Études proudhoniennes
Études proudhoniennes, Tome I. – L’Économie politique
TEXTE INTÉGRAL
Article mis en ligne le 29 septembre 2009
dernière modification le 19 janvier 2020

Études proudhoniennes. – L’économie politique

René Berthier

Éditions du Monde libertaire 192 pages. 2009.
10 euros

En abordant la question de la valeur, la première catégorie traitée par Proudhon dans le Système des contradictions économiques, celle qui est le fondement de l’échafaudage du système capitaliste, notre intention n’est pas de comparer point par point les théories de Proudhon et de Marx ni d’analyser dans le détail le bien-fondé de ces théories. Il ne s’agit pas de savoir si la théorie de la valeur de Proudhon est plus juste ou pertinente que celle de Marx, ni d’en donner une définition qui prétendrait clore le débat. Une telle approche présenterait d’autant moins d’intérêt que la question de la valeur, qui a fait l’objet d’innombrables débats, est encore aujourd’hui loin d’être close.

Une nombreuse littérature existe sur ce problème et il ne s’agit pas d’apporter une pierre de plus à l’édifice.

A l’examen, on découvre de curieuses similitudes dans le plan de l’ouvrage de Proudhon et dans le Capital, mais il n’y a pas de sens a comparer le livre de Proudhon écrit en 1846 et celui de Marx publié plus de vingt ans après. L’objet de ce travail est d’examiner les méthodes d’approche respectives des deux auteurs. On verra que Proudhon a devancé Marx de vingt ans ; que Marx s’est trouvé bloqué pendant tout ce temps parce qu’il voulait appliquer une méthode inadéquate – le « matérialisme historique » – à l’objet de ses travaux ; que Marx n’a pu finalement aboutir qu’en opérant un retour à la méthode qu’avait employé Proudhon. On verra surtout que le génie de Proudhon a été d’appliquer, pour la première fois, la méthode inductive-déductive à l’économie politique.

Thierry Menuelle estime qu’il faut analyser les positions du Système des contradictions économiques (1846) en relation avec celles du Capital (1867). Il a, nous semble-t-il, parfaitement raison, à condition cependant de garder à l’esprit que l’ouvrage de Marx est postérieur de vingt ans de celui de Proudhon et que leur mise en relation ne peut être faite qu’en tenant compte de ce fait, afin de définir ce que le second ouvrage apporte de plus par rapport au premier en termes de connaissance de la genèse de la théorie économique du socialisme.

Il est évident que le Capital, dont le Livre Ier fut publié en 1867, apporte des éléments de connaissance supérieurs à ce qui est contenu dans le livre que Proudhon écrivit en 1846 : cela est d’autant plus vrai que les libertaires Carlo Cafiero et James Guillaume prirent la peine de rédiger un « Abrégé » du Capital à l’usage des ouvriers de leur temps. Ils ne songèrent pas à faire un « Abrégé » du Système des contradictions.

Comparer le Système des contradictions et l’Idéologie allemande permet de constater quelle était, au même moment, la même année, l’état de la réflexion des deux auteurs respectifs. On constate alors, concernant Marx, que deux tiers du livre sont consacrés à de la polémique et que le premier tiers contient des développements certes intellectuellement attirants mais souvent fondés sur des erreurs historiques. Le Misère de la philosophie de Marx, en revanche, peut et doit être analysé en relation avec le Système des contradictions de Proudhon, puisqu’il en est une réponse... La connaissance procède par bonds et par approximations successives. Mais il convient également de préciser que Misère de la philosophie est un ouvrage polémique qui contient trop de mauvaise foi pour être pris sérieusement.

Engels lui-même fait remarquer dans l’introduction qu’il écrivit en 1884 pour la première édition allemande de Misère de la philosophie :

« Il est à peine nécessaire de faire remarquer que dans cet ouvrage la langue ne coïncide pas avec celle du Capital. Il y est encore parlé du travail comme marchandise, d’achat et de vente de travail au lieu de force de travail. »

La formulation d’Engels est admirable de mauvaise foi. Il laisse entendre qu’il ne s’agit-là que d’une question de langage entre Misère de la philosophie et le Capital, et que les deux ouvrages ont donc une continuité théorique, alors qu’il s’agit bien d’une différence de concepts.

En conclusion sur ce propos, l’approche de Thierry Menuelle peut être admise à deux conditions :

1. Ne pas oublier que vingt ans séparent la publication du Système des contradictions et du Capital et que les analyses du second ont bénéficié par conséquent d’une maturation dont n’a pas pu profiter le premier ;
2. Le Système des contradictions économiques a introduit une innovation méthodologique – en d’autres termes, Proudhon a « essuyé les plâtres » – dont le Capital a bénéficié et les deux ouvrages ne peuvent pas être abordés avec le même regard.

Dans une large mesure on peut donc dire que Marx reprend le travail là où Proudhon l’avait laissé. Si la théorie proudhonienne de la valeur, élaborée dans la Création de l’ordre et achevée dans Système des contradictions économiques, peut être considérée comme une théorie encore embryonnaire qui justifiera en partie les critiques qu’en ont faites Marx et Léon Walras, elle annonce cependant les débats les plus contemporains sur la question en faisant intervenir le coût de production et l’utilité dans sa détermination.

Dans la Création de l’ordre, Proudhon semble vouloir suivre Condillac en expliquant la valeur des biens par l’utilité seule : « La valeur a pour base l’utilité du produit », dit-il. Mais il précise plus loin que « la valeur des choses se compose de deux éléments : l’utilité du produit, la quantité de travail dépensée dans la production. »

Proudhon ne rompt pas avec la tradition de l’économique politique classique qui accorde à la théorie de la valeur une place primordiale. « L’idée fondamentale, la catégorie dominante de l’économie politique est la valeur », dit-il dans le Système des contradictions économiques. Si dans un premier temps la distinction entre valeur d’utilité et valeur d’échange ne paraissait pas acceptable à Proudhon, il redresse la barre dans le Système des contradictions économiques. « La valeur est la pierre angulaire de l’édifice économique » ; elle « présente deux faces : l’une, que les économistes appellent valeur d’usage, ou valeur en soi ; l’autre, valeur en échange, ou d’opinion. » « La capacité qu’ont tous les produits, soit naturels soit industriels, de servir à la subsistance de l’homme se nomme particulièrement valeur d’utilité ; la capacité qu’ils ont de se donner l’un pour l’autre, valeur en échange. » Cette distinction, dit Proudhon, « est donnée par les faits et n’a rien d’arbitraire ». La valeur d’échange est certes un reflet de la valeur d’usage, cette dernière constituant la notion fondamentale : les produits ne peuvent s’échanger que s’ils ont une utilité, une capacité à satisfaire les besoins. Mais il reste que dans une société fondée sur la division du travail, la capacité des produits à pouvoir être échangés joue également sur leur valeur : sans échange, la valeur des produits s’effondre. C’est la contradiction fondamentale de la valeur soulignée par Proudhon. Marx suivra la même voie : les marchandises, dit-il « ne peuvent donc entrer dans la circulation qu’autant qu’elles se présentent sous une double forme, leur forme de nature et leur forme de valeur ». Le travail humain est effectué en vue d’une production qui a une utilité, qui satisfait un besoin : « Le produit, une fois achevé et reconnu propre à satisfaire le besoin qui en a provoqué la création, a nom valeur. La valeur a pour base l’utilité du produit », dit Proudhon.

« L’utilité fonde la valeur ; le travail en fixe le rapport ; le prix est l’expression qui, sauf les aberrations que nous aurons à étudier, traduit ce rapport ». Le système capitaliste ne permet pas de résoudre avec précision le problème de la valeur, car quantité d’éléments perturbants en faussent la mesure. Or, c’est là une question primordiale : « ...en quoi consiste la corrélation de valeur utile à valeur en échange ; que faut-il entendre par valeur constituée, et par quelle péripétie s’opère cette constitution : c’est l’objet et la fin de l’économie politique. » Définir ce qu’est la valeur « est l’objet et la fin de l’économie politique ». « La valeur (...) indique un rapport essentiellement social ; et c’est même uniquement par l’échange (...) que nous avons acquis la notion d’utilité. » « L’utilité est la condition nécessaire de l’échange ; mais ôtez l’échange, et l’utilité devient nulle : ces deux termes sont indissolublement liés. » Résumons : la valeur est un rapport social fondé sur l’utilité ; c’est le travail qui fixe ce rapport. Le prix est l’expression qui traduit ce rapport. Tandis que Marx a tendance à ne considérer que la valeur d’échange, Proudhon met l’accent sur la contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Cette contradiction apparaît sur le terrain du marché.

La question que se pose Proudhon est : pourquoi les prix sont-ils réglés par l’offre et la demande, et non par la valeur ? C’est une question essentielle qui déterminera tout le débat sur la construction du socialisme, ce que peu d’auteurs ont souligné. En effet, une société libérée de l’exploitation de l’homme par l’homme et du salariat ne sera pas une société d’où la valeur aura disparu mais une société dans laquelle la définition de la valeur aura atteint une précision maximale. Cette question parcourt tout le Système des contradictions économiques. D’une certaine manière, on peut dire que l’échec du « socialisme réel » résulte de l’incapacité des régimes qui s’en faisaient les promoteurs à résoudre le problème de la valeur.