Interview de René Berthier sur la réédition de “Octobre 1917, le Thermidor de la Révolution russe”. Éditions du Monde libertaire
Article mis en ligne le 6 janvier 2018
dernière modification le 10 octobre 2021

par Eric Vilain

Cercle d’Études libertaires. – Les éditions du Monde libertaire ont publié en novembre 2017 une réédition de ton livre Octobre 1917, le Thermidor de la Révolution russe. Quelle a été la genèse de ce livre ?
René Berthier. – Je dirais tout d’abord qu’une organisation comme la Fédération anarchiste, qui représente tout de même une partie substantielle du mouvement libertaire, ne pouvait pas s’abstenir d’affirmer sa visibilité sur le centenaire d’un événement aussi important. Manquer à ce « devoir de présence » eût été une faute, selon moi. Il y a eu le numéro du Monde libertaire consacré à l’événement, et qui a eu un grand impact au niveau international puisqu’une grande partie des articles venaient d’auteurs de différents pays, à qui nous avions demandé une contribution : Allemagne, Russie, Italie, Espagne, Chili, Grande-Bretagne, Brésil.
La première édition de mon "Thermidor" a été assurée par les éditions CNT-Région parisienne.

Interview de René Berthier sur la réédition de son livre : Octobre 1917, le Thermidor de la Révolution russe Éditions du Monde libertaire

Cercle d’Études libertaires. – Les éditions du Monde libertaire ont publié en novembre 2017 une réédition de ton livre Octobre 1917, le Thermidor de la Révolution russe. Quelle a été la genèse de ce livre ?
René Berthier. – Je dirais tout d’abord qu’une organisation comme la Fédération anarchiste, qui représente tout de même une partie substantielle du mouvement libertaire, ne pouvait pas s’abstenir d’affirmer sa visibilité sur le centenaire d’un événement aussi important. Manquer à ce « devoir de présence » eût été une faute, selon moi. Il y a eu le numéro du Monde libertaire consacré à l’événement, et qui a eu un grand impact au niveau international puisqu’une grande partie des articles venaient d’auteurs de différents pays, à qui nous avions demandé une contribution : Allemagne, Russie, Italie, Espagne, Chili, Grande-Bretagne, Brésil.
La première édition de mon Thermidor a été assurée par les éditions CNT région parisienne, en 2003, si mes souvenirs sont bons. Ça s’est trouvé comme ça, voilà tout. Le livre était le résultat d’une initiative que j’avais prise et que pour une fois j’avais préparée de longue date. J’avais eu l’idée d’organiser sur Radio libertaire une « Semaine de la Révolution russe » à l’occasion du 70e anniversaire de la révolution, en 1987 donc. J’avais contacté des animateurs de la radio et leur avais proposé de faire, dans l’intervalle d’une semaine, une émission sur la révolution à partir du thème de leur émission. Ça a fonctionné en partie : l’animateur d’une émission sur le cinéma, un autre qui animait une émission sur la musique ont « joué le jeu ».
Mais beaucoup d’autres animateurs, trouvant l’idée bonne, m’ont tout simplement cédé leur temps d’antenne. Je me suis donc trouvé avec un crédit d’heures incroyable, au point que j’ai fait deux émissions par jour pendant dix jours. J’avais des textes que j’avais rédigés moi-même, et qui ont constitué plus tard le squelette de mon livre, mais j’ai également fait pas mal d’interviews avec un certain nombre d’auteurs que je connaissais. Malheureusement les cassettes de ces interviews ont disparu parce que la camarade qui faisait la technique, et qui les archivait, a disparu de la circulation. Il y avait en particulier une interview d’Hélène Châtelain sur Makhno [1], et une interview très intéressante de Claudie Weill  [2] sur les Mencheviks pendant la révolution. Cette interview était passionnante parce qu’elle remettait à leur place toutes les âneries diffusées par la vulgate bolchevique sur la question. Dommage...
Après cette fameuse semaine, fatigante mais passionnante, je me suis retrouvé avec une masse de textes que j’ai décidé d’organiser en quelque chose d’à peu près cohérent, et en remplissant les « blancs », c’est-à-dire en complétant le récit où il manquait des passages.
J’ai divisé le récit en deux parties : l’une sur les événements eux-mêmes, l’autre sur les questions soulevées par la révolution. Mon intention était double. D’abord, j’avais le souci de présenter un point de vue libertaire sur la Révolution russe, mais un point de vue critique, y compris sur le mouvement anarchiste. Je voulais montrer que la Révolution russe avait été un enjeu pour à peu près tous les courants politiques et que ce processus avait contribué à forger une véritable mythologie. Un phénomène qui n’épargna par le mouvement libertaire. C’est pourquoi j’explique que je ne parle pratiquement pas du mouvement makhnoviste et de Kronstadt. Tous les ouvrages anarchistes mettent l’accent sur ces deux événements parce qu’ils ont un côté épique, mais ils évacuent en général toute approche critique sur les erreurs du mouvement anarchiste.
On a plaqué sur les événements consécutifs à Février, puis à Octobre 1917, des grilles de lecture divergentes en attribuant les succès ou les échecs à l’application ou à la non-application de telle ou telle ligne politique (on a un peu ça dans le cas de la Commune de Paris, également). Je pense que le courant anarchiste gagnerait lui aussi à abandonner l’approche idéologique et à examiner les faits : le mouvement anarchiste en Russie était dans un état de division et de confusion extrêmes, à l’image même du mouvement français de l’époque.
Ensuite je voulais exposer à la fois les principaux événements de la révolution, mais aussi et peut-être surtout mettre en relief les questions qui se sont posées et les débats qui se sont déroulés : la question paysanne, l’industrialisation, etc. Je termine cette deuxième partie par un chapitre intitulé « Leçons d’Octobre », qui est la reprise d’un titre de Trotski – mais qui n’aboutit évidemment pas aux mêmes conclusions. Mes « Leçons d’Octobre » sont une réflexion sur les débats internes au mouvement anarchiste et sur l’émergence du « plateformisme », c’est-à-dire sur un courant du mouvement libertaire qui s’inspira de la plateforme organisationnelle rédigée par Archinov et Makhno et sur lequel ont circulé beaucoup d’âneries. Je pense que l’effroi et le rejet hystérique suscité par le « plateformisme » à l’époque dans le mouvement anarchiste français est bien plus révélateur de l’état de déliquescence dans lequel se trouvait alors le mouvement que d’une attitude rationnelle.

Cercle d’Études libertaires. – En page de garde de ton livre il est indiqué : « 2e édition revue et corrigée ». Peux-tu expliquer ?
René Berthier. – Rétrospectivement je me suis aperçu que le livre avait été écrit un peu à la hâte. J’ai donc tenté dans la seconde édition d’améliorer le texte. Par exemple beaucoup de citations étaient approximatives, ainsi que leurs références. J’ai donc fait un gros travail de remise en ordre. Je pense que le lecteur a le droit d’avoir des référence bibliographiques fiables s’il veut se reporter au texte d’origine. Ça m’a donc pris pas mal de temps.
J’ai également un peu modifié le plan. Par exemple le chapitre « L’institution révolutionnaire » qui figurait dans la partie historique se trouve maintenant dans la partie consacrée aux « Questions ». Les différentes instances créées par la classe ouvrière et la paysannerie russes – soviets, comités d’usine, coopératives, etc. – ne relèvent pas seulement de l’événementiel mais peut-être surtout d’une réflexion de fond sur la créativité des masses. Il me paraissait important par ailleurs de montrer comment ces institutions ont pu être dévoyées par le pouvoir en place.
Enfin j’ai ajouté dans la seconde édition des annexes dont trois concernent l’Internationale communiste, un thème qui est très peu présent dans les réflexions libertaires.
Malheureusement, je me suis aperçu qu’il y avait un problème au niveau de la table des matières, qui ne concorde pas avec la pagination des chapitres. Il faudra revoir ça pour la 3e édition lors du 2e centenaire de la révolution. Mais je ne serai peut-être plus là...

Cercle d’Études libertaires. – Quand commence selon toi la Révolution russe : Février ? Octobre ?
René Berthier. – La révolution commence incontestablement en février 1917. C’est un point sur lequel Alexandre Skirda insiste tout particulièrement. Pour lui comme pour moi, la « révolution d’Octobre » n’est pas une révolution mais un coup d’État dans la révolution. Il n’y a pas la « révolution de Février » d’une part et la « révolution d’Octobre » de l’autre ; il y a tout simplement la révolution russe qui commence en février dans un contexte montrant tous les signes précurseurs : épuisement du pays, désorganisation des transports, du ravitaillement, arrêt des industries de guerre, diminution du nombre des hauts fourneaux, baisse de la production de charbon, désertions en masse, grèves et pénuries de toutes sortes et manifestations contre la faim. La Russie est au bord du gouffre.
Sous la pression des masses, et de son état-major, le tsar Nicolas II abdique le 2 mars 1917 (15 mars dans le calendrier grégorien). C’est la fin du tsarisme, et les premières élections au soviet des ouvriers de Petrograd. Les gouvernements provisoires se succèdent, la révolution gagne en profondeur, la masse des ouvriers et paysans se politise. Un double pouvoir s’instaure entre gouvernement provisoire et soviets. Il y a largement de quoi appeler ça une révolution, même si, effectivement, ce n’est pas encore la révolution prolétarienne : celle-ci résultera de l’approfondissement de la révolution et de la politisation accrue des masses travailleuses.

Cercle d’Études libertaires. – Pourquoi parles-tu de « Thermidor » de la révolution russe ?
René Berthier. – On retrouve le concept de « Thermidor » dans la littérature socialiste du XIXe siècle, chez Bakounine et Marx. Ce terme désigne une étape de la Révolution française qui a vu le transfert des pouvoirs de certains groupes de la Convention vers d’autres, ouvrant la voie à Napoléon Bonaparte et marquant la fin de la transformation révolutionnaire. Dans ses Trois conférences aux ouvriers du val de Saint-Imier, Bakounine parle de« coup d’État réactionnaire de thermidor ». Un terme est associé à« thermidor », c’est celui de « bonapartisme », qui désigne le régime autoritaire consécutif à la réaction thermidorienne. L’analogie entre le coup d’État d’Octobre et thermidor est donc logique : c’est un coup d’arrêt à la révolution. Marx utilisa le concept de « bonapartisme » mais pas Bakounine, qui lui préférait celui de « césarisme », mais les termes sont à peu près synonymes chez les deux auteurs.
J’ai donc voulu marquer la différence entre la révolution russe elle-même et ce que je considère comme un coup d’État au sein de la révolution, qui eut lieu en Octobre et qui marqua le début de la « contre-révolution thermidorienne ».

Cercle d’Études libertaires. – Maintenant que les célébrations du centenaire de la révolution sont terminées, ne vas-tu pas t’ennuyer ?
René Berthier. – Pas du tout, parce que je me consacre depuis plusieurs années à un travail que j’ai intitulé provisoirement « l’opposition syndicaliste révolutionnaire à l’Internationale communiste ». Le mouvement anarchiste s’est peu intéressé (me semble-t-il) à l’Internationale communiste alors que les débats qui eurent lieu après la révolution sur la question de créer une Internationale syndicaliste aboutirent à la rupture définitive entre communistes d’une part, anarchistes et syndicalistes révolutionnaires de l’autre. C’est à partir de là que se constitua à proprement parler le mouvement anarcho-syndicaliste, ce qui n’est tout de même pas rien !
Ce travail se veut, comme mon « Thermidor », une sorte de démystification du discours communiste dominant sur les événements. Mais il se veut également une critique d’un discours totalement farfelu, qui commence à se developper depuis quelques années, et qui mythifie l’Internationale syndicale rouge, l’annexe syndicale de l’Internationale communiste. Selon les partisans de cette thèse, l’Internationale syndicale rouge était indépendante de l’Internationale communiste et aurait pu constituer une opposition ouvrière si les anarchistes ne l’avaient pas sabotée. C’est un discours qui prend le contre-pied, mais qui ressemble étrangement à celui qui est adopté par de nombreux anarchistes sud-américains qui affirment que le syndicalisme révolutionnaire serait une « stratégie », une « variante » de l’anarchisme.
Le fait que des militants puissent développer des thèses aussi farfelues est dans une large mesure la faute du mouvement libertaire, qui s’est trop longtemps désintéressé d’un travail historique sérieux sur l’histoire du mouvement ouvrier et du mouvement anarchiste, lacune qui a laissé la porte ouverte à toutes les fantaisies sans que rien ne vienne les contredire.

J’ajoute que la traduction en français d’auteurs anglo-saxons (tels que Wayne Thorpe) ou allemands (tels que Reiner Tosstorff) seraient d’une grande aide pour remettre les pendules à l’heure.