Réunion-débat sur la Révolution russe
Le Mans, 25 février 2017
Article mis en ligne le 8 avril 2017
dernière modification le 9 avril 2017

par Eric Vilain

Le Mans

Réunion-débat sur la Révolution russe

Transcription de l’intervention de René Berthier à l’occasion d’un débat sur la Révolution russe, au Mans, le samedi 25 février 2017 à la Maison des Associations et des syndicats.
À l’invitation de la CNT, d’Alternative libertaire, de la Fédération anarchiste, avec la présence de Radio libertaire.
Alexandre Skirda participait également à cette réunion débat.

FICHIER AUDIO :

http://gaston-leval-fa.org/prov/Ren%C3%A9.mp3

Les notes ont été ajoutées postérieurement à l’intervention de l’orateur.

Cette retranscription d’une intervention largement improvisée, contient les inévitables approximations de ce genre d’exercice.
On pourra se reporter à l’ouvrage de René Berthier :

Octobre 1917, le Thermidor de la révolution russe,
Éditions CNT R.P.


00:16:12

Plutôt que de parler des événements eux-mêmes, qui sont connus, je voudrais aborder quatre questions qui me semblent essentielles :

1. La première question est : comment le parti bolchevik a-t-il pu prendre le pouvoir ?
2. La deuxième question est : le socialisme était-il à l’ordre du jour à l’époque en Russie ?
3. La troisième est : quelles institutions ont été créées à cette époque par la classe ouvrière et la paysannerie russes.
4. Et la dernière : est-ce que la révolution russe est encore d’actualité ? Parce que j’entends des camarades qui disent de temps en temps : tout ça c’est du passé. Je vais essayer de vous montrer que ce n’est absolument pas du passé.

Première question : Comment les bolcheviks ont-ils pu prendre le pouvoir sachant qu’en 1917 ils étaient 5 000 – selon les ouvrages ils étaient entre 5 et 10 000 en juillet 1917.
C’est-à-dire que dans un pays d’une étendue comme la Russie, un petit groupe de personnes a pu prendre le pouvoir, dont un tiers étaient des intellectuels et toute la direction du parti était constituée d’intellectuels.
Donc on a un tout petit nombre de personnes qui prennent le pouvoir en octobre 17. C’est invraisemblable quant on prend du recul.
Ça a été possible parce qu’à ce moment là, du fait de la guerre, mais aussi du fait de l’accumulation d’erreurs du tsarisme qui a été incapable de faire des réformes, la société russe était en totale dissolution au niveau politique, économique, social. Les paysans labouraient avec des charrues en bois, c’était une dissolution complète de la société. On en était arrivé à un stade de régression qu’on ne peut pas imaginer aujourd’hui. 
Il y avait aussi la guerre qui a contribué évidemment à accélérer cette dissolution de la société russe.
A l’issue de la guerre en France par exemple, qui a eu 1,4 million de morts pendant la guerre, l’Allemagne et l’Autriche 3,1 millions, ça a été une catastrophe terrible pour la population, pour la société, mais ces deux pays ne se sont pas effondrés, dissous. Les structures de la société sont restées telles quelles, les institutions politiques et sociales, les classes sociales sont restées les mêmes, relativement homogènes. Une fois la guerre finie, la société repart. En Russie ce n’était absolument pas le cas.
Et ça explique pourquoi, par exemple, les bolcheviks comptaient sur le soutien du prolétariat européen après la révolution russe. Il y a eu quelques velléités de soutien, en Allemagne et en France, mais ça a échoué. Mais l’écrasante majorité de la classe ouvrière allemande, par exemple, a réintégré les organisations réformistes d’avant-guerre qui, normalement, dans le discours bolchevik, avaient trahi. Et dans le discours marxiste révolutionnaire d’aujourd’hui, on en est encore à surévaluer l’impact de la révolution russe sur le prolétariat européen.
Il y a eu un impact important, mais la classe ouvrière allemande est revenue en masse dans le mouvement syndical réformiste qui était censé avoir trahi, qui a effectivement trahi.
C’est ça qui explique le contraste entre l’Europe occidentale et la Russie : cette dissolution de la société d’un côté et à cette non-dissolution de l’autre.
Donc c’est en profitant de ce contexte que les bolcheviks ont pu prendre le pouvoir.
Ils ont également bénéficié de leur discipline. C’était un parti peu nombreux mais cohérent, moins qu’on le dit, en tout cas au début, et ils ont profité de l’invraisemblable connerie, je dirais, des partis réformistes qui détenaient l’écrasante majorité des voix dans toutes les institutions électives, aussi bien dans les soviets qu’ailleurs. À une époque où les bolcheviks étaient encore peu nombreux, les partis réformistes dominants ont systématiquement refusé de convoquer l’assemblée constituante.
L’idée c’était : on renverse le régime tsariste, on convoque une assemblée constituante, comme ça s’est passé en France au moment de la Révolution française et cette Assemblée constituante est composée de délégués qui décident de l’élaboration d’une nouvelle constitution.
Les socialistes, qui étaient majoritaires, ont systématiquement repoussé la convocation de cette Assemblée constituante.
Les bolcheviks ont fini par profiter de l’exaspération de la population et c’est à ce moment-là qu’ils ont pris le pouvoir.

Tout cela est extrêmement résumé, schématique, mais c’est pour montrer la trame générale des événements.

La raison pour laquelle la convocation de l’Assemblé constituante était constamment repoussée était que les socialistes voulaient attendre la fin de la guerre, et en attendant poursuivre l’effort de guerre, ce qui allait à l’encontre de la volonté de la masse du peuple. Les bolcheviks ont naturellement surfé sur la vague d’opposition à la guerre.

La deuxième question que je pose est ; est-ce que le socialisme était à l’ordre du jour. (Et puis ça pose aussi la question:est-ce que les bolcheviks étaient marxistes ?)
Dans la théorie marxiste, orthodoxe, si je puis dire, le processus est celui-ci : il faut développer le système capitaliste, les forces productives, développer la centralisation de l’État, ce qui crée les conditions de la constitution d’une société socialiste.
Autrement dit, le socialisme n’est possible – c’est Marx qui le dit – que lorsque les conditions objectives, notamment au niveau du développement des forces productives, le permettent.
Les débats entre socialistes à l’époque, c’est-à-dire la tendance bolchevik et la tendance menchevik du parti ouvrier socialiste révolutionnaire russe, les social-démocrates (les bolcheviks sont des social-démocrates), le débat se résumait à ceci : les bolcheviks disaient qu’il faut prendre le pouvoir maintenant. Mais même à l’intérieur du parti ce n’était pas évident. Au début Lénine n’était pas là, il était en Suisse, et la stratégie du parti bolchevik à ce moment-là, avant que Lénine n’arrive, se limitait à représenter l’aile gauche, ou l’aile extrême gauche du mouvement socialiste russe et de faire la mouche du coche, en somme.
Quand Lénine arrive au début d’avril 1917, il renverse tout ça, il renverse toute la théorie marxiste, en somme, et il déclare au parti : nous allons prendre le pouvoir, et ce sont ses fameuses « Thèses d’avril ».
Il dit : tout le pouvoir aux soviets, ce qui était en totale contradiction avec
la doctrine socialiste en général et la doctrine du parti bolchevik en particulier.
De même, la terre aux paysans est en totale contradiction avec la politique du parti bolchevik, qui était de nationaliser la terre.
Quand Lénine expose ses thèses d’avril, le parti est totalement éberlué parce que pour eux, c’est de l’anarchisme.
Un vieux bolchevik nommé Goldenberg s’exclame : « le siège laissé vacant par l’anarchiste Bakounine est de nouveau occupé. »
Le parti n’acceptait pas ces thèses : Lénine a dû menacer de démissionner si on n’acceptait pas ses thèses.
Personne n’a osé lui dire : « Mais vas-y démissionne ». On aurait été dans un congrès anarchiste, on lui aurait dit vas-y démissionne !
Mais il n’était pas concevable que Lénine démissionne.
Les bolcheviks ont accepté cette nouvelle stratégie qu’il proposait et c’est à partir de la qu’ils ont pu prendre le pouvoir, parce que ça correspondait à ce que les masses ouvrières et paysannes attendaient.
C’est une forme d’opportunisme génial. Lénine est un génie tactique.
Ils ont fini par prendre le pouvoir parce que les socialistes sont restés jusqu’au bout indécis.
Alors si on ajoute la dissolution de la société et la dissolution interne du mouvement socialiste, l’incapacité de celui-ci à prendre une décision, et le gonflement des effectifs du parti bolchevik après Juillet 1917, la parti est désormais capable de prendre le pouvoir.

La troisième question que je voulais soulever concerne les institutions, et on va parler des soviets évidemment mais pas seulement.
Les soviets en 1905, c’étaient des comités de grève qui se sont coordonnés à Petrograd pour former une sorte de conseil des comités de grève et c’est devenu le soviet de Petrograd.
Et à ce moment-là, les social-démocrates, réformistes ou révolutionnaires, tous ensemble, considéraient que les soviets étaient une institution qui devait se dissoudre, qui devait disparaître. Il y a des textes qui le confirment. Ils disent : étant donné que l’objectif du soviet est en concurrence avec le rôle du parti, les soviets sont invités à se dissoudre.
Quand ils se sont évidemment rendu compte qu’ils ne pouvaient pas les dissoudre, ils en ont pris le contrôle. Et dans le soviet ils ont introduit ce que j’appelle les méthodes parlementaires.
A l’origine, les soviets étaient constitués de délégués élus par les instances dont ils étaient issus, les usines, les quartiers, c’étaient des délégués qui étaient représentatifs et élus par la société civile dont ils étaient issus. Le soviet était ce que j’appelle une organisation de classe.
Une fois que les social-démocrates de gauche et de droite ont pris le contrôle du soviet, ils ont instauré les techniques parlementaires, c’est-à-dire que les élections à la direction du soviet étaient faites sur des listes de partis.
Ce n’est plus le représentant de telle usine ou de tel quartier qui a telle position à défendre en assemblée générale, position qui est confrontée à celles d’autres délégués d’autres usines ou quartiers : c’est chacun des partis représentant un pourcentage donné de voix dans le soviets qui prennent les décisions. Les délégués sont élus sur des listes de partis. Ce sont des méthodes parlementaires.
Cela a complètement retiré aux soviets toute leur essence, leur caractère de classe.
Pour terminer sur les soviets, en 1905 il y a eu une résolution des social-démocrates disant qu’il n’y avait pas de raison que les anarchistes puissent être délégués aux soviets parce que les anarchistes sont contre la politique. Par conséquent ils n’ont pas lieu d’être élus au soviet. Lénine approuva chaleureusement cette résolution (1).
En 1917 les soviets sont réapparus. Lénine lui, s’est rendu compte de l’importance invraisemblable que pouvaient avoir les soviets dans une stratégie de prise du pouvoir. Il a donc imposé littéralement à son parti le recours aux soviets.
Ce qu’on ignore en général c’est que les soviets se sont bureaucratisés en quelques mois. Au début, dans le soviet de Petrograd il y avait 1200 délégués qui se réunissaient tous les jours, il passe très rapidement à 3000 qui se réunissaient une fois par semaine, puis il y a eu des permanents, tout ça s’est fait très rapidement. Cette mythologique des soviets dans le discours de la gauche, c’est un peu de la blague parce qu’en quelques mois les soviets sont devenus une énorme bureaucratique (2).
Les vraies choses ne se passaient plus dans les soviets, mais dans les comités d’usine parce que souvent les patrons étaient partis et il fallait faire reprendre la production. Dans les usines se sont constitués des comités.
Ces comités ont commencé à gérer et à ce moment-là les bolcheviks se sont aperçus que si les comités d’usine devenaient trop importants, le pouvoir allait leur échapper et donc ils ont mis en place une stratégie de prise de contrôle des comités d’usine.
Ensuite il y a eu les syndicats. Au début de la révolution les syndicats étaient contrôlés par les mencheviks, qui y étaient très puissants.
L’histoire des quelques premières années de la révolution est en fait l’histoire de la prise de contrôle des différentes instances de la classe ouvrière par le parti bolchevik et de l’élimination, souvent par la force et par les armes, des délégués élus des autres tendances politiques. Il y a beaucoup de témoignages affirmant que quand un syndicat avait nommé un comité qui ne convenait pas au parti, le comité était dissous et on désignait un comité à la botte du parti.
Et ça, c’est pas sous Staline, je parle de 1918.
Donc voilà très schématiquement les institutions qui se sont créées.

4. Dernier point : Est-ce que la révolution russe est encore d’actualité ?
Je dis que c’est extrêmement d’actualité peut-être parce que je suis un militant retraité de la CGT à laquelle j’ai adhéré en 1972, dans le Livre.
Tout l’héritage de la révolution russe, je l’ai trouvé dans les pratiques que je constatais chez les militants communistes de la CGT. C’était l’époque du communisme brezhnévien, ce n’étaient pas les communistes d’aujourd’hui, qui ne sont pas forcément foncièrement différents de ceux d’il y a 40 ans, mais qui ne disposent pas des mêmes moyens.
Ces pratiques-là, on les retrouvait dans le mouvement syndical (3).
Ces pratiques résultent en quelque sorte de l’idée que le mouvement ouvrier international devait prendre comme modèle le modèle soviétique, alors que ce modèle était totalement inopérant pour les raisons que j’ai expliquées au début, à savoir que dans le cas de la Russie la société s’était effondrée, alors que dans le cas de l’Europe occidentale pas du tout, et qu’on ne pouvait pas appliquer dans les pays industriels dont la structure sociologique est homogène, solide, les méthodes employées dans une société effondrée.
Toute la stratégie des communistes français, des communistes du monde entier d’ailleurs, a consisté à appliquer dans le mouvement syndical et dans le mouvement politique, sur les ordres de l’Internationale communiste, puis du gouvernement soviétique, des consignes et des méthodes qui étaient directement dictées par le régime communiste russe.

00:34:38

NOTES

1. Lénine, dans un texte daté du 7 décembre 1905 : « Le comité exécutif du Soviet des députés ou­vriers a décidé hier, 23 novembre, d’opposer un re­fus aux anarchistes qui demandaient à être représen­tés au Comité exécutif et au Soviet des députés ou­vriers. Le comité exécutif lui-même a exposé comme suit les motifs de sa décision “1) d’après l’usage in­ternational, les anarchistes ne reconnaissant pas la lutte politique comme un moyen d’atteindre leur idéal, ne sont pas représentés dans les congrès et les conférences socialistes ; 2) toute représentation doit émaner d’un parti ; or, les anarchistes ne forment pas un parti”. » Ce qui vaut à Lénine le commentaire suivant : « Nous estimons que la décision du comité exécutif est au plus haut point légitime et qu’elle a une très grande importance théorique, pratique et politique. » (Lenin, « Socialism and Anarchism (1905 », Published in Novaya Zhin n° 21, November 25. Collected Works, Progress Publishers 1965, Moscow, vol. 10 pp. 71-74.)

2. « La révolution a créé une masse de « permanents », ouvriers, soldats, employés qui ont été élus dans les diverses instances créées par le mouvement de masse : soviets, comités d’usine, de quartiers, garde rouge, etc. Dans un premier temps ces militants élus conservent leur activité d’origine, mais peu à peu ils finissent par être employés à temps partiel dans leur fonction, puis à plein temps. Leur mode de vie évolue. Un groupe social nouveau apparaît, dont l’adhésion au bolchevisme est moins idéologique que pratique, mais dont la situation est indissolublement liée au nouvel État, et qui profite du fait que peu à peu les élections aux postes de res­ponsabilité soient supprimées. Ces éléments, d’origine indiscutablement populaire, se greffent sur le corps de l’État en formation et sont solidaires du régime. » René Berthier, Octobre 1917, le Thermidor de la révolution russe, (chapitre « L’institution révolutionnaire », éditions CNT R.P.)

3. Pour être honnête, les pratiques contestables dont on pouvait avoir connaissances à la CGT étaient beaucoup plus atténuées dans la fédération du Livre où existait une culture de la cohabitation entre courants politiques qui n’existaient peut-être pas dans d’autres fédérations. Même si cette cohabitation pouvait à l’occasion être quelque peu « rugueuse ».