Grève générale, grève généraliste, brève histoire d’un concept révolutionnaire
Article mis en ligne le 3 mars 2016

par Eric Vilain

Grève générale, grève généraliste, brève histoire d’un concept révolutionnaire

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« Si nous faisons la grève générale, c’est pour nous emparer des moyens de production, pour déposséder les possédants actuels, qui, notamment, ne se laissent pas faire facilement ; il est nécessaire que cette grève revête un caractère révolutionnaire. 1 »
Riom, délégué du bâtiment Ve congrès CGT, 1900

Aux sources du mouvement ouvrier

Dès la création de l’Association internationale des travailleurs (AIT) à Londres en 1864, s’opposent le courant social-démocrate (Allemagne, Angleterre, Suisse romande) et le courant libertaire (France, Espagne, Italie, Suisse jurassienne), majoritairement proudhonien. Le premier veut transformer le mouvement ouvrier en partis politiques permettant la prise de pouvoir par la voie parlementaire ; le second, détruire l’État et reconstruire la société sur la base des unions de métiers. Ses arguments – que l’histoire va valider parfois tragiquement – sont les suivants : calquer l’organisation sur celle des États serait la fin de l’internationalisme ; l’État n’a jamais été un instrument révolutionnaire ; la bureaucratie d’État deviendrait inévitablement une nouvelle classe sociale privilégiée. Les anti-autoritaires perçoivent ainsi le rôle de la grève générale : « Lorsque les grèves s’étendent, se communiquent de proche en proche, c’est qu’elles sont bien près de devenir une grève générale, et une grève générale, avec les idées d’affranchissement qui règnent aujourd’hui, ne peut aboutir qu’à un grand cataclysme qui ferait peau neuve à la société » (Journal de l’Internationale, 1869).

En 1871, les communards tentent de mettre en place une démocratie directe, contre l’État versaillais et l’État prussien. La féroce répression qui s’ensuit porte un coup très dur au mouvement ouvrier international. La popularité de la Commune de Paris pousse Marx, dans La Guerre civile en France, à soutenir ses réalisations, alors qu’il avait auparavant déclaré souhaiter la victoire de la Prusse, pour faciliter le triomphe de ses propositions sur celles des internationalistes français ! Il reviendra à ses amours et, après diverses manoeuvres, obtiendra l’exclusion d’anti-autoritaires de l’AIT, dont Bakounine, au congrès de La Haye en 1872.

Émergence du grève-généralisme

Jusqu’à la fin des années 1870, la répression en France est absolue. Le désespoir va pousser quelques-uns, tel Ravachol, à des actes destinés à « réveiller les masses ». Ce n’est qu’après 1884 que les syndicats deviennent légaux et se regroupent sous la direction du Parti ouvrier de France, créé en 1882 par les marxistes Jules Guesde et Paul Lafargue : la Fédération des syndicats voit ainsi le jour à Lyon en 1886. D’autre part, à partir de 1887, sont créées à Paris, souvent construites par les ouvriers eux-mêmes, des Bourses du travail. Là se retrouvent les diverses professions, facilitant le développement d’une conscience de classe liée à la solidarité concrète, et d’une autonomie politique et culturelle ouvrière. Outre les services rendus aux travailleurs (bureau de placement, caisse de secours, formation professionnelle, bibliothèque, etc.), elles se veulent un outil d’émancipation intégrale et un instrument d’organisation de la société future. Leur fédération est créée à Saint-Étienne en 1892, et Fernand Pelloutier, son secrétaire, affirme : « L’idée de fédérer les Bourses du travail a une origine plus politique qu’économique. » C’est surtout en leur sein que se développe l’idée de grève générale, qui se veut une alternative révolutionnaire à la stratégie de conquête de l’État sous l’égide des partis politiques, qu’ils soient réformistes ou insurrectionnalistes. Elle nait de la conviction que l’émancipation doit être le fait des ouvriers eux-mêmes et ne doit pas être laissée aux professionnels de la politique. Jules Guesde traitera avec mépris ces partisans de « grève-généralistes », terme que reprendront les anarchistes, y adjoignant « antimilitaristes et antipatriotes ».

S’émanciper du joug du capitalisme, et de la tutelle des partis

La CGT regroupe en septembre 1895 à Limoges les syndicats et les Bourses du travail. Après l’idée de « grève des bras croisés » initiale, va apparaître celle de « grève générale expropriatrice », sous l’impulsion des libertaires, tel Émile Pouget dans La Grève générale révolutionnaire : « La grève générale ne se limite pas à une cessation de travail, mais doit être immédiatement suivie de la prise de possession et de la réorganisation de la production et de la circulation des produits. » Cette stratégie concrétise les positions des antiautoritaires de l’AIT, affirmant le refus pour le syndicalisme d’instaurer un socialisme par délégation et de jouer un rôle de clientèle électorale pour un parti, ou de chair à canon pour un état-major révolutionnaire : « La grève générale révolutionnaire apparait comme l’unique et seul efficace moyen pour la classe ouvrière de s’émanciper intégralement du joug capitaliste et gouvernemental » (Groupe anarchiste des étudiants socialistes révolutionnaires et internationalistes, 1901).

Devant le développement de l’idée de grève générale, certains, tel Henri Van Kol, fondateur du parti social-démocrate des Pays- Bas, pensent qu’« il est de notre devoir de démasquer ce moyen anarchiste, et d’avertir la classe ouvrière contre ce moyen de lutte dangereux, nuisible et impuissant ». Cependant, en France, seul le Parti ouvrier de France de Jules Guesde affiche clairement ses choix : « Grève générale et on ne vote plus ! Grève générale et l’on méprise les politiciens auxquels on reproche d’exploiter les travailleurs ! » Les autres partis socialistes, tenant compte du choix majoritaire du mouvement ouvrier, adoptent un « socialisme de juste milieu ». Les réformistes de Jean Jaurès et les partisans de Jean Allemane du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire tentent de concilier grève générale et action parlementaire, alors que les blanquistes l’assortissent d’insurrectionnalisme. « Comme toujours les politiciens suivent le vent qui tourne. Dans nos congrès corporatifs, la grève générale a été adoptée. Comprenant qu’ils font fausse route, ils vont essayer aujourd’hui de se revendiquer de ce mouvement, afin de le faire mieux avorter » (La Grève générale, 1901). Jaurès affirmera un peu plus tard : « Il n’y a pour le socialisme qu’une méthode souveraine, conquérir légalement la majorité. »

Syndicalisme révolutionnaire et anarcho-syndicalisme

Les syndicalistes révolutionnaires veulent exalter l’individualité de la vie de producteur ; ils vont donc contre les intérêts des politiciens qui voudraient diriger la révolution de manière à transmettre le pouvoir à une nouvelle minorité », écrit Georges Sorel dans Réflexions sur la violence, en 1908. Keufer, opposant réformiste, reproche alors à la CGT d’être devenue, « sous l’impulsion des libertaires, un véritable parti ouvrier anarchiste ». C’est un peu schématique, car des blanquistes, des allemanistes ont aussi eu un rôle, et des libertaires restent encore hostiles au syndicalisme. Mais l’apport anarchiste a été essentiel dans le syndicalisme révolutionnaire : analyse du rôle de l’État, refus du parlementarisme et des politiciens, antimilitarisme, antipatriotisme, action directe.

Pourquoi ces pratiques, enracinées dans le mouvement ouvrier, ont-elles été vaincues et souvent occultées ? Bien des événements ont permis au capitalisme de parfaire ses armes, aux politiciens de saper l’autonomie ouvrière : en 1905, les groupes socialistes se regroupent dans la SFIO ; la « Grande Guerre », à laquelle ne put s’opposer la CGT, causa la mort de nombreux militants ouvriers et désillusionna beaucoup d’internationalistes ; le rôle réel des bolcheviks dans la révolution russe ne fut perçu au début que par quelques anarchistes, et poussa des syndicalistes révolutionnaires, tel Monatte, à adhérer au Parti communiste créé en 1920 ; enfin, les méthodes de noyautage des syndicats par des fractions politiques étaient inconnues, et permirent au Parti communiste de « pénétrer dans la CGT comme une pointe d’acier dans une motte de beurre ».

Face aux réformistes et aux staliniens, une partie des syndicalistes révolutionnaires, autour de Pierre Besnard, créeront en 1926 la CGT syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR) sur la base de la charte de Lyon, texte fondateur de l’anarcho-syndicalisme, clairement antagonique des partis politiques. Mais il est déjà trop tard.

Changer la vie

Résignation et soumission, qui prospèrent sur la quasi-disparition des cultures ouvrières et paysannes, n’ont pas encore totalement laissé la voie libre au capitalisme mortifère. Si la grève générale n’a pas balayé les possédants, des « grèves généralisées » les ont ébranlés. En 1936, ou 1968, elles ont retardé l’avancée du libéralisme et de ses « partenaires sociaux », et redonné espoir à ceux qui veulent « changer la vie ». Lorsque les ouvriers polonais de Solidarnosc, dans la région de Lodz en octobre 1981, ont commencé à intervenir directement sur la production des usines, il a fallu l’intervention de l’armée russe pour étouffer ce que l’Agence Tass avait stigmatisé à l’époque comme de l’anarcho-syndicalisme.

Les récents mouvements sociaux permettent la redécouverte de ce que furent les pratiques de ce que nos compagnons de l’époque appelaient la « gymnastique révolutionnaire » : bloquer l’économie et les transports, rassembler dans actions et analyses chômeurs, précaires, salariés de toutes professions, lycéens, se réapproprier des lieux pour pérenniser ces rencontres, telle la Maison de la grève de Rennes, alimenter des caisses de grève, etc. Il est plus que temps de réinventer les Bourses du travail, outils pour l’action, l’éducation populaire, la solidarité brisant le corporatisme et l’individualisme… et la préparation d’une grève générale, « révolte sociale dirigée contre le patronat » et qui « présente le minimum de risques d’être accaparée par les politiciens ou d’aboutir au socialisme d’État ».

Élan noir

1. Cité par Miguel Chueca dans Déposséder les possédants. La grève générale aux « temps héroïques » du syndicalisme révolutionnaire (1895-1906), Agone, 2008. Ce livre est la matière du présent article.