Source : Oeuvres complètes de P.-J Proudhon Tome XVII – Mélanges. Articles de journaux. 1849-1852. Premier volume. Librairie internationale, 1868. – Le Peuple, 2 septembre 1848
Proudhon : « Manifeste du peuple » (1848)

Œuvres complètes de P.J. Proudhon
Tome XVII
Mélanges Articles de journaux 1848-1852
Premier volume
Articles du Représentant du Peuple. – Articles du Peuple
A. Lacroix, Verboekhoven et C°, éditeurs

Article mis en ligne le 18 janvier 2009
dernière modification le 1er mars 2009

par René Berthier

Le Peuple (1848)

(Numéro spécimen. — 2 septembre.)

MANIFESTE DU PEUPLE

Patriotes,

Nous sommes les élus de vos suffrages ;
Nous venons à vous comme des suppliants, la branche d’olivier à la main, la consternation dans le cœur.

Qu’avons-nous fait de cette Révolution que vous aviez confiée à notre garde, si pleine d’espérance et si pure, aux élections d’avril et de juin ?
La presse muselée, l’ouvrier démoralisé, le peuple des barricades calomnié, l’Assemblée nationale décimée, les républicains de la veille traduits devant les conseils de guerre, condamnés, déportés, proscrits, suspects ; le règne du sabre substitué au règne de la loi ; une parole sardonique et froide remplaçant chez l’homme du pouvoir une parole pompeuse et vide ; un état de siége qui se prolonge, qui ne finira que par la volonté du peuple, et le peuple est dans les fers ! une constitution monarchique dont toute la pensée se résume en ces mots, refus de travail à l’ouvrier ! la misère, le désespoir, le sang des pères, les larmes des mères, les cris des orphelins ; à côté, le capital réactionnaire et conspirateur qui rit et triomphe..., vous répondent !
Ah ! sans doute nous ne formons dans l’Assemblée nationale qu’une minorité imperceptible ; nous n’avons rien pu empêcher, nous ne pouvons rien, et, devant la conspiration des égoïsmes, toutes nos protestations resteront impuissantes. Mais une grande responsabilité n’en pèse pas moins sur nos têtes ; et nous croirions avoir démérité de la République et de votre estime, patriotes, si, dans ces circonstances décisives, où l’union seule et la discipline font notre force, nous ne pensions pas à nous rapprocher de vous.

Le succès de la contre-révolution nous a rejetés sur la défensive : c’est la défense qu’il s’agit en ce moment d’organiser, en attendant que nous puissions organiser la victoire. Et c’est comme gage de bataille que nous venons demander à votre patriotisme un dernier effort, l’acte de vertu suprême du chrétien et du citoyen, la PATIENCE !

La patience est le tout de l’homme : patience au travail et patience à l’étude, patience à la guerre, patience dans la persécution.

C’est la patience qui fait les héros et les génies, qui donne la victoire au droit sur la force, à la pauvreté sur la fortune. C’est la patience qui fait les peuples libres, les grands peuples. Les complots, les provocations à la révolte vous environnent : que le Peuple soit, comme Dieu, patient, parce qu’il est tout-puissant et immortel, patiens quia aeternus [1], dit l’Écriture.

Donnez-nous donc, ô travailleurs, nos frères, donnez-nous pour quelque temps encore la patience ; écoutez nos paroles de paix et de sacrifice, et nous vous promettons en échange justice pour vous, honte et condamnation pour vos ennemis. Nous venons, contre un .gouvernement qui méconnaît son origine et sa fin, mais que nous ne désespérons pas de ramener encore, reprendre l’œuvre commencée, il y a dix-huit ans, par Godefroy Cavaignac, contre le gouvernement à jamais infâme de Louis-Philippe.

En fondant le PEUPLE, organe de la pensée ouvrière, nous venons constituer l’unité des travailleurs en présence de l’anarchie des privilèges, poser l’idée révolutionnaire, l’idée progressive, en face des projets réactionnaires, des idées rétrogrades. La Révolution de février, qui devait satisfaire à tous les vœux du peuple trompé en juillet, la Révolution de février n’est déjà plus, comme celle de 1830, comme celle de 89 et 92, qu’une étape dans la route de notre émancipation ; ce sera la dernière.
Nous ne sommes d’aucune secte, d’aucune école : nous ne jurons par l’autorité de personne. Nous sommes du peuple. Au peuple seul, disait Platon, il appartient de créer des mots et des formules : toute expression, toute conception individuelle est une prison pour la pensée du peuple.

Le peuple a nommé la République, démocratique et sociale : Nous sommes de la République démocratique et sociale. Nous avons, comme le peuple, pour principe la liberté, pour moyen l’égalité, pour but la fraternité.

La liberté, c’est-à-dire l’âme, la vie, le mouvement, la spontanéité, progressive dans son développement, infinie, absolue dans son essence et son idéal ;
L’égalité, progressive et absolue ;
La fraternité, progressive et absolue.
Toute notre science consiste à épier les manifestations du peuple, à solliciter sa parole, à interpréter ses actes. Interroger le peuple, c’est pour nous toute la philosophie, toute la politique.

Nous voulons la famille, et nous la voulons pour tout le monde. Qui donc, parmi nous, hommes du peuple, a jamais attaqué la famille ? Qui ne sait que l’homme de labeur est aussi, et par excellence, l’homme d’amour ?... Nos yeux ont cherché les ennemis de la famille, et nous avons trouvé que ces ennemis de la famille étaient précisément les nôtres.

Vous, dont l’ambition est de gagner de quoi nourrir une femme et la rendre heureuse, voulez-vous savoir quels sont les ennemis de la famille ? Portez le flambeau chez votre voisin le capitaliste, le rentier, l’homme de bourse, le gros salarié, le parasite, l’intrigant, l’oisif ; pénétrez dans sa vie intime ; interrogez sa femme, sa bonne, son petit garçon, et vous saurez quel est celui qui, par son égoïsme avare, par ses amours désordonnées, corrompt les mœurs publiques et dissout la famille.
C’est la misère qui fait l’ouvrier libertin et fornicateur ; chez lui, il y a horreur naturelle du vice et entraînement à la vertu. C’est le luxe qui rend le riche incestueux et adultère : la satiété et la paresse sont en lui des agents indomptables de désordre.
Nous voulons le mariage monogame, inviolable et sans tache, contracté en toute liberté d’amour, dégagé de motifs sordides, résoluble seulement par la mort ou la trahison. Où donc trouverez-vous cet idéal de mariage, si ce n’est parmi vous, ouvriers et ouvrières ! Les riches, non plus que les rois, ne connaissent l’amour en mariage.

Nous voulons le travail, comme droit et comme devoir, et sous la garantie de la Constitution, pour tout le monde. Le droit à l’assistance, dont on nous entretient avec une philanthropie hypocrite, n’est que le corollaire, la sanction du droit au travail, c’est l’indemnité du chômage.
N’est-il pas étrange que nous en soyons réduits à de pareilles professions de foi ?

Le sauvage fait la guerre au sauvage afin de ne pas travailler. Le plus grand mal qu’il souhaite à son ennemi est de cultiver un champ. Et nous, parce que nous demandons à travailler, on nous traite de sauvages !...

Le Grec et le Romain, grands travailleurs au commencement, mais engoués de politique, mirent les nations dans la servitude afin de se décharger sur elles du travail, et de vaquer sans distraction à leurs exercices parlementaires. La politique, dit Virgile, fut le métier des enfants de la louve : Tu regere imperio populos, Romane, memento ; hae tibi erunt artes [2] . C’était un principe, parmi les publicistes de l’antiquité, que l’homme de travail ne pouvait être un homme politique : aussi, loin de refuser le travail au prolétaire, ils le lui imposaient de force. — Aujourd’hui, nos politiques ne veulent ni travailler ni nous donner le travail. Ils voudraient tout pour eux, le travail et le gouvernement.

Au moyen âge, le système, le point de vue, les idées, tout se modifie. La caste féodale, non plus qu’autrefois la caste patricienne, ne prend part active au travail : elle le laisse au vilain. Mais, au lieu de contraindre, elle se fait payer. Par lettres-patentes (voilà l’origine de ce que nous appelons patentes), et moyennant redevance, à tous ceux qui voudront travailler le seigneur donne crédit de la terre, crédit du commerce, de l’industrie et des arts, crédit, en un mot, du travail : absolument comme le Juif et le Lombard donnaient crédit de leur argent. Le peuple travailleur, après un long esclavage, avait tellement pris goût à la besogne, que la caste oisive en était venue à penser qu’au lieu d’exiger de lui le travail, elle pouvait le lui vendre ? C’est le principe de tout le droit féodal.

De nos jours, sous ce régime de bancocratie, ne travaille pas qui veut, même en payant. L’ouvrier a beau laisser à son exploiteur 10, 20 et 50 pour 100 de son salaire légitime : il n’obtient pas de travail. Le travail, autrefois privilège de l’esclave, est devenu le privilège du propriétaire. On se battait jadis pour ne pas travailler, c’était la guerre sociale ; on se bat aujourd’hui pour travailler, c’est la guerre sociale. La civilisation est allée d’un pôle à l’autre : on se tuait d’abord parce qu’il n’y avait pas de loisir pour tout le monde, et cela pouvait se comprendre ; on se tue maintenant parce qu’il n’y a pas de travail pour tout le monde, et cela ne se comprend plus. Nos capitalistes législateurs refusent de reconnaître le droit au travail : Peuple, encore une fois, nous te demandons la patience !...

Pour nous conformer au langage vulgaire, et afin d’éviter toute calomnie, toute équivoque, nous dirons que nous voulons la propriété, la propriété, c’est-à-dire la libre disposition pour chacun des fruits de son travail, de son industrie et de son intelligence.

Mais nous voulons la propriété, comme le travail, pour tout le monde, parce que, dans la société, la faculté de produire est comme la faculté d’acquérir, infinie.

Nous voulons la propriété, moins l’usure, parce que l’usure est l’obstacle au développement de la production, à l’accroissement et à l’universalisation de la propriété.

On a dit que la propriété ainsi entendue, ainsi dépouillée de ce qui en fait le privilège et l’abus, n’était plus la propriété. — Homme de pratique encore plus que de théorie, nous laissons cette discussion aux savants ; il nous suffit, en maintenant la possession individuelle, de l’affranchir de toute inégalité et monopole.

Nous voulons, pendant cette époque de transition, que la Révolution de Février a inaugurée, le respect de la propriété acquise, sauf la réduction progressive du privilège. Quel est donc, parmi nous, celui qui prêche la confiscation et le vol ? Les doctrines les plus hardies sur la propriété ont circulé parmi le peuple : combien ont-elles fait de pillards ?... Nous avons cherché les voleurs, et nous les avons trouvés, avec les impudiques et les adultères, à la cour de l’ex-roi, dans la pairie, à la chambre des députés, aux ministères, partout, excepté parmi les travailleurs. Nul n’est plus ennemi du vol que celui qui travaille. C’est contre le vol privilégié qu’a été faite la Révolution de février : avis aux instigateurs et fauteurs de contre-révolution.

Nous voulons le maintien du principe d’hérédité, c’est-à-dire la transmission naturelle du père au fils des instruments et des produits du travail, non la transmission du monopole, du droit du seigneur. En quoi le principe d’hérédité, qui relie les générations et fait la force de la famille, sera-t-il contraire à l’égalité et à la fraternité, lorsqu’il ne servira plus à transmettre et accumuler des privilèges !

Famille, travail, propriété sans usure et sans abus, en d’autres termes, gratuité du crédit, identité du travailleur et du capitaliste ; hérédité des droits, non des privilèges ; tels sont les éléments de notre droit public, de notre science sociale.

Or, la base économique de la société ainsi modifiée, tout revire, tout change dans la société. Les causes de misère deviennent causes de richesse ; les agents d’inégalité et d’antagonisme, agents d’harmonie et de fraternité. Sous ce nouvel horizon, les idées, la philosophie s’élargissent et se réforment ; la science et l’art prennent une autre signification, un autre style ; la religion est expliquée.

La France a montré, dans ces derniers temps, combien elle était religieuse, religieuse dans le cœur et dans la raison. La religion, dans notre incomparable pays, est le ferment secret de tout ce qui a vie, autorité et durée. Les questions économiques, si vastes qu’elles se posent, ne suffisent pas à notre intelligence contemplative et pleine de tendresse, les grands problèmes de la philosophie nous laissent indifférents et tristes ; l’idée pure ne peut nous ravir. Il faut à notre âme quelque chose de plus que le nombre et la mesure, quelque chose au-delà même de l’idée.

Où sont, parmi nous, les matérialistes et les athées ? Nous avons regardé autour de nous, et nous ne les avons découverts que parmi ceux qui nous calomnient et nous persécutent. Voyez-vous cet être froid et laid, subtil et souple comme le serpent, railleur, chiffreur, sans pudeur, qui d’une voix argentine conclut toujours aux mesures impitoyables ; qui ne veut pas du droit au travail ; qui vous parle de la Providence, et qui adore la fatalité ; qui ne voit dans la religion qu’un instrument de politique, dans la loi qu’une convention ; dans la Révolution qu’un fait ! Cet homme-là, c’est un matérialiste, c’est un impie.

Oui, nous voulons la religion : mais que personne ne s’y trompe. La religion, pour nous, n’est pas la symbolique : c’est le contenu, le mot de la symbolique. Pour découvrir la vraie religion, il faut recommencer notre exégèse, montrer philosophiquement, à l’aide des nouvelles données sociales, le surnaturalisme dans la nature, le ciel dans la société, Dieu dans l’homme. C’est quand la civilisation nous apparaîtra comme une perpétuelle apocalypse, et l’histoire comme un miracle sans fin ; quand, par la réforme de la société, le christianisme aura été élevé à sa deuxième puissance, que nous connaîtrons la religion. Alors aussi nos calomniateurs, arrachés à leurs mythes, sauront quel est notre Dieu, quelle est notre foi... Nous voulons comme forme de gouvernement et de société la République. Nous sommes les irréconciliables ennemis de la royauté, de tout ce qui y touche, de tout ce qui y ressemble. La royauté est une vieille fiction dont le sens est depuis longtemps connu, dont la restauration serait un outrage à la raison publique, à la dignité nationale. La royauté est le contraire de tout ce que nous voulons et que nous attendons de la République.

La République est l’égalité coordonnée des fonctions et des personnes : la royauté n’en est que la hiérarchie et la subalternisation.

La République exclut la distinction des castes : la royauté ne peut se passer de castes. A la féodalité nobiliaire, elle a substitué la féodalité mercantile : pourquoi aurions-nous chassé Louis-Philippe, le type, l’élu de la caste bourgeoise, si nous devions conserver une bourgeoisie, si nous voulions cultiver cette semence de laquelle a surgi la pire espèce de royauté, la royauté constitutionnelle ?

La République est l’organisation du suffrage universel : avec la royauté, ce suffrage n’est qu’une loterie. — Nous dirons plus tard ce que nous entendons par ces mots : Organisation du suffrage universel.

La République suppose, avec la division des fonctions, l’indivisibilité du pouvoir. — Nous prouverons que le support le plus ferme du despotisme, la pierre angulaire des monarchies, se trouve justement dans cette distinction des pouvoirs en législatif, exécutif et judiciaire ; distinction où la liberté, l’égalité, la responsabilité, le suffrage universel, la souveraineté populaire, les principes de justice et d’ordre, périssent tous.

La République est la centralisation du crédit, du commerce, de l’industrie, de l’agriculture, aussi bien que de la police et de l’enseignement : la royauté n’en est que l’anarchie ou le vasselage.

La République est un régime de responsabilité et de droit : la royauté ne subsiste que par la faveur et la corruption.

La République est, comme la religion, essentiellement expansive et universelle, embrassant le monde et l’éternité. – La royauté, toujours personnelle, locale, stationnaire, vivant chez soi et pour soi, la royauté est l’ennemie du genre humain et du progrès.

La République dirait à l’Autrichien : « Je veux que tu sortes de l’Italie ! » Et l’Autrichien en sortirait. Elle dirait au Scythe : « Je veux que tu laisses ma Pologne chérie ! » Et le Scythe reprendrait la route du désert. – La royauté dit aux tyrans : « Frères, combien me donnerez-vous, et je vous livre l’Italie et la Pologne ?... »

Aux tendances bourgeoises du gouvernement et de l’Assemblée nationale ; aux restrictions apportées à l’exercice du droit de suffrage ; aux entraves jetées sur la liberté d’association et sur la liberté de la presse ; au projet de constitution monarchique soumis aux délibérations des représentants du Peuple ; à la guerre faite aux idées sociales ; aux pactes conclus avec les usuriers ; à l’abandon des nationalités polonaise et italienne ; aux transactions entamées avec les gouvernements aristocratiques de l’Europe, il est facile de juger que notre pays est en pleine voie de restauration royaliste. A peine l’hercule populaire a tranché une tête de dynastie que de ce tronc exécré il en surgit de nouvelles, repullulat hydra ! Là est en ce moment le péril, là doit se porter l’effort de notre résistance.

Républicains, comptez sur nous !... Mais si vous voulez que notre dévouement soit utile, qu’il nous soit permis à notre tour de compter sur votre appui. Et cet appui, quel est-il ? Nous vous le répétons en finissant, cet appui, ce qui fait votre force et la nôtre, c’est la patience.

Gardez-vous de céder aux perfides instigations de ceux qui vous poussent à la révolte et à la guerre civile : la guerre civile est le seul moyen de succès qu’ait en ce moment la royauté. Les choses, par la combinaison providentielle des événements, sont arrivées à ce point, que si le peuple reste quelque temps immobile, la royauté, avec son infernal cortège, est perdue à jamais.

Patience donc, citoyens ; aucune vérité sur les hommes et sur les choses ne vous sera par nous dissimulée, aucune résolution timide suggérée. Mais, encore une fois, patience ! c’est tout l’avenir du peuple, et le salut de la République.