Sans maître mais avec Dieu ?
Éric Vilain
Article mis en ligne le 20 octobre 2014
dernière modification le 22 octobre 2014

par Eric Vilain

Le fait que l’anarchisme se définisse par l’athéisme et le matérialisme, qu’il nie l’existence de Dieu et qu’il dénonce la fonction jouée dans la société par les religions dans leur ensemble implique-t-il que les anarchistes doivent refuser le dialogue avec des croyants ? Bien sûr que non. Si les anarchistes adoptaient une telle attitude, ils se couperaient d’une grande partie de la population et vivraient dans une sorte de ghetto intellectuel qu’ils auraient eux-mêmes créé.

Les croyants ne sont bien entendu pas tous des gens à qui on a lavé le cerveau et qui sont incapables de réfléchir et de dialoguer. Lorsque il y a 25 ans de ça j’ai participé en Lorraine à un débat à propos de la sortie de la Nième édition de Dieu et l’Etat, de Bakounine, le copain de la FA qui organisait la réunion (lui-même marié à une pasteure…) m’avait prévenu que j’aurais à débattre avec un pasteur. Cela s’est très bien passé, le débat a été extrêmement intéressant ; à l’issue de la réunion je n’ai pas demandé à être baptisé (en fait je l’étais déjà), le pasteur n’est pas sorti de la salle en criant « Vive l’anarchie, A bas la calotte », mais je pense que ceux qui sont venus entendre parler de Dieu et l’Etat ont appris des choses, et à vrai dire la discussion avec ce religieux m’a également appris des choses.

Du temps de Sébastien Faure les réunions anarchistes contre la religion rassemblaient parfois des milliers de personnes, en présence de prêtres, de pasteurs, de religieux de toute sorte ; les débats étaient très houleux et se terminaient parfois à trois heures du matin, sans que personne ait fait usage de violence. Les anarchistes dialoguaient, incontestablement, mais ils étaient athées.

La situation semble avoir changé aujourd’hui.
Dans les périodes de crise, de régression de la pensée critique et d’expansion de la réaction, les militants révolutionnaires en arrivent à douter de leurs convictions athées et matérialistes et finissent par se demander s’il n’y a pas un peu de vrai dans le discours de la réaction triomphante, dont ils finissent par être imprégnés.
J’ai fortement l’impression qu’on est dans cette situation aujourd’hui. L’imprégnation du religieux est tellement forte que certains camarades en arrivent à relativiser l’importance de l’athéisme dans le fondement doctrinal de l’anarchisme afin de ne pas fermer les portes aux croyants, afin de ne pas empêcher le débat avec eux. Mais en réalité l’imprégnation du religieux n’est que perçue comme étant forte, parce que la réaction aujourd’hui est extrêmement bruyante – cette réaction dont la religion est le fondement principal, au même titre que l’athéisme est le fondement principal de l’anarchisme.

En réalité, les faits montrent que de moins en moins de Français se réfèrent à Dieu. Il est vrai que ceux qui continuent à s’y référer le font de manière d’autant plus agressive et ostensible, alors qu’en fait ils sont très minoritaires (36% de croyants, 34% d’athées, 30% d’indifférents).
Dans le débat que nous pouvons mener avec les tenants d’une quelconque religion, il nous faut donc faire la part des choses. La "visibilité" ostentatoire de la religion est la conséquence de sa régression relative, qui produit des réactions violentes de la minorité qui continue de croire.

D’abord, les croyants ne sont pas tous de mauvaise foi, ils ne sont pas tous des fanatiques religieux ; beaucoup vivent leur religion tranquillement, paisiblement, n’emmerdant personne et demandant simplement qu’on leur fiche la paix. Parmi eux beaucoup partagent des idées qui sont proches des nôtres, ou qui n’y sont pas opposées, participent aux mêmes combats que nous contre l’exploitation et l’oppression. On les trouve dans les syndicats, les associations, etc.

Avec ces personnes, il serait stupide de ne pas dialoguer, il serait stupide de se comporter avec eux avec arrogance ou mépris, parce que ce sont souvent nos frères et sœurs de combat. Dans la mesure où ils ne ramènent pas constamment sur la table leurs croyances religieuses, il n’y a pas de raison que nous fassions de même avec notre athéisme – mais il n’y a aucune raison pour nous de cacher notre athéisme.

Ce problème semble avoir une importance particulière aux États-Unis, et un groupe nommé First of May Anarchist Alliance y a consacré une réflexion intéressante, même si elle est largement fondée sur des erreurs factuelles importantes.
Selon ce groupe, l’histoire de l’anarchisme est centrée autour de trois pays, la Russie, l’Espagne et l’Italie, c’est-à-dire des sociétés dominées par des Églises d’Etat uniques liées à des classes de propriétaires terriens particulièrement réactionnaires. (Curieusement, la France est oubliée.) On comprend donc, dit le groupe américain, que la plus grande partie de l’opposition à ces régimes obscurantistes était activement anti-cléricale. Aux États-Unis, le mouvement anarchiste s’est formé dans les luttes contre les mœurs conservatrices et réactionnaires incarnées par la droite chrétienne. Ce n’est pas étonnant que notre mouvement ait maintenu une position irréligieuse, nous dit-on. Mais la First of May Anarchist Alliance considère qu’il s’agit là d’une « réminiscence non-anarchiste », compréhensible certes, mais relevant du passé. Mieux, cette attitude anti-religieuse constitue un « obstacle au développement » de leur organisation « dans de nombreux secteurs de la classe ouvrière et des opprimés ».

Le texte de First of May Anarchist Alliance contient une surprenante quantité d’erreurs et d’approximations. En effet, l’apparition de l’anarchisme n’est pas liée à l’existence de « sociétés dominées par des Églises d’Etat uniques », elle est liée à la nécessité pour la classe ouvrière de s’organiser pour combattre l’exploitation qu’elle subissait. L’anarchisme est né dans les sociétés européennes de l’Ouest, en Suisse, en France, en Belgique, en Italie, en Espagne, au Portugal, et principalement dans les zones industrielles de ces pays. La Russie est citée abusivement comme « berceau » de l’anarchisme : elle ne fut jamais une « terre d’élection » de l’anarchisme, bien que Bakounine et Kropotkine fussent russes. Bakounine écrivait en français et la « carrière » anarchiste de ces deux hommes se déroula en Europe occidentale.

L’anarchisme est apparu dans les pays d’Europe et d’Amérique latine où les rapports entre classe ouvrière et classe capitaliste se réglaient systématiquement par la répression et où n’existait pas le suffrage universel. La constitution de l’AIT seconde manière, à Berlin en 1922, regroupant à travers le monde des millions d’adhérents, n’avait rien à voir avec des « sociétés dominées par des Églises d’Etat uniques ».

D’ailleurs, on constate que les pays qui ont aujourd’hui une religion d’Etat sont des pays essentiellement anglo-saxons et nordiques : Angleterre, Pays de Galles, Irlande du Nord, Finlande, Islande, Norvège, Suède, Danemark, Écosse. On voit que ce sont des pays principalement protestants. Une exception : la Grèce, qui est orthodoxe.
Par contre les pays sans religion d’Etat comptent la France, la Belgique, l’Espagne, l’Italie, la Pologne (aussi surprenant que cela puisse paraître), la république d’Irlande, la Roumanie, le Portugal. Ce sont des pays catholiques, sauf la Roumanie qui est orthodoxe – mais fortement influencée par la culture latine. Sur huit de ces pays, cinq d’entre eux ont connu un fort développement de l’anarchisme. En revanche, parmi les huit pays qui ont aujourd’hui une religion d’Etat, un seul a connu un développement sensible de l’anarchisme : la Suède.

Il n’y a aucune raison de ne pas dialoguer avec des croyants, de ne pas lutter à leurs côtés. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’occulter, d’édulcorer ou de relativiser notre athéisme. Certains croyants pourront même avoir des attitudes tout à fait libertaires. Je pense même qu’avec certains d’entre eux il sera possible d’aller très loin ensemble. Mais on ne pourra jamais accepter l’idée que dans l’organisation anarchiste, dans l’organisation spécifiquement anarchiste, il y ait des gens qui déclarent ne pas vouloir de maître mais qui acceptent d’avoir un Dieu.

Eric Vilain
Octobre 2014