RÉPONSE À PHILIPPE CORCUFF
René Berthier
Article mis en ligne le 3 novembre 2014
dernière modification le 25 novembre 2023

par Eric Vilain

Le Monde libertaire a publié dans son numéro du 16-22 octobre 2014 un article de Philippe Corcuff intitulé « Les religions sont-elles solubles dans la réaction ? » (http://monde-nouveau.net/ecrire/?exec=article&id_article=618) et curieusement sous-titré « Les agnostiques sont-ils de misérables traîtres à la cause anarchiste ? » Cet article fait suite à des échanges qui ont eu lieu sur le site interne de la Fédération anarchiste. Je propose ici une réponse à cet article, en tenant pour acquis que le lecteur aura pris connaissance du texte de Philippe Corcuff qui en est le déclencheur.

« Dieu existe, parce qu’il est parfait ;
car s’il n’était pas parfait, il n’existerait pas. »

Dans les périodes de crise, de régression de la pensée critique et d’expansion de la réaction, les militants révolutionnaires peuvent en arriver à douter de leurs convictions athées et matérialistes et, par souci de conformisme, ils finissent par se demander s’il n’y a pas un peu de vrai dans le discours de la réaction triomphante dont ils finissent par être imprégnés.
J’ai fortement l’impression qu’on est dans cette situation aujourd’hui. L’imprégnation du religieux est tellement forte que certains camarades en arrivent à relativiser l’importance de l’athéisme dans le fondement doctrinal de l’anarchisme par crainte de se trouver marginalisés alors même que dans ces périodes de recul il faut affirmer clairement nos principes. Mais en réalité le religieux ne semble fort aujourd’hui que parce qu’il est extrêmement bruyant.

Je ne saisis pas très bien ni les intentions, ni la démarche de Philippe Corcuff.
Et je saisis encore moins la chaîne argumentative de son raisonnement.
En dehors du fait qu’il se proclame agnostique, je crois comprendre qu’il voudrait que le mouvement anarchiste, et la FA en général, s’ouvre aux croyants, et qu’il ne verrait pas d’un mauvais œil que des chrétiens et des musulmans adhèrent à la FA. Cette attitude se rattache au courant de relativisme général qui domine aujourd’hui, qui me semble à l’opposé de l’attitude libertaire telle que je la conçois.
Si on s’en tient au plan philosophique, je pense qu’on ne peut pas être anarchiste et agnostique, parce que l’agnostique est celui qui considère que Dieu est un être inconnaissable et qu’on ne peut pas dire s’il existe ou non. Or j’ai un peu tendance à penser que si Dieu est inconnaissable, c’est là malgré tout une manière de dire qu’il existe. Jusqu’à présent, je pensais que l’anarchiste n’était pas seulement athée, mais qu’il était contre la croyance en un être suprême auquel l’homme doit, par définition, soumission. C’est en tout cas ainsi que les anciens m’ont présenté les choses lorsque j’ai adhéré au mouvement libertaire dans les années 60.

Quoi qu’on en dise, si Dieu existe, l’homme lui est soumis. Cela implique donc de la part des anarchistes une prise de position claire. L’anarchisme ne peut pas se contenter d’avoir une « incertitude structurelle quant à l’existence des dieux », comme le dit Corcuff, parce que l’anarchisme est une doctrine matérialiste qui récuse l’idée de cause première, c’est-à-dire l’idée d’un créateur, autrement dit Dieu :

« Les matérialistes sont révolutionnaires. Ils nient Dieu, ils nient la Cause première. Ils ne se contentent pas de la nier, ils en prouvent l’absurdité et l’impossibilité. » [1]

Il n’y a donc pas de place pour le doute sur l’existence ou l’inexistence de Dieu. En déclarant « invérifiable », dit encore Bakounine, l’existence de la cause première, les positivistes de son temps (et les agnostiques d’aujourd’hui), ne nient pas l’existence de la cause première, ils l’excluent seulement du domaine scientifique : « ce qui veut dire, en simple langage humain, que cette Cause première existe peut-être, mais que l’esprit humain est incapable de la concevoir. » Les théologiens sont très satisfaits de ce constat, dit encore Bakounine,

« car ils ont toujours proclamé que la pensée pure ne peut rien sans l’aide de Dieu, et que pour reconnaître la Cause première, l’acte de la divine création, il faut avoir reçu la grâce divine. C’est ainsi que les positivistes ouvrent la porte aux théologiens et peuvent rester leurs amis dans la vie publique, tout en continuant de faire de l’athéisme scientifique dans leurs livres. Ils agissent en conservateurs politiques et prudents. » [2]

Voilà qui expose clairement, je pense, la position anarchiste sur Dieu, la cause première, etc. Et sur ceux qui ne prennent pas clairement position dans le débat. Maintenant, Corcuff est-il un « social-traître », comme il le dit dans son article ? C’est lui qui pose le problème dans ces termes, pas moi. Pour moi, c’est quelqu’un qui n’a pas compris l’enjeu d’un des fondements les plus essentiels de l’anarchisme, dont l’athéisme n’est qu’un « produit dérivé » : le matérialisme ; ou ce que Bakounine appelait le « matérialisme scientifique », qui ne reconnaît tout simplement pas la pertinence du concept « Dieu ».

Si Bakounine se prononce clairement contre l’existence de Dieu, il s’intéresse en fait beaucoup plus aux raisons qui poussent les gens à croire en cette entité transcendante. Mieux vaut essayer de comprendre pourquoi les gens croient en Dieu (ou pourquoi des camarades comme Corcuff ne veulent pas prendre position). Bakounine tente de resituer la religion dans sa perspective historique et anthropologique : elle est une étape dans le lent développement de l’humanité sortant des ténèbres de l’ignorance. La religion n’est en fait pas tant « une aberration de l’esprit qu’un profond mécontentement du cœur » (Dieu et l’Etat). Elle est une protestation instinctive de l’homme contre son existence misérable. Dieu est une création humaine, il est l’image renversée et agrandie de l’homme.

Maintenant, nous avons un Philippe Corcuff, frais émoulu dans le mouvement anarchiste, qui semble vouloir remettre en cause un certain nombre de fondements essentiels de l’anarchisme. C’est un peu comme si j’adhérais à une religion avec l’intention de lui faire accepter l’idée que Dieu est inconnaissable. Je pense que la réaction des fidèles ne se ferait pas attendre. Eh bien, Corcuff n’a pas été exclu de la Fédération anarchiste, et je pense que personne n’y songe.
Ce qui me rend perplexe, c’est la manière dont Corcuff argumente. Il semble vouloir nous mettre en garde contre « le double risque essentialiste et substituiste ».
Tout est parti d’un livre de Stéphane Lavignotte, pasteur, théologien et militant de la « gauche radicale et écologiste », nous dit Corcuff. Lavignotte pense, en gros, que les religions peuvent être réactionnaires, mais qu’elles peuvent également être subversives.

Corcuff pense que « cette seconde possibilité semble s’opposer à un des “principes de base” de la FA, “la lutte contre les religions et les mysticismes” ». [3]

Voilà un curieux raisonnement. En somme, le constat que les religions peuvent être (à l’occasion, je précise) « subversives » (sans qu’on nous donne aucune illustration de ce propos), infirme les principes de base de la FA : il faut donc les changer.
D’abord, si on pense aux religions dans le sens général, c’est-à-dire ayant des effectifs importants (par opposition à certaines sectes), elles ne sont jamais globalement progressistes. Les religions ne sont pas des entités homogènes, elles sont parcourues de courants souvent vigoureusement opposés les uns aux autres. Certains courants à l’intérieur des religions peuvent être plutôt libéraux, d’autres carrément réactionnaires. Il est donc totalement incongru de dire que « certaines religions peuvent être progressistes ». Tout au plus peut-on dire que dans l’immense éventail des Églises qui encombrent le marché de la foi, c’est bien le diable si on ne trouvera pas quelques individus ou quelques groupes défendant des positions progressistes. Pas de quoi changer les principes de base de la FA.

Cela ne signifie pas pour autant que les anarchistes doivent rejeter ces croyants « subversifs » lorsqu’ils les côtoient dans leur activité quotidienne. Le fait que Lavignotte consacre six pages de son livre aux « anarchistes croyants » ne change pas grand-chose à l’affaire.

Toutes les grandes doctrines politiques et sociales trouvent des interprètes qui, dans leurs marges, en acceptent les grandes lignes mais qui divergent sur certains points. On aura donc des marxistes chrétiens, des anarchistes chrétiens, et des marxistes libertaires, etc. Le fait que Tolstoï et quelques autres comme Dorothy Day fassent une interprétation chrétienne de l’anarchisme, ou introduisent quelques petits morceaux de Bon Dieu dans l’anarchisme, est un phénomène intéressant, mais marginal. Cela parlerait plutôt en faveur de l’anarchisme, d’ailleurs, car cela montre qu’il y a dans cette doctrine quelque chose d’à peu près universel. Mais évoquer Tolstoï ne suffit pas pour diluer l’anarchisme dans la religion et ne justifie pas qu’on modifie les « Principes de base »…
En fait il y a deux questions, et malheureusement elles ne sont pas toujours différenciées :

a) Peut-on être anarchiste et croire en Dieu ?
b) Peut on être anarchiste et faire un bout de chemin avec les croyants ?

Je répondrai non à la première question et oui à la seconde.

L’athéisme selon moi est consubstantiel à l’anarchisme, comme les frites le sont au steak. Pour expliquer ça il faudrait se lancer dans des digressions philosophiques : je me contenterai de dire qu’athéisme et matérialisme vont de pair ; que la croyance en un dieu est une question de foi, qui sort de toute approche rationnelle ; qu’il ne sert à rien d’essayer de prouver que Dieu n’existe pas puisqu’il est impossible de prouver l’inexistence d’une chose qui n’existe pas.

Lavignotte, nous dit Corcuff, appelle à « une approche laïque du fait religieux ». Je ne sais pas trop ce que ça veut dire. Que signifierait, par exemple, une « approche laïque de l’Opus Dei » ? Lavignotte veut qu’on analyse de manière laïque les faits religieux. Mais c’est ce que font les anarchistes tous les jours : leur regard sur les religions est le regard de personnes qui ne croient pas en Dieu.

Lavignotte, dit encore Corcuff, veut « désessentialiser » les religions. [4] Là, ça se complique. En philosophie et en théologie, l’essence est ce qui constitue la nature d’une chose, ce qui est immuable, par rapport à ce qui est transitoire et périssable ; ce que Bakounine appelle « l’être intime des choses ». Pour les croyants, Dieu est l’essence première de toute chose. Dieu seul est existant par essence, dit Descartes. Comme dit Corcuff, une essence est « une entité homogène et durable ». Le problème, c’est que la notion de Dieu est inséparable de celle d’essence. Si on veut « désessentialiser » les religions, on veut donc des religions… sans Dieu !

Mais pourquoi « désessentialiser » les religions ? Parce que celles-ci se manifestent de manières diverses, historiquement et socialement : parfois elles sont réactionnaires, parfois progressistes, parfois elles sont entre les deux, nous dit Corcuff.

Considérons les religions comme des institutions regroupant des partisans qui partagent un certain nombre de présupposés idéologiques, parmi lesquels la croyance en un être suprême, un Dieu, lequel Dieu est l’« essence de toute chose » et le créateur de toutes choses. Considérons que ces institutions aient dans la pratique des comportements très variés, parfois « progressistes », parfois « réactionnaires ». Est-ce que cette variété de comportements change quelque chose au fait que ces religions sont fondées sur la croyance en un Dieu, « essence de toute chose » ? Bien sûr que non.

Les différentes manières par lesquelles les religions se manifestent relèvent de la contingence : cela ne permet en rien de comprendre la nature réelle des religions, ce qu’elles sont réellement, bref leur essence. On ne peut pas « désessentialiser » quelque chose qui par définition relève de l’essence. Mais il est vrai que si on ne s’intéresse pas à l’essence de la religion – à l’essence de Dieu, pour être plus exact – il n’est plus nécessaire de vouloir comprendre de quoi il s’agit : si Corcuff et Lavignotte veulent pouvoir analyser les religions dans leur activité réelle et leur apposer un label progressiste ou réactionnaire, il est nul besoin de s’occuper de leur « essence », il suffit tout simplement de les observer et de leur appliquer la bonne vieille méthode expérimentale. C’est au fond ce qui ressemblerait le plus à une « approche laïque du fait religieux ».

Je n’ai aucune intention de m’engager dans un débat sur l’anti-essentialisme de Wittgenstein dont je ne vois pas ce qu’il vient faire ici, car ce penseur s’attache essentiellement aux questions de langage. Ce qui chagrine Corcuff, me semble-t-il, c’est qu’on puisse parler de « religion » et d’« anarchisme » en considérant ces « substantifs » comme des appellations générales, et non comme des concepts dans lesquels on peut insérer tous les contenus qu’on veut. Il est évident que ce genre de démarche convient très bien à quelqu’un qui veut introduire la religion dans le concept d’anarchisme, par essence athée.
La référence à Wittgenstein ne me paraît pas pertinente pour ce que je crois comprendre être le propos de Corcuff. Disons pour aller vite qu’il y a eu un mouvement intellectuel tendant aux grandes synthèses, à la généralisation, à la construction de grandes machineries théoriques dans lesquelles il semblait que la réalité quotidienne et triviale était avalée. Hegel entre parfaitement dans cette catégorie. L’un des plus féroces adversaires de ce mouvement est sans doute Karl Popper qui, dans La société ouverte et ses ennemis, s’en prend à Platon et Hegel et Marx.
En réaction, s’est créé un mouvement inverse prônant la fin des idéologies, tendant à la « déconstruction. On ne cherche plus l’« essence » des phénomènes sociaux, on prône l’étude des micro-événements. Avec la fin des idéologies est venue la fin des certitudes et on prône un relativisme général très à la mode chez nos postmodernes.

Quelle pourrait être la position anarchiste, là-dedans ? Tous les grands penseurs anarchistes, malgré leurs différences, en tenaient pour la méthode expérimentale : autrement dit, on observe un phénomène et on l’analyse, on note les constantes de ce phénomène, on fait une synthèse et on détermine la « loi » de ce phénomène, jusqu’à ce qu’elle soit contestée par une autre série d’observations et d’hypothèses qui rende mieux compte du phénomène observé. Il ne s’agit donc pas, pour les anarchistes, de se soumettre au « constant désir de généralisation », ni au « mépris pour les cas particuliers », pour reprendre les termes de Wittgenstein repris par Corcuff, comme si c’étaient là les deux seules options possibles. Il me paraît difficile de comprendre un phénomène social si on ne se livre pas à la fois à l’analyse des « cas particuliers » et à la « généralisation », c’est-à-dire à la synthèse. Corcuff veut nous entraîner dans une voie totalement stérile où il n’y aura plus que les « cas particuliers » et où il ne sera plus possible de raisonner en terme de « générique ». Ce qui est assez cohérent avec l’air du temps, où la notion de générique, c’est-à-dire la capacité à théoriser, semble échapper à beaucoup de monde. Les « dépôts de pains » ont remplacé les « dépôts de pain ».

Il y a un paragraphe de l’article de Corcuff que je ne comprends pas. Je vais le citer en entier :

« Mais une telle approche essentialiste des religions, tendant à les diaboliser, ne doit-elle pas rendre le militant de la FA plus autocritique quand il veut suivre le principe de base associé à “la lutte contre les religions” : la lutte contre “les mysticismes” ? N’y aurait-il pas un peu de “mysticisme” dans l’essentialisation des religions ? C’est-à-dire qu’un certain athéisme militant peut (pas nécessairement) être emprunt de dogmatisme. “Dogmatisme” renvoie à “dogmes”, souvent entendus comme des principes intangibles non discutables ; principes beaucoup usités dans les églises, mais aussi dans les organisations politiques jusqu’aux organisations anarchistes, voire aux anarchistes indépendants. Et ces dogmes peuvent aussi susciter dans des cadres laïcs des sortes d’“excommunications”. »

Je ne vois pas en quoi le fait d’avoir une « approche essentialiste » des religions conduit nécessairement à les diaboliser. Je pense au contraire que chercher à saisir l’essence d’une religion, c’est contribuer à la comprendre – quitte à la critiquer ensuite.
Ensuite Corcuff nous dit que la « lutte contre les religions » proclamée dans les principes de base de la FA doit être dissociée de la « lutte contre les mysticismes », suggérant qu’il n’approuve pas la première mais qu’il approuve la seconde. Car analyser les religions dans leur essence est du mysticisme, nous dit Corcuff, en résumé. Malheureusement, je ne vois pas comment on pourrait échapper à l’analyse de l’essence des religions qui se fondent sur l’existence d’un dieu qui est par définition une essence – mais il est évident que si on ne peut plus définir les choses, cela clôt le débat, puisqu’alors il ne reste plus des religions que leurs « petits cas particuliers », leurs actes particuliers qui peuvent être qualifiés, selon les cas, de « subversifs » ou « réactionnaires ».

Mais ce n’est pas fini. L’essentialisation des religions, qui conduit les militants de la FA au mysticisme, conduit également au dogmatisme.
En religion, les dogmes sont des affirmations qui fondent lesdites religions. Cela dit, en opposition au catholicisme, qui est une « religion d’autorité », chez les protestants un dogme est un énoncé provisoire. En philosophie, c’est autre chose, le dogmatisme est une philosophie de la connaissance selon laquelle l’homme peut parvenir à la vérité au moyen de la raison. Ce n’est évidemment pas dans ce sens-là que Corcuff emploie le mot.

Selon Corcuff, les anarchistes sont soumis à la tentation d’une progression insidieuse : essentialisme → mysticisme → dogmatisme → excommunications.
En somme, l’approche dogmatique de la FA sur l’essence des religions conduit (conduira ?) celle-ci à des « excommunications » (exclusions ?). De qui ? De Corcuff ? A la FA, on n’exclut pas aussi facilement.

Il faut tout de même garder à l’esprit que l’accusation de dogmatisme est souvent la tarte à la crème de tous ceux qui veulent modifier les principes sur lesquels se fondent une organisation et qui se heurtent à un refus. C’est un peu ce qui se passe avec l’agnosticisme de Corcuff. Sont ainsi qualifiés de dogmatiques ceux qui ne veulent pas remettre en cause le fondement athée de la FA (et de l’anarchisme en général), afin d’introduire une pincée de christianisme et d’islam etc.

Le fait qu’une organisation ait des statuts, ou quelque chose d’équivalent, définissant un certain nombre de principes généraux, est assez banal, et je ne pense pas qu’on puisse accuser de « dogmatiques » ceux qui tiennent à ces principes et sont réticents à les modifier, sauf raison impérieuse. Je suppose que personne n’aurait l’idée de noyauter l’Église catholique avec l’intention de lui faire abandonner le dogme de l’immaculée conception. Toutes proportions gardées, je pense que faire abandonner le principe de l’athéisme à la Fédération anarchiste est tout aussi irréaliste.
Ce qui n’empêche absolument pas les anarchistes de dialoguer avec les croyants. Mais cela ne signifie pas qu’il faut les inviter à adhérer à la FA.

Il y a même, dans le mouvement anarchiste, une longue tradition de dialogue avec les croyants. Du temps de Sébastien Faure, il y avait des réunions-débats passionnées sur la religion, rassemblant souvent plusieurs milliers de personnes, en présence de représentants de différents cultes. Ces réunions étaient extrêmement animées et se terminaient souvent à trois heures du matin.
Les anarchistes dialoguaient, incontestablement, mais ils ne cédaient pas un pouce sur leur athéisme. Même chose avec Louis Lecoin. Il y a des années de cela j’ai été invité, lors de la sortie de la Nième édition de Dieu et l’Etat, de Bakounine, à faire une causerie en Lorraine. Le copain de la FA qui organisait la réunion (lui-même marié à une pasteure…) m’avait prévenu que j’aurais à débattre avec un pasteur. Cela s’est très bien passé, le débat a été extrêmement intéressant ; à l’issue de la réunion je n’ai pas demandé à être baptisé (en fait je l’étais déjà), le pasteur n’est pas sorti de la salle en criant « Vive l’anarchie », mais je pense que ceux qui sont venus entendre parler de Dieu et l’Etat ont appris des choses, et à vrai dire la discussion avec ce religieux m’a également appris des choses.

Le second danger auquel sont confrontés les anarchistes, selon Corcuff, est le substituisme. C’est une allusion à Nos tâches politiques, un texte écrit par Trotsky en 1903 en réponse au fameux Que faire ? de Lénine. Trotsky y dénonce les positions de Lénine dont l’application amènera le parti à se substituer à la classe ouvrière, le comité central à se substituer au parti et finalement le Secrétaire général à se substituer au Comité central.

En s’obstinant à défendre l’athéisme, en condamnant l’aliénation produite par les illusions religieuses qui ont conduit les hommes à se rendre « étrangers à eux-mêmes », le militant risque donc de se mettre en contradiction avec ce point des principes de base de la FA qui dit : « nous devons faire en sorte que les classes sociales exploitées accèdent à la capacité politique nécessaire à leur émancipation. » Corcuff pense donc que le militant luttant contre la religion pourrait être amené à vouloir émanciper les « classes exploitées » malgré elles et à se constituer en une sorte d’avant-garde.

En somme, pour que les « classes sociales exploitées » parviennent à s’émanciper, il ne faut pas faire de propagande antireligieuse ni contester l’existence de Dieu. J’avoue ne pas bien saisir la logique de ce raisonnement. Je ne vois pas quel déterminisme implacable conduirait les anarchistes luttant contre l’aliénation religieuse à se comporter en « substituistes ». Ce risque existe pour toutes les formes de luttes. C’est un peu comme si Corcuff disait : « la lutte contre le système capitaliste peut conduire les anarchistes à tomber dans le substituisme ». Ou encore : « la lutte contre le sexisme peut conduire les anarchistes à tomber dans le substituisme ». Ou encore : « la lutte contre le racisme peut conduire les anarchistes à tomber dans le substituisme ». Etc. Ça n’a pas de sens. Il n’y a pas de remède absolu contre ça, mais c’est un risque à prendre.

Je ne vois dans le raisonnement de Corcuff qu’un argument fallacieux pour empêcher les anarchistes de lutter contre l’aliénation religieuse. Bien qu’il ait participé à l’ouvrage collectif sur Bakounine récemment publié par les Éditions du Monde libertaire, Corcuff ne semble pas avoir lu l’étude de Jean-Christophe Angaut dans laquelle ce dernier écrit : « A travers la figure de Dieu (…) l’homme se dépossède de sa faculté à déterminer ce que sont le vrai, le bien et le juste et engendre une autorité invisible, source du vrai et du juste, ainsi que l’autorité bien visible des prêtres, chargés de servir d’intercesseurs entre cette autorité invisible et le peuple ignorant ». [5]

Quand je vois Corcuff faire le lien entre tout ça et « le climat islamophobe d’aujourd’hui au sein des sociétés occidentales », je me dis que le confusionnisme atteint son comble, et que le relativisme culturel sombre dans l’opportunisme. Est-ce qu’il faut mettre une sourdine à la lutte contre l’aliénation religieuse sous prétexte qu’il y a un climat islamophobe ? Est-ce que l’islam est moins une religion que les autres religions ? L’aliénation religieuse des croyants de l’islam est-elle moins grande que celle des autres religions ? Est-ce qu’il faut attendre qu’il y ait des « musulmans anarchistes » pour commencer à lutter contre le « conservatisme islamique, le patriarcat et l’homophobie » ? Dans leur lutte contre le conservatisme religieux, le patriarcat, l’homophobie, le sexisme, les anarchistes doivent-ils mettre des réserves et dire : « Oui mais là, ça ne concerne pas l’islam parce qu’il ne faut pas donner des arguments aux islamophobes » ?

Je pense au contraire que l’un des aspects importants de la lutte contre la religion et l’aliénation religieuse aujourd’hui passe par la dénonciation de toutes les remises en cause des acquis de la République par les groupes de pression religieux, et en particulier islamiques. D’ailleurs ces groupes de pression islamiques savent très bien s’allier avec les autres religions pour saper les fondements laïcs de la République.

Alors, demande Corcuff, « verra-t-on un jour des croyants et des agnostiques pleinement acceptés au sein d’organisations anarchistes composées de manière largement majoritaire d’athées ? On peut rêver… ce n’est pas demain la veille ! »
Corcuff soulève en fait exactement les mêmes problèmes qu’un groupe anarchiste américain qui avait fait le constat que l’écrasante majorité de la population du pays croyait en Dieu et qu’il était difficile de faire de la propagande anarchiste dans ces conditions [6]. Ce groupe anarchiste justifiait son abandon de la lutte contre la religion en affirmant que c’est une « réminiscence non anarchiste » et que cette attitude antireligieuse constituerait un « obstacle au développement » de leur organisation « dans de nombreux secteurs de la classe ouvrière et des opprimés ». Abandonner la lutte contre la religion dans un pays qui est quasiment une théocratie, où la prégnance de la religion dans tous les aspects de la vie est très lourde et où seulement 4 % de la population est athée, relève d’un aveuglement inouï.

En France, une enquête datant de 2011 a révélé que seulement 36 % des Français déclarent croire en Dieu, qu’il y a 34 % d’athées (contre 32 % en 2006), chiffre en progression, et 30 % d’indécis [7]. Cette avancée du nombre d’athées et du nombre d’indécis produit, en réaction, une crispation importante dans les rangs des croyants. En somme, plus il y a d’athées, plus les croyants deviennent réactionnaires.

Il n’y a aucune raison de ne pas dialoguer avec des croyants, de ne pas lutter à leurs côtés – pour ceux qui luttent. Pour cela, il n’est pas nécessaire d’occulter, d’édulcorer ou de relativiser notre athéisme sous des prétextes démagogiques et opportunistes. Il importe peu au fond qu’une personne croie en Dieu si elle se bat contre l’exploitation, l’oppression, pour l’émancipation humaine en dehors du cadre étatique, pour la prise en mains collective des moyens de production, etc.
Mais on ne peut pas accepter l’idée que dans l’organisation anarchiste, dans l’organisation spécifiquement anarchiste, il y ait des gens qui déclarent ne pas vouloir de maître mais qui acceptent d’avoir un Dieu.

René Berthier
Octobre 2014