus tôt.

Matériaux pour une révolution

Sur une superficie de 505.000 km² [31], y compris les îles méditerranéennes et atlantiques (Baléares et Canaries), l’Espagne comptait, le 19 juillet 1936, date du déchaînement de l’attaque franquiste, de 24 à 25 millions d’habitants, soit 48 au kilomètre carré au kilomètre carré. Cette faible densité pouvait faire supposer que dans ce pays où l’agriculture prédominait, les sources économiques assuraient le bonheur de la population. Mais la richesse d’un pays, même considérée du seul point de vue agraire, ne dépend pas seulement de son étendue. Lucas Gonzalez Mallada, le meilleur géologue espagnol, doublé d’un excellent géographe, a classé comme suit – et ses conclusions sont toujours valables – la valeur économique du sol :

· 10 % de roches pelées ;
· 40 % de terres franchement mauvaises ;
· 40 % de terres médiocres [32] ;
· 10 % de terres qui nous donnent l’illusion de vivre dans un paradis.

Ces conditions naturelles sont confirmées par d’autres chiffres de base qui dissipent toute illusion : sur les 50 millions d’hectares, la surface moyenne cultivée s’élevait à 20 millions ; le reste était à peu près improductif ; on ne pouvait qu’y faire paître des moutons ou des chèvres. Ajoutons que sur ces 20 millions d’hectares cultivables, ou arables, on en laissait toujours une moyenne de 6 millions en jachères afin que le sol puisse se renouveler, selon le système appelé « año y vez » – un an sur deux. Si bien qu’en réalité la terre cultivée en permanence ne comprenait que 28 % de la surface du pays.

La structure orographique aggrave ces données premières. L’altitude moyenne est de 660 m, la plus haute d’Europe après la Suisse nous dit le géographe Gonzalo de Reparaz. Au centre, le plateau castillan s’étend sur 300.000 km², et sa hauteur moyenne est de 800 m. Au nord, la chaîne des Pyrénées, plus importante sur le versant espagnol que sur le versant français, couvre 55.000 km² – le dixième de la France. On compte en Espagne 292 pics de 1.000 à 2.000 m, de 2.000 à 3.000 m, 26 de 3.000 à 3.500 m. Ce relief montagneux influe très fortement sur le climat, et à son tour le climat conditionne l’agriculture. D’autre part, la direction des sierras, qui coupent et cisaillent la péninsule en tous sens, interrompt et dirige souvent à contresens les pluies bienfaisantes. Aussi ce n’est pas seulement l’hiver, avec le froid propre à toute zone élevée qui joue contre les conditions de vie : c’est encore l’été, avec ses sécheresses ; toutes ces conditions justifient l’affirmation si souvent répétée : L’Afrique commence aux Pyrénées » [33].

Prenez la carte d’Espagne : au nord, continuant la chaîne pyrénéenne, vous y voyez les monts cantabres qui, s’étirant parallèlement à 50 km du littoral atlantique, s’élèvent à 2500 m, et forment un écran barrant le passage des nuages que le vent pousse de l’Océan. Il pleut beaucoup dans les Asturies, comme il pleut au Pays basque espagnol, dans la province de Santander, et jusqu’en Galice, au nord du Portugal. On enregistre dans toute cette zone de 1.200 à 1.800 mm de pluie par an (bassin parisien, 700 mm en moyenne). Mais de l’autre côté des montagnes asturiennes, sur le plateau castillan, grenier de l’Espagne, il ne pleut, en moyenne, que 500 mm par an, et dans de vastes régions du bassin de l’Ebre, le fleuve le plus important de l’Espagne nourri des eaux qui descendent les Pyrénées, on enregistre parfois moins de 300 mm de pluie. Toutefois, ces seuls chiffres ne donnent pas une impression suffisante de la réalité. Car, dans l’ensemble, la porosité du sol et l’ardeur du soleil font perdre, par infiltration et par évaporation jusqu’à 80 % des précipitations atmosphériques.

Il y a pire, parfois : telles les conditions géographicoéconomiques de ce que Gonzalo de Reparaz dénomme le « tragico sudeste ». Sur environ 500 km, de Gibraltar à Murcie, on connaît des années sans pluie. L’Espagne, précise le même auteur, est le seul pays d’Europe où ce fait se produise sur une aussi vaste échelle.

L’aridité du sol est donc fréquente dans le bassin de l’Ebre, qui s’étend sur 5 millions d’hectares, soit le dixième du pays ; » les déserts alternent avec les oasis, mais les premiers y prédominent ; la steppe ibérique qui s’étend le long de ce fleuve est la plus vaste d’Europe ».

Il faudrait ajouter d’autres steppes, et tout d’abord celle de la Manche qui commence aux portes de Madrid et atteint Carthagène. Au total, 40 % de la superficie de l’Espagne sont composés de steppes.

La « Huerta » de Valence, les jardins potagers de Murcie et de Grenade chantés par les poètes ne sont que des îlots qui trompent certains voyageurs épris de poésie. Aussi le rendement moyen de la culture du blé, la plus importante à l’époque, était-il de 9 quintaux à l’hectare, exceptionnellement de 10, assez fréquemment de 8, alors qu’il était en France de 16 à 18 quintaux (moyenne établie sur dix ans dans les deux cas) en terre non irriguée, et de 22 quintaux en Allemagne et en Angleterre. Les plus hautes moyennes des terres irriguées donnaient, toujours en Espagne, de 16 à 18 quintaux, et les donnent encore, alors qu’aujourd’hui, sans irrigation artificielle la moyenne française est de 32 à 35 quintaux [34].

Nous avons pris le blé comme exemple parce qu’il constituait la base et l’essentiel de l’agriculture espagnole. Le reste était à l’avenant, sauf pour la production de pommes de terre, dont les moyennes soutenaient la comparaison avec celles des autres pays d’Europe, mais étaient obtenues en terre irriguée. L’importance du troupeau de moutons (18 à 20 millions de têtes) et celle de la culture de l’olivier [35] constituent des preuves irrécusables des difficultés de l’agriculture espagnole : dans tout le pourtour de la Méditerranée le mouton et l’olivier sont toujours l’indice de terres pauvres, aux maigres rendements.

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Quand, il y a longtemps, l’auteur entreprit d’étudier sérieusement l’économie espagnole, il crut d’abord, devant le bilan décevant de l’agriculture, qu’à cause des circonstances historiques, politiques et religieuses qui avaient présidé à la vie économique de l’Espagne, surtout après l’expulsion des Arabes, le pays avait pris et suivi un chemin contraire à ses possibilités naturelles. « L’Espagne, écrivaient certains commentateurs, possède le sous-sol le plus riche du monde » (es la bodega más rica del mundo). Raison de cet optimisme, que ne partageaient pas d’autres spécialistes, mieux informés : le sous-sol contenait du charbon, du fer, du plomb, de l’étain, du cuivre, du zinc, du mercure, de l’argent, du wolfram. Apparemment il y avait là des bases pour y asseoir des industries dont l’ensemble aurait changé, ou changerait le caractère économique du pays. Mais si l’on étudiait les statistiques sérieuses publiées par les géographes, les géologues, les ingénieurs hydrauliciens, et même les bureaux officiels spécialisés, on constatait que ces différents minerais n’existaient qu’en petites quantités, et le mercure mis à part – mais son importance économique était infime sur l’ensemble de la production nationale – ne pouvaient ouvrir des perspectives réconfortantes.

Les mines d’Espagne ont été exploitées par les Phéniciens, les Carthaginois, les Romains, les Arabes, les Anglais, même les Espagnols. Elles n’étaient pas inépuisables, et maintenant elles sont, dans l’ensemble et excepté celles fournissant le minerai de fer, dont les réserves ne sont pas vraiment importantes, à peu près vidées de leurs richesses. En 1936, le pays ne fournissait que 0,40 à 0,50 du cuivre mondial : les mines de Rio Tinto n’étaient plus rentables, et depuis longtemps la Rio Tinto C° avait commencé à déplacer ses capitaux vers d’autres régions du globe. Le plomb ? Sa valeur marchande s’élevait, en 1933, à 21.754.000 de pesetas – et sans doute à un chiffre comparable en 1936. Pour en juger, rappelons que la récolte de blé valait, en moyenne, 10 milliards de pesetas.

Le charbon et le fer sont, et étaient plus encore à l’époque, à la base de l’industrie. Or l’Espagne produisait bon an mal an 7 millions de tonnes de houille médiocre – la France de 48 à 68 millions de tonnes. Actuellement même, quand sous la pression gouvernementale la production a été élevée à 11 – 12 millions de tonnes, on calcule que les réserves « potentielles » assurent le charbon et le lignite pour environ cent quarante ans... à condition que la consommation ne s’élève pas davantage. Or, au taux actuel de la consommation nécessaire pour un développement industriel moyen, il faudrait réduire ce temps des deux tiers...

L’Espagne n’est pas mieux partagée pour le fer. Toujours d’après les réserves « potentielles », mais non prouvées, elle n’aurait de minerai, si nous nous basons sur la consommation moyenne par habitant en France, que pour une quarantaine d’années. Et n’oublions pas que sa population augmente à raison de 300.000 habitants par an (aujourd’hui elle approche de 33 millions).

Dissipons d’autres illusions sur un point concernant l’agriculture. Nombre de gens, qui n’ont pas le temps de s’informer sérieusement, et souvent n’en éprouvent pas le besoin, croient au miracle de l’irrigation. Malheureusement cet espoir n’est pas fondé. Le volume d’eau que charrient les fleuves et les rivières d’Espagne ne permet pas d’aller bien loin [36] : environ 50 milliards de mètres cubes par an, alors que le Rhône seul en charrie en moyenne, à la hauteur d’Avignon, une soixantaine de milliards. Etant donné qu’on ne peut assécher complètement tous les rios de l’Espagne, que même une partie d’entre eux, qui coulent vers l’Atlantique, ne peuvent pas être utilisés, car il pleut déjà trop dans ces régions [37], les calculs les plus optimistes permettent de prévoir tout au plus d’irriguer 5 millions d’hectares : exactement le dixième du pays. Et sur ces 5 millions, 2 millions au moins le sont déjà.

Depuis le départ des Arabes qui avaient multiplié, dans le Levant, les « acequias » (canalisations étroites et rigoles), on a construit beaucoup plus de barrages que ne supposent bien des commentateurs. Primo de Rivera même, et Franco ont mis en pratique une certaine politique hydraulique qu’avait préconisée Joaquin Costa. Le malheur fut souvent qu’après avoir construit de nombreux réservoirs artificiels, on s’est aperçu qu’il n’arrivait pas assez d’eau pour les remplir. Et qu’il a fallu, dans bien des cas, remplacer la production hydraulique d’électricité par la production d’origine thermique.

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Telle était la cause naturelle de la misère sociale du peuple espagnol en 1936 ; telle est la cause de l’émigration continuelle à laquelle nous assistons de nos jours. Mais il en est une autre qui, parce qu’elle dépend des hommes, peut – et c’est à cela que s’est efforcée la révolution espagnole – être corrigée par eux.

Le problème de la propriété agraire revêt dans ce pays une importance capitale. Il se présentait sous deux caractéristiques essentielles : le latifundia (grande propriété) et le minifundia (extrême petite propriété). L’Espagne a de nombreux petits propriétaires ; les chiffres du cadastre daté du 31 décembre 1959 en accusaient exactement 5.989.637. Proportion énorme sur la population totale actuelle. Mais d’abord, la plupart des parcelles possédées sont de « secano », c’est-à-dire de terres sèches qui, par leur improductivité poussent en ce moment même les foules paysannes vers les cités où elles s’entassent dans les bidonvilles, « ciudades miserias ».

En 1936, on n’avait recensé qu’une partie du sol et des propriétaires. Mais les chiffres connus donnaient un aperçu suffisant de la terrible réalité sociale, que nous aurons maintes occasions de voir confirmée dans les chapitres qui suivent.

Sur un total de 1.023.000 propriétaires, 845.000 n’obtenaient pas de leur terre la valeur d’une peseta par jour – et le pain coûtait en moyenne 0,60 – 0,70 peseta le kilo. Ils devaient travailler comme journaliers, comme bergers, chez les riches, ou comme cantonniers, aller chercher, sinon « voler » du bois dans les maigres futaies, évitant de se faire arrêter par les gardes civiles et n’y parvenant pas toujours, parcourant 5, 10, 15 km et plus, poussant devant eux leur âne. pour aller revendre à d’autres, plus fortunés, le produit de leur course, de leur « vol ». Ou encore, ils allaient travailler en ville, comme manœuvres pendant certaines périodes de l’année.

La deuxième catégorie se composait de 160.000 propriétaires moyens, qui vivaient indépendamment et sobrement.

La troisième était celle des grands propriétaires. Ils composaient 2,04 % du total recensé, mais possédaient 67,15 % des terres cultivées. Leurs propriétés couvraient de 100 à plus de 5.000 ha.

On comprendra l’intensité de la misère paysanne ; or, les paysans constituaient plus de 60 % de la population espagnole. Croire que cette masse humaine supporterait, indéfiniment résignée, son sort lamentable, tenait de l’inconscience. Car le peuple espagnol n’est pas de ceux qui se résignent servilement. Autrefois, Andalous, Extremeños, Galiciens, Asturiens, Basques, Castillans émigraient nombreux en Amérique centrale et du Sud pour y trouver des moyens d’existence, et ils continuent d’émigrer maintenant – surtout en Europe. Mais au long de son histoire, que ce fût pour une cause juste ou injuste, le peuple espagnol a été capable de combat et d’aventure. Il a sommeillé longuement après le traumatisme causé par l’expulsion des Arabes, par la domination catholique et l’Inquisition, par les conséquences de la conquête de l’Amérique, mais il s’est enfin réveillé avec son esprit et son caractère, capable de courage ; avec, aussi, ce fonds mystique qui le prédispose à lutter pour de grandes causes, pour lui et pour les autres, dans un élan spirituel presque cosmique [38] ; et ce capital de dignité humaine qui lui fait supporter de force la mainmise autoritaire, et se révolter contre elle quand il le peut ; et puis aussi avec un sens de la solidarité et de l’égalité qui marque autant la morale de l’ouvrier de Barcelone que celle du paysan d’Andalousie.

Ces deux facteurs, la misère sociale et la dignité individuelle, alliés à la solidarité collective, prédisposaient un large secteur de la population à accepter les idées libertaires.

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En 1936, deux organisations révolutionnaires incarnaient ces idées : la Confédération nationale du Travail (C.N.T.). et la Fédération anarchiste ibérique (F.A.I.). La première se composait de fédérations régionales qui, à leur tour, étaient intégrées par les fédérations « comarcales » (cantonales), et locales ; ces dernières rappelaient les Bourses du Travail françaises, mais plus structurées, plus solidaires et ne devant absolument rien à l’aumône gouvernementale. En 1936, la C.N.T. groupait un million d’adhérents. On comprendra mieux l’importance de ce chiffre si l’on se souvient du nombre d’habitants à l’époque : de 24 à 25 millions.

La C.N.T. avait pour but, spécifié dans sa déclaration de principes, le communisme libertaire. Elle était l’œuvre exclusive des anarchistes qui luttaient sur le plan syndical, et purement idéologique, et qui en étaient les organisateurs, les propagandistes et les théoriciens.

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Dès la proclamation de la Deuxième République, le 14 avril 1931, la marche vers une grave crise sociale apparut inévitable. Dès sa naissance la vie du nouveau régime politique était aléatoire. La monarchie n’avait pu être mise en déroute que grâce à l’appoint de la C.N.T., et des anarchistes qui militaient en dehors de cette organisation (mais c’était surtout la C.N.T. qui comptait et qui apportait un million de voix). Parmi les forces qui s’étaient prononcées contre la royauté et avaient contribué à la renverser, on trouvait des salariés industriels et des paysans adhérant aussi au parti socialiste et à l’Union générale des Travailleurs, ou votant ordinairement socialiste, ce qui faisait environ un autre million de voix. Venaient ensuite les communistes, très peu nombreux du reste, les républicains fédéralistes, ennemis de la république jacobine et centraliste, et des forces régionales séparatistes comme celles dominant en Catalogne et au Pays basque.

De l’autre côté, les droites comptaient encore des forces considérables. Monarchistes, conservateurs de tout poil, réactionnaires dominant dans les provinces encore endormies, forces cléricales traditionnelles. Sur l’ensemble des voix, celles qui provenaient des véritables républicains devaient atteindre à peu près 25 % du total. Si bien que le comte de Romanonès, chef du parti libéral monarchiste et le plus intelligent de ce secteur, pouvait résumer la situation en disant humoristiquement : « Je vois bien une république, mais je ne vois pas de républicains. »

Dans ces conditions, le nouveau régime ne pouvait s’installer durablement qu’en entreprenant des réformes sociales hardies qui auraient affaibli l’armée, l’Eglise et le vieux caciquisme encore maître de presque toutes les provinces. Mais les réformes envisagées, et celles réalisées par les socialistes et les républicains de gauche qui gouvernèrent pendant les deux premières années (de 1931 à 1933) ne pouvaient paraître hardies et très importantes qu’aux juristes, aux professeurs, aux avocats, aux journalistes et aux politiciens professionnels qui composaient la majorité des députés. Elles n’étaient rien, ou à peu près, pour l’ensemble du peuple. Si avant la République, pour beaucoup de paysans et d’ouvriers, le menu ordinaire se composait surtout de pois chiches à l’huile, il continua de se composer de pois chiches à l’huile avec la République. et ceux qui allaient en savates ne purent pas plus qu’avant, acheter des chaussures.

Et le peuple espagnol avait faim, faim de pain et de terre. Pour ceux qui avaient voté républicain avec des sentiments et des espoirs républicains, la République était synonyme de véritable liberté, de véritable égalité, de véritable fraternité ; elle impliquait, avant tout, la disparition de l’injustice sociale et de la misère.

Devant les lenteurs d’application de la réforme agraire les paysans commencèrent à travailler pour leur compte, en les envahissant collectivement, les terres que les grands « terratenientes » ne faisaient pas produire – et en vérité elles étaient généralement très peu rentables. Alors, sur l’ordre du gouvernement, la garde civile, qui servait la République comme elle avait servi la monarchie, intervenait. Dans les deux premières années de république socialisante, 109 paysans d’Estrémadure, d’Andalousie, d’Aragon, de Castille furent massacrés au nom de la légalité républicaine. La tragédie de Casas Viejas, en Estrémadure, où des pauvres parmi les pauvres familles payaient à 5 sous (un réal) par mois les vêtements achetés à crédit, où tant de paysannes gardaient la même jupe pendant presque toute leur vie (cela se voyait aussi en Galice) se contentant de la retourner le dimanche,- cette tragédie, disons-nous, souleva l’indignation de la population [39].

La deuxième période fut la conséquence de la première. Ecœurée et indignée, la majorité du peuple vota pour les conservateurs « républicains », c’est-à-dire pour les droites qui avaient eu beau jeu de critiquer leurs adversaires et promettre de faire mieux. Mais leur triomphe impliquait un recul dangereux, et les mineurs asturiens se dressèrent, en une insurrection formidable, contre l’arrivée au pouvoir de ceux qui, visiblement et légalement, ouvraient la voie au fascisme. Trop localisée par manque d’accord préalable avec les forces similaires des autres régions, l’insurrection fut écrasée implacablement.

Si ce qu’on a appelé le « bienio negro » (les deux années noires), ne fut pas plus désastreux que le « bienio » dit libéral, il fut aussi dur, et des tentatives insurrectionnelles s’étant produites, particulièrement en Catalogne et en Andalousie, la répression fut élevée à la hauteur d’une pratique permanente de gouvernement. Les deux années passèrent sans la moindre amélioration du niveau de vie des masses. En outre, la crise économique née aux Etats-Unis, et qui avait déferlé sur l’Europe sévissait aussi en Espagne où l’on comptait environ 700.000 chômeurs dont au moins la moitié figuraient parmi les travailleurs industriels. Or, le secours aux sans-travail était ignoré. D’autre part, le nombre d’emprisonnés – condamnés, en instance de jugement et prisonniers administratifs – appartenant à 99 % à la C.N.T. et la F.A.I. s’élevait à 30.000 [40].

Devant les promesses des partis condamnés à l’opposition, les travailleurs républicains se reprirent à espérer. A nouveau les gauches non politiques, oubliant leurs griefs se sentirent solidaires et se rapprochèrent des partis. Et quand les élections eurent lieu, en avril 1936, le Frente popular alors constitué emporta la majorité.

Mais il ne la gagna pas aisément. Encore une fois, pour éviter le pire, les membres de la C.N.T., qui n’oubliaient cependant pas leurs principes d’action directe, votèrent pour empêcher l’accès légal du fascisme au pouvoir. Mais malgré ce renfort, le bloc des gauches obtint 4.540.000 voix, tandis que la droite en obtenait 4.300.000 ; il eût suffi d’un décalage de 150.000 voix pour que triomphent les admirateurs de Mussolini et de Hitler. Donnée complémentaire : on comptait 6 partis politiques de droite, 6 du centre, 6 de gauche. En tout, 18. Ce n’était pas une garantie de solidité.

Par l’application d’une loi électorale malhonnête, le bloc des droites n’obtint que 181 sièges ; son adversaire, 281. Et dès ce moment, les vaincus activèrent la préparation du coup d’Etat. Personne ne l’ignorait. Des rapports parvenaient au ministère de la Guerre, au ministère de l’Intérieur. La presse de gauche, particulièrement la presse libertaire, dénonçait les conciliabules et les réunions clandestines des hauts officiers de l’armée et de la marine qui n’avaient pas démissionné, bien que le premier gouvernement les eût invités à le faire s’ils n’étaient pas d’accord avec la république.

Le gouvernement de Madrid ne fit rien, contre le danger qui augmentait sans cesse. Il aurait pu armer le peuple, licencier les troupes, arrêter ou révoquer les généraux comploteurs. Il ne bougea pas, se contentant d’énergiques déclarations. Et quand l’armée soulevée attaqua, bon nombre de gouverneurs républicains passèrent à l’ennemi et l’aidèrent très efficacement à arrêter les antifascistes les plus déterminés.

Dans cette conjoncture, ce furent les anarchistes qui, aidés, il faut le dire, à Barcelone par les gardes d’assaut [41], firent reculer les onze régiments d’infanterie que le gouverneur militaire général Batet avait lancés dans la ville. Le même fait se produisit à Malaga. Dans les autres régions, socialistes madrilènes de la base, cénétistes et anarchistes catalans, séparatistes libéraux du Pays Basque, bien peu de républicains, même catalans, tous se battant souvent sans armes, obligèrent Franco et ses généraux à lutter pendant près de trois ans’ avant de triompher.

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C’est pendant ces trois années qu’eut lieu l’expérience sociale dont ce livre apporte le témoignage. Cette expérience fut exclusivement l’œuvre du mouvement libertaire, surtout de la C.N.T. dont les militants, formés aux pratiques de l’organisation syndicale, purent rapidement créer, en collaboration avec les masses, les nouvelles formes d’organisation sociale que nous allons décrire. Même quand des hommes appartenant à d’autres tendances ont, eux aussi, réalisé quelques entreprises semblables, ils n’ont fait que copier l’exemple de nos camarades. Ce sont les libertaires qui ont apporté les idées fondamentales, les principes sociaux, et proposé les nouveaux modes d’organisation basés sur le fédéralisme a-gouvernemental directement pratiqué. La révolution espagnole fut l’œuvre du peuple, réalisée par le peuple, mais avant tout par les libertaires, hommes du peuple, qui étaient au sein du peuple, et des organisations syndicales.

D’autre part, le succès de nos camarades aurait été impossible si les conceptions libertaires n’avaient pas répondu à la psychologie profonde, sinon de la totalité, d’une très grande partie des travailleurs, ouvriers et paysans. Si, surtout parmi ces derniers, en Aragon, en Castille, dans le Levant, en Andalousie, en Estrémadure, la sociabilité naturelle, l’esprit à la fois individuel et collectif n’avaient pas permis ces réalisations uniques dans l’histoire du monde.

L’auteur, qui avait auparavant vécu et lutté en Espagne, résidait en Amérique du Sud quand la guerre civile éclata. Devant voyager illégalement, il ne put revenir et débarquer à Gibraltar qu’au mois de novembre. Vite convaincu que les antifascistes finiraient par perdre la guerre, et constatant l’importance de l’expérience sociale que ses camarades avaient entreprise, il n’eut plus qu’un seul souci : pousser par sa propagande, à approfondir et élargir cette expérience qu’il avait depuis longtemps contribué à préparer et en enregistrer les résultats pour l’avenir.

Il l’a fait dans la mesure que lui permirent les circonstances, et bien qu’avec un grand retard dû aux avatars de sa vie de lutteur, il présente le résultat de son enquête personnelle qui fut facilitée non seulement par ses recherches directes dans les Syndicats, les usines, les Collectivités villageoises, mais aussi par l’apport spontané de documentation que lui firent les camarades fraternels avec lesquels il s’entretint dans sa quête d’informations.

Il n’a pas la prétention d’apporter une histoire générale de la révolution espagnole, même envisagée du seul point de vue constructif ; car celle-ci a été beaucoup plus vaste que ce livre pourrait le laisser supposer. Particulièrement en ce qui concerne les Collectivités agraires, il regrette que, d’une part, le triomphe des staliniens qui en furent les ennemis implacables, et d’autre part son emprisonnement en France en juin 1938, ne lui aient pas permis de pousser plus loin ses études.

Ce qu’il présente est donc un ensemble de matériaux pour une histoire générale de la révolution espagnole que du reste il ne désespère pas d’écrire lui-même s’il peut, un jour, retourner en Espagne libérée du franquisme.

A moins qu’occupé lui aussi à faire l’histoire, il n’ait pas non plus, comme ses camarades hier, le temps de l’écrire.

Une situation révolutionnaire

Document annexe :Carte de l’Espagne antifasciste en juillet 1937.(cliquer sur l’imagepour accéder à un agrandissement lisible)

Quand, le 19 juillet 1936 se déclenche l’attaque fasciste, la réplique se centre entièrement sur la résistance à l’armée insurgée, contre la menace qui non seulement met en danger le gouvernement légal, mais dans leur existence même, toutes les forces de gauche et du centre, ainsi que les libertés bien relatives, mais cependant appréciables, que représente la République.

Déjà la veille, la C.N.T. a donné l’ordre de grève générale, et presque partout cet ordre est suivi. Il ne s’agit pas de révolution sociale, de proclamation du communisme libertaire comme on a essayé de le faire prématurément en d’autres circonstances. On ne prend pas l’offensive contre la société capitaliste, l’Etat, les partis et les défenseurs de l’ordre établi : on fait face au fascisme. Comme nous l’avons vu, en Catalogne, à Barcelone particulièrement, ce sont surtout les forces de la C.N.T. et de la F.A.I., appuyées par les gardes d’assaut, qui font reculer les régiments d’infanterie que leurs officiers ont, sur les ordres du commandant de la place militaire, lancés dans la rue.

D’abord, empêcher le triomphe du fascisme ; car s’il gagne la partie, c’en est fini des républicains des diverses tendances, des socialistes prietistes ou largo caballeristes, des catalanistes de gauche (les plus nombreux) et même de ceux de droite, menacés parce que séparatistes, des libéraux et des autonomistes basques, des communistes, de l’Union générale des Travailleurs (U.G.T.) et de la C.N.T. La solidarité s’établit spontanément à différents degrés, selon les villes, les villages, les régions. A Madrid, socialistes, ugétistes, républicains, groupes libertaires et syndicats cénétistes prennent ensemble, d’assaut, les casernes d’où peut venir le danger, arrêtent les fascistes notoires, envoient des forces reconquérir certaines localités tombées aux mains de l’ennemi, se retranchent et arrêtent les troupes du général Mola, dans la sierra de Guadarrama que l’armée napoléonienne avait eu tant de mal à franchir.

De fait, il n’y a pas de résistance officielle car le gouvernement est désemparé. Les ministres font des discours énergiques, à la radio, gesticulent dans le vide, tournent en rond, car ils ne disposent plus de forces structurées, de mécanique militaire en état de fonctionner, pas même d’organisation bureaucratique en état de servir. Le corps des officiers, le gros de l’artillerie, l’aviation sont passés à la sédition ; ce qui reste de troupes manque d’unité, hésite ; les sous-officiers qui ne suivent pas les fascistes n’inspirent pas plus confiance que les quatre ou cinq généraux fidèles au régime et dont on ne sait s’ils ne vont pas trahir aussi d’un moment à l’autre. Un gouvernement, un ministère sont faits pour commander à un ensemble organisationnel qui fonctionne dûment et réglementairement. Tout cela manque.

Oui, la résistance est dans la rue, et par cela même le gouvernement ne la commande pas. Le pouvoir politique est déplacé, et les hommes qui viennent de donner un coup d’arrêt au fascisme, font peu de cas des ordres officiels, car les ministres, la veille si inférieurs à leur tâche, ont perdu grande partie de leur crédit. En tout cas, ils l’ont perdu entièrement auprès des masses libertaires ou libertarisantes qui reprochent, non sans raison, aux politiciens de gauche, membres du gouvernement, de n’avoir rien fait pour conjurer la menace opiniâtrement dénoncée.

Toutefois, en Catalogne, qui jouit d’un statut autonome, la situation revêt un aspect particulier. Au lendemain du triomphe sur les forces militaires, après la prise des casernes qui a coûté tant de victimes, Companys, président du gouvernement catalan demande à la C.N.T. et à la F.A.I. de lui envoyer une délégation pour un entretien important. Quand il a devant lui les délégués encore noirs de poudre et épuisés par le combat, il prononce ce petit discours :

« Sans vous, les fascistes triomphaient en Catalogne. C’est vous, anarchistes, qui avez sauvé la Catalogne, et je vous en remercie ; mais aussi vous avez gagné le droit de prendre en mains la direction de la vie publique. Nous sommes donc prêts à nous retirer et à vous laisser la responsabilité de la situation. »

Garcia Oliver, un des militants anarchistes les plus en vue, qui rapporte cette entrevue, lui répondit qu’il ne pouvait en être question : l’heure était trop grave, il fallait maintenir l’unité antifasciste, Companys devait rester à la tête du gouvernement catalan, et celui-ci assumer les responsabilités du moment [42].

Mais, de fait, le gouvernement était plus nominal que réel. La force dominante se trouvait bel et bien dans les Syndicats de la C.N.T. et dans la F.A.I. (beaucoup moins dans cette dernière). Les milices de résistance s’improvisaient, des groupements d’action constitués par des hommes portant des brassards rouges et noirs remplaçaient la police républicaine, qui s’effaçait ; l’ordre révolutionnaire s’installait non seulement à Barcelone, mais dans toutes les villes de Catalogne. Il arrivait même que, dans de nombreuses localités, comme à Igualada, Granollers, Gérone, les partis politiques locaux composés de catalanistes de gauche, de socialistes, de républicains fédéralistes, parfois même de républicains centraliste du parti de Manuel Azafla, et de libertaires cénétistes, se réunissaient en un seul faisceau au sein de la municipalité, et que les autorités communales nouvelles, libres de liens avec le gouvernement catalan, et plus encore avec le gouvernement central (qui de Madrid passa assez vite à Valence), constituaient un bloc gestionnaire local. La vie prenait ainsi un caractère communal presque autonome.

La déliquescence de l’Etat républicain fut encore plus accusée en Aragon. Coupée à l’ouest de la Castille où dominaient et d’où menaçaient les forces franquistes, confinant au nord à la France par les Pyrénées, ayant à l’est la Catalogne qui n’exerçait pas de pouvoir sur elle, cette région n’était en contact avec la zone où s’efforçait de dominer le gouvernement central que par ce qui restait de limites communes au sud et au sud-est de la province de Teruel. Or, cette province était livrée à elle-même. Cela assurait à l’Aragon l’indépendance presque absolue [43].

La guerre civile créait ainsi une situation révolutionnaire car même dans les provinces levantines que le fascisme ne menaçait pas encore, l’influence déterminante exercée par le forces populaires qu’inspiraient la C.N.T. et la F.A.I. bouleversait l’organisation publique. Dans bien des cas, les autres secteurs politiques pouvaient, tous réunis, surclasser numériquement ces deux organisations, mais leurs hommes n’étaient pas ceux de la situation. L’absence de directives et d’institutions officielles les paralysait tandis qu’elle facilitait les initiatives des hommes qui faisaient de la lutte révolutionnaire le ressort essentiel de leur activité historique. C’est pourquoi très souvent, même quand, dans les comités de villages ou les conseils municipaux, la représentation de la C.N.T. fut minoritaire, elle fut aussi déterminante, nos hommes sachant ce qu’ils voulaient et apportant des solutions là où les autres ne savaient que discourir, poser et se poser des problèmes.

Problèmes nouveaux, nombreux, souvent immenses, toujours urgents. Celui, d’abord, de la défense locale contre les attaques possibles venues de villages voisins, ou de villes environnantes, menace d’une cinquième colonne latente, de forces groupées dans les montagnes. En Aragon, dans chaque village et dans chaque petite ville, il fallut sur-le-champ faire face à l’armée franquiste qui, après avoir pris les capitales de province – Saragosse, Huesca [44] –, avançait sur la Catalogne. Arrêter les envahisseurs, puis les repousser aussi loin que possible : des localités furent prises, reprises, parfois reperdues et reprises encore. Dans d’autres cas, la population, après avoir liquidé le fascisme local, envoya les forces disponibles (le plus souvent des civils armés de pauvres fusils de chasse) aider ceux qui ailleurs résistaient ou prenaient l’offensive. Tout cela demandait une organisation spontanée, mais réelle, malgré des lacunes inévitables. Puis arrivèrent les milices, improvisées aussi, envoyées par la Catalogne, et dont les effectifs les plus importants étaient constitués de membres de la C.N.T. qui y perdit nombre de militants, souvent les meilleurs.

A d’autres échelons, et pour d’autres raisons, la nécessité d’une organisation nouvelle représentant un appareil logistique, même sommaire, s’imposa sans délai. Toujours en Aragon, rares furent les maires républicains qui restèrent à leur poste, ou les édiles qui assumèrent leurs responsabilités civiques. Effrayés, débordés, inaptes à la lutte, ou d’accord avec les fascistes, presque tous s’effacèrent ou disparurent. En échange, dans bien des cas apparaissaient à la pointe du combat les militants cénétistes libertaires qui souvent prenaient la direction de la situation. La lutte terminée – elle fut, à l’arrière du front, généralement brève – il fallut improviser une organisation d’ensemble dans les villages, établir une cohésion indispensable à la vie locale. Là encore, dans l’immense majorité des cas, les mêmes hommes prirent les initiatives nécessaires. Leur expérience d’organisateurs syndicaux les prédisposait à occuper des charges d’administration publique locale. Ils avaient l’habitude des assemblées populaires, des comités responsables, des commissions administratives, des tâches de coordination. Rien d’étonnant que, dans la plupart des cas, sinon de tous ceux où les autorités locales s’étaient éclipsées, ils aient convoqué à une assemblée générale, sur la place publique ou dans un local – la mairie, par exemple – l’ensemble des habitants du village (comme hier ils convoquaient les membres de l’organisation syndicale à une assemblée ouvrière) afin d’examiner avec eux la situation et de décider ce qu’il fallait faire. Et partout, toujours dans ces villages d’Aragon abandonnés de leurs autorités, on nomma non pas un autre conseil municipal basé sur des partis politiques, mais un « Comité » d’administration chargé de prendre en main la responsabilité de la vie publique.

Cela fut fait à la majorité des voix ou à l’unanimité, et l’on ne se surprendra pas que dans l’ensemble les hommes connus pour leur dynamisme, si nécessaire à ce moment, aient été choisis. Puis le furent aussi, en moindre nombre, et souvent sur l’insistance des militants cénétistes eux-mêmes, des militants de l’Union générale des Travailleurs, parfois des républicains de gauche qui, dans leur conduite personnelle, n’avaient pas toujours suivi les directives officielles de leur parti, et attribuaient encore au républicanisme le contenu social qu’il avait fait espérer auparavant.

Mais cette diversité d’appartenance n’impliquait pas la constitution d’autorités foncièrement politiques. Sans s’embarrasser de grandes définitions, et s’inspirant des normes que notre mouvement avait toujours préconisées, nos camarades proposèrent une nouvelle structure de toute la vie collective. Pour eux, qui avaient tant combattu, tant souffert et tant espéré, contre l’inégalité sociale et pour la justice également sociale, puisque la république s’était effondrée, l’occasion se présentait d’instaurer un régime nouveau, une vie nouvelle. Et au lieu de reconstruire sur le modèle ancien ils proposèrent une structuration naturelle et fonctionnelle accordée à la situation locale intégralement considérée.

La guerre venait au premier plan. Mais venaient aussi l’existence de chacun et de tous, les problèmes de consommation générale, la production agraire, toutes les activités nécessaires à la vie collective. On proposa donc de désigner un responsable chargé de diriger, ou de coordonner les travaux agricoles ; suivait l’élevage du bétail [45] pour lequel un autre délégué fut chargé du recensement, des soins d’ensemble, et de l’augmentation rapide des animaux de boucherie. Puis venaient les petites industries locales dont il fallait assurer la continuité, et si possible le développement. En même temps, l’instruction publique, obsession permanente de notre mouvement devant les proportions inadmissibles de l’analphabétisme, était l’objet de mesures immédiates. Et les services de salubrité de l’urbanisme, de la voirie, l’organisation des échanges et du ravitaillement. Les différents délégués constituèrent le Comité [46]. Parfois, selon l’importance des localités, un même camarade assumait deux fonctions. Et le plus souvent ces hommes travaillaient aux champs ou à l’atelier, il n’en restait qu’un pour dans la journée, faire face aux affaires urgentes.

Il va de soi que cette révolution s’accompagnait d’une autre, tout aussi profonde, dans la distribution des biens de consommation, non seulement comme conséquence des nouvelles nécessités nées de la guerre, mais aussi de la nouvelle éthique sociale qui s’instaurait. Toujours dans les villages d’Aragon – et cela commença très vite dans la région du Levant – la lutte contre le fascisme parut incompatible avec l’ordre capitaliste et ses inégalités. Aussi, dans les assemblées successives des villages, souvent même dans la première, on établit le salaire familial qui égalisait les possibilités d’existence pour tous les habitants, hommes, femmes et enfants.

Les finances locales se trouvèrent bientôt aux mains du Comité élu comme nous l’avons vu, et qui mettait sous séquestre, souvent contre reçu, l’argent trouvé dans les succursales des banques, quand il y en avait, ou chez les riches qui, généralement, avaient pris le large. Ou l’on imprimait une monnaie locale, sur la base nominale de la peseta, des bons de consommation dont il sera question plus loin. Dans d’autres cas, on supprimait radicalement toute monnaie, et l’on établissait une table de rationnement unique pour tous. L’essentiel est que l’égalité des moyens d’existence apparaissait, et que du jour au lendemain se réalisait, presque sans secousse, une révolution sociale.

Pour mieux assurer la libre consommation, ou pour éviter soit le gaspillage, soit des occultations fort possibles, le Comité prenait sous son contrôle l’organisation de la distribution. Dans certains cas les commerçants mêmes étaient chargés de cette besogne ou y contribuaient. Dans d’autres, le commerce disparaissait comme tel, et l’on créait un ou plusieurs dépôts, un ou plusieurs magasins municipaux, généralement appelés coopératives, et dont souvent aussi étaient chargés d’anciens professionnels de la distribution. Parfois on toléra, par humanité, des petits boutiquiers qui, au fond, ne faisaient de tort à personne, et purent vendre à des prix contrôlés les marchandises qui leur restaient. Leurs stocks écoulés, ils s’incorporaient à la Collectivité.

Rappelons-nous que l’insurrection fasciste avait éclaté le 19 juillet. A cette date, les blés étaient mûrs, et le départ des grands « terratenientes ». (qui, en majorité, habitaient plutôt les immeubles qu’ils possédaient dans les villes) ou de leurs administrateurs – presque toujours petits despotes locaux dominant une forte partie du paysannat – entraînait l’abandon et la perte de la moisson. La question de la récolte se posa donc immédiatement après la prise en main de l’administration générale.

Et d’accord avec les délégués à l’agriculture, les animateurs paysans convoquèrent leurs camarades. On réquisitionna les machines trouvées dans les grandes exploitations – les seules qui en possédaient -, les bêtes de somme, les moissonneurs hommes et femmes qui, si souvent, coupaient encore les céréales à la faucille. Le blé fut fauché, les gerbes furent faites et rentrées, la moisson fut engrangée dans les magasins communaux improvisés. Froment, pommes de terre, betteraves à sucre, légumes, fruits, viandes devenaient des biens collectifs placés sous la responsabilité du Comité local nommé par tous.

Toutefois, on n’atteignait pas encore à la collectivisation au sens plein du mot. La prise de possession de la propriété usurpatrice ne suffisait pas. Le collectivisme – terme généralement et spontanément adopté – supposait la disparition de toutes les propriétés privées, petites, moyennes, et surtout grandes, disparition volontaire pour les premières, obligatoire pour les autres, et leur intégration dans un vaste système de propriété publique et de travail commun. Cela ne se fit pas partout de façon uniforme.

Si, en Aragon, 80 % des terres cultivées appartenaient aux grands propriétaires, dans d’autres régions, particulièrement dans le Levant, et surtout en Catalogne, la petite propriété dominait souvent, ou occupait une place importante, selon les villages aux cultures très diversifiées. Et bien que nos meilleurs camarades fussent souvent des petits propriétaires, bien que dans de nombreux cas les autres petits propriétaires eussent adhéré d’enthousiasme aux Collectivités, et même les aient organisées, il est arrivé que, dans la région du Levant (provinces de Castellon de la Plana, Valence, Murcie, Alicante et Albacete), surgissaient des difficultés ignorées en Aragon. D’abord parce qu’à cette époque de nombreux habitants de la région se croyaient préservés du danger fasciste par la distance qui les séparait du front, et par la supériorité des armes républicaines (la démagogie officielle trompa les gens jusqu’au dernier moment). Ensuite parce que les différents partis politiques n’avaient pas disparu ; après un moment de panique ils s’étaient repris, en même temps que le gouvernement central se consolidait et organisait sa bureaucratie et sa police. Si l’installation de ce dernier, à Valence, libéra de sa pression la région du Centre, ce qui facilita l’apparition des Collectivités castillanes, elle augmenta dans le Levant les possibilités de résistance antisocialisatrice non seulement des partis, mais encore de la bourgeoisie, des petits commerçants, des paysans attachés à leur propriété.

L’action expropriatrice se porta donc sur les grands domaines dont les possédants étaient soit des fascistes – ce qui facilitait les choses – soit considérés comme tels. De toute façon, les grands domaines ne pouvaient être défendus ouvertement, du moins dans la première période, par ce qui restait d’autorités locales. La culture de l’oranger, qui est une des caractéristiques de la région levantine, exige de très grands frais ; si bien que presque toutes les orangeraies appartenaient à des sociétés capitalistes souvent anonymes, et, parfois, embrassaient la juridiction de plusieurs villages. En moindres proportions, la situation était souvent la même dans la zone, beaucoup moins étendue, de riziculture. La mainmise sur ces grandes propriétés se justifiait donc dans cette période où le politique et le social s’interpénétraient, car la nécessité de désarmer le fascisme économique complétait son désarmement politique et militaire. Et d’une façon ou d’une autre, la révolution s’implantait.

Elle s’implantait aussi par d’autres chemins. Toujours dans la région levantine, et désireux de ne pas provoquer de heurts avec les autres secteurs antifascistes, car la lutte contre l’ennemi commun demeurait au premier plan, nos camarades durent prendre des initiatives dont les républicains, les socialistes et les autres hommes respectueux de la Loi se montraient incapables. Dans les villages, numériquement plus importants que ceux d’Aragon, parce que le sol et le climat permettaient une plus grande densité de production et de population, dans les petites villes agricolo-industrielles de 10 à 20.000 habitants, le ravitaillement se paralysait ou diminuait de façon alarmante parce que les intermédiaires, doutant du lendemain et souvent de l’issue de la guerre, hésitaient à se démunir de leur argent, et même à vendre les marchandises qu’ils possédaient en réserve (l’intention spéculative guidait certainement une partie d’entre eux). Ajoutons que, pour d’autres, favorables au fascisme, c’était une forme de résistance passive. Et les produits d’épicerie, de mercerie, d’hygiène, les engrais, les semences sélectionnées, l’outillage, certains comestibles se raréfiaient assez vite, ce qui commençait à perturber la vie de tous les jours. Alors, devant l’inertie des autres secteurs, nos camarades qui, presque partout, étaient entrés dans les conseils municipaux où ils multipliaient les propositions et les initiatives, firent adopter des mesures inédites. Souvent, grâce à eux, la municipalité organisait des centres de ravitaillement qui réduisaient l’emprise du commerce privé et commençaient la socialisation distributive. Puis, rapidement, la même municipalité se chargeait d’acheter aux paysans, encore rétifs, les produits de leur travail, qu’elle leur payait mieux que les habituels intermédiaires ou grossistes. Enfin, étape devenue complémentaire, des Collectivités intégrales, quoique partielles par rapport à l’ensemble de la population locale, apparaissaient à leur tour et se développaient.

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Quant à la production industrielle des petites villes et des grandes cités, la situation rappelait souvent celle créée par le petit commerce et l’agriculture. Les petits patrons, les artisans occupant un, deux, trois, quatre ouvriers hésitaient souvent sur ce qu’ils devaient faire, n’osant pas risquer leurs faibles ressources monétaires. Alors, nos Syndicats intervenaient, recommandant ou exigeant, selon les cas, le maintien de la production.

Mais inévitablement de nouveaux pas étaient rapidement franchis. Certes, en général, la bourgeoisie industrielle catalane était antifranquiste, ne fût-ce que pour cette raison première que Franco, fils de la Galice et nationaliste espagnol, était anticatalaniste, et que son triomphe représentait pour les Catalans l’annulation de l’autonomie régionale difficilement conquise et la suppression des droits politiques ainsi que des privilèges linguistiques. Mais il est probable qu’entre ces dangers et ceux représentés par les forces révolutionnaires préconisant le communisme libertaire et l’expropriation des patrons, le premier mal lui sembla bientôt le moindre. Aussi l’interruption du travail par la fermeture des usines et des ateliers au lendemain de la défaite infligée aux forces armées pouvait-elle, à bon droit, être considérée comme une aide indirecte apportée aux fascistes insurgés. La misère, déjà représentée par le chômage auquel la République avait été incapable de porter le moindre remède, allait augmenter, et serait un facteur de désordre des plus efficaces dont l’ennemi profiterait. Il fallait donc que le travail continue, et pour s’en assurer on constitua dans toutes les entreprises, sur l’initiative de la C.N.T. ou de ses militants agissant spontanément, des comités de contrôle chargés de superviser les activités de production.

Ce fut le premier pas. Mais une autre raison, indiscutablement fondée, obligea d’en faire un autre, et dans certaines industries de faire presque simultanément les deux. Il fallait fabriquer, sans attendre, des moyens de combat pour un front encore mobile qui se trouvait à 250 km de Barcelone, à 50 km des limites de la Catalogne, et qui pouvait se rapprocher dangereusement (le terrain était facile sur presque tout le parcours). Nous avons vu que, dès que les forces armées employées par les fascistes, sans être forcément toujours fascistes elles-mêmes (composées souvent de simples soldats) eurent été refoulées dans les casernes de Barcelone, des milices avaient été organisées, qui partirent immédiatement pour l’Aragon. Il fallut pour cela remettre les trains en marche. Le Syndicat des cheminots s’en chargea sans attendre. En même temps, celui de la métallurgie donnait d’abord l’ordre de reprendre le travail interrompu par la grève générale, puis refusait, ainsi que les autres syndicats, la diminution des heures de travail proposée par le gouvernement catalan ; enfin il chargeait les ateliers métallurgiques de blinder des camions et des camionnettes pour les envoyer vers les lieux de combat [47].

Et c’est ainsi, qu’au nom des mesures nécessaires pour assurer la victoire, bon nombre d’entreprises industrielles furent expropriées, leurs possesseurs étant considérés comme de fascistes réels ou en puissance, ce qui était vrai dans un très grand nombre de cas. Dans les entreprises de moindre envergure, les choses ne s’arrêtèrent pas là, car par une évolution irréversible et systématiquement poursuivie, le comité de contrôle se mua en comité de gestion, où le patron ne figurait plus comme tel, mais comme technicien quand il était capable de l’être.

On le voit, la révolution sociale qui s’accomplit alors ne provint pas d’une décision des organismes de direction de la C.N.T., ou des mots d’ordre lancés par les militants et agitateurs qui tenaient publiquement les premiers rôles, et furent presque toujours inférieurs à leur tâche historique. Elle se produisit spontanément, naturellement, non pas (évitons la démagogie) parce que « le peuple » dans son ensemble était devenu tout à coup capable de faire des miracles, grâce à une science révolutionnaire infuse qui l’aurait brusquement inspiré, mais parce que, répétons-le, au sein de ce peuple, et en faisant partie, il y avait une minorité nombreuse, active, puissante, guidée par un idéal, qui continuait à travers l’histoire une lutte commencée au temps de Bakounine et de la Première Internationale [48] ; parce que dans d’innombrables endroits il se trouvait des hommes, des combattants qui, depuis des décennies, poursuivaient des buts constructifs concrets, doués qu’ils étaient de l’initiative créatrice et du sens pratique indispensables aux adaptations locales, et dont l’esprit d’innovation constituait un levain puissant, capable d’apporter des orientations décisives aux moments nécessaires.

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La situation était donc révolutionnaire tant par la volonté des hommes que par la force des choses. Et cela nous oblige, avant d’entrer plus profondément dans l’exposé des processus et du développement des réalisations nouvelles, à réfuter certaines affirmations se rapportant à ces éléments fondamentaux de la situation.

Nous nous référons d’abord à la situation contradictoire née de la participation politique de notre mouvement au gouvernement central, et au gouvernement régional catalan. « Puisque vous collaborez au gouvernement, ont répété maintes fois les antifascistes ennemis des collectivités, vous n’avez pas à agir en marge de la légalité gouvernementale. »

Théoriquement l’argument semblait logique. En fait, les choses étaient beaucoup moins simples. D’abord, nous n’eûmes que 4 ministres sur 16 au gouvernement de Valence ; nous étions constamment mis en minorité par les autres secteurs coalisés contre nous, et les ministères-clés – les Finances et la Guerre, par exemple – étaient réservés à ces autres secteurs. Il aurait été trop habile, et trop facile, de nous obliger à la passivité révolutionnaire en échange d’une concession apparente sur le plan gouvernemental. Et certes, trop souvent, nos ministres n’avaient que trop tendance à accepter un tel état de fait.

On pourra nous dire que cette collaboration avait été ratifiée par les assemblées, les plénums et les congrès de notre mouvement. Mais en fait il arriva que, submergés par les flots d’éloquence de nos interminables discoureurs, les délégués des provinces, des petites villes, des villages approuvaient la collaboration ministérielle parce que débordés par une situation qu’on leur peignait sous les couleurs les plus sombres, et manquaient d’informations et d’habileté oratoire pour réfuter les promesses, les explications invérifiables, les arguments dont ils ne pouvaient contrôler la valeur. Mais de retour dans les villes et les villages, ils continuaient de construire la société nouvelle. Ils ne se sentaient pas liés par les manœuvres politiques, et ils avaient raison, car nous n’en aurions pas moins perdu la guerre, et la magnifique expérience de la révolution espagnole n’aurait pas eu lieu.

Mais certains de nos adversaires, particulièrement les staliniens, firent jouer un autre argument qu’ils emploient toujours où qu’ils soient, tant qu’ils ne sont pas assez forts pour s’emparer d’une situation : le moment de la révolution n’était pas encore venu, il fallait maintenir l’unité entre les secteurs antifascistes, vaincre d’abord Franco. En expropriant les industriels, les propriétaires, les patrons, les actionnaires, les terratenientes, on risquait de les pousser dans le camp adverse.

Sans doute cela s’est-il produit, dans de bien petites proportions. Mais tant que la situation n’est pas encore assez mûre pour qu’ils puissent s’en emparer, les staliniens diront toujours que les initiatives de leurs partenaires qui ne se soumettent pas à leur direction sont prématurées, même contre-révolutionnaires. D’autre part, croit-on que sans socialisation, les possibilités de victoire eussent été plus grandes ? Si oui, c’est ne pas tenir compte des réalités qui composaient la situation.

D’abord, l’hostilité des patrons dépossédés n’atténuait en rien l’ardeur combattive des masses ouvrières et paysannes, qui fournissaient l’armée des miliciens. Nous avons vu que, dans l’ensemble, les membres de la bourgeoisie et des partis politiques demeuraient inertes ou s’agitaient dans le vide devant cette situation qui les dépassait. La lutte étant déplacée du Parlement et des urnes dans la rue, la riposte à l’attaque fasciste ne pouvait que s’adapter aux circonstances nouvelles et suivre le chemin qu’elle a suivi. Si l’on avait dû attendre le triomphe de l’organisation officielle dûment mise au point, le franquisme aurait triomphé en un an, peut-être en trois mois [49].