Contribution à l’ouvrage collectif Les anarchistes et la Révolution française, Éditions du Monde Libertaire, 1990
La Révolution française dans la formation de la théorie révolutionnaire chez Bakounine
Article mis en ligne le 29 octobre 2009
dernière modification le 4 novembre 2023

La Révolution française dans la formation de la théorie révolutionnaire chez Bakounine

Bakounine n’a jamais écrit de livre sur la Révolution française mais il y fait tout au long de son oeuvre, et en particulier dans la dernière période de son activité politique, la période anarchiste, de nombreuses allusions. Il n’est pas exagéré de dire que la Révolution française « habite » sa pensée politique, dans la mesure où elle constitue une référence constante, un précédent qui lui sert à conceptualiser sa propre théorie de la révolution, à dénoncer la politique de la bourgeoisie de son temps, et à critiquer les positions défendues par Marx.

Kropotkine a écrit La Grande Révolution, boudé par les historiens française mais souvent cité par les Anglo-Saxons et les Russes ; Proudhon a rédigé des notes de lecture, qu’il a intitulées Les Hommes de la Révolution, et que Daniel Guérin a publiées.

Pour ce qui concerne Bakounine, la connaissance de ses idées sur la question présente une difficulté qui tient à la nature même de ses écrits, constitués de textes dictés par les circonstances, rédigés à la hâte : lettres, discours, circulaires, conférences. Ces écrits n’ont pas été rédigés à tête reposée dans le calme d’une bibliothèque (ni, comme pour Proudhon, dans celui d’une prison...]], et leur intention première est moins le souci de théorisation que celui d’inciter les militants avec qui il était en relation à s’organiser, à agir. Il y a donc un véritable travail de recherche à mener pour rassembler les réflexions de Bakounine sur la Révolution française. Il faut ensuite reconstituer ces réflexions pour en faire un ensemble, et enfin il est nécessaire d’effectuer un travail d’interprétation.

Ce n’est donc évidemment pas en historien que le révolutionnaire russe aborde la Révolution française. Il ne s’agit pas ici de déterminer dans quelle mesure les vues qu’il avait sur les faits et les acteurs de cet événement correspondent effectivement à la réalité. Ce qui nous intéresse est de mettre à jour l’image qu’il en avait et l’usage qu’il en a fait.

Il serait intéressant de retracer le cheminement par lequel Bakounine a été amené à s’intéresser à cette question, de Fichte à Hegel, de Rousseau à Proudhon, mais l’analyse des filiations et des influences mériterait une étude particulière. Dans la période anarchiste du révolutionnaire, assez courte – 1868-1876, date de sa mort – la Révolution française est abordée dans trois types de textes : deux conférences, aux ouvriers du Locle et de Saint-Imier, dans lesquelles il traite explicitement de cette période de l’histoire de France ; les textes où il analyse la guerre de 1870-1871 et dans lesquels il montre la déchéance, la décadence de la bourgeoisie du temps par rapport aux révolutionnaires de 1789 ; les textes où il analyse le processus de l’unité allemande et dans lesquels il met en relief l’incapacité politique qu’a de tout temps manifestée la bourgeoisie allemande.

Les réclamations pratiques

La Révolution française est un processus préparé par de longs siècles de gestation, elle n’est pas un simple éclatement, elle est un basculement de l’histoire qui se répercute à toute l’Europe et qui dure une quarantaine d’années, jusqu’en 1830. Les causes qui ont rendu la révolution inévitable sont clairement définies : la nécessité de « l’émancipation de l’industrie et du commerce bourgeois des entraves que leur opposait l’organisation du monde féodal » et celle de « l’appropriation de la terre par les paysans » [1].

C’est dans le commerce international que les capitaux se sont tout d’abord investis. A cela, dit Bakounine, il y a plusieurs raisons : la population ouvrière des villes n’augmentait pas assez vite ; les populations rurales, attachées à la glèbe, ne pouvaient émigrer vers les villes ; les corporations restaient limitées à une minorité de privilégiés ; le machinisme n’était pas appliqué à la production industrielle ; les métiers étaient paralysés par une foule de lois restrictives qui rendaient une « large application du principe de la division du travail et par là même une production plus large, à peu près impossible » [2]

Le développement du capitalisme en Europe n’a pas suivi une progression uniforme, il s’est fait au contraire par à-coups violents, mais aussi par des « coups d’essai » qui n’ont pas abouti. Ainsi la Ligue hanséatique, en Allemagne du Nord, avait fondé une puissance considérable qui a fini par décliner à cause de l’incapacité politique des marchands de la Baltique. Les cités italiennes avaient constitué une bourgeoisie riche et dynamique dont la puissance a été vaincue lorsque le conflit entre l’empire et la papauté a cessé. Les communes françaises ont fini par être absorbées dans un processus de centralisation de l’Etat qu’elles avaient elles-mêmes encouragé.

Ainsi, des différents passages où Bakounine aborde cette question, on peut conclure très brièvement ceci :

– Au Moyen Age, une bourgeoisie et une forme assez développée de capitalisme a pu se développer en profitant des périodes d’instabilité politique, de conflit entre les pouvoirs, qui permirent à la société civile de respirer : « ...les parties adverses, affaiblies par la division et la lutte, ont besoin de la sympathie des masses pour triompher l’une de l’autre... » [3]. Sans qu’il le dise expressément, Bakounine suggère peut-être que le capitalisme n’a pu se développer en Europe que parce que le rythme du développement de la centralisation de l’Etat s’est fait plus lentement que celui du développement économique ;

– Toute l’histoire de l’Europe est marquée par un système d’alliances de deux forces contre une troisième. Ce schéma ternaire se distingue donc très sensiblement de celui de Marx, qu’il ne contredit pas mais qu’il complète. En Angleterre, dit Bakounine, on a pu observer en effet l’alliance de la bourgeoisie avec l’aristocratie terrienne contre la monarchie. En France au contraire, la bourgeoisie et la monarchie se sont alliées contre la noblesse féodale. Le drame de l’Allemagne est que des conditions historiques particulières, liées à la proximité du monde slave dont Bakounine dit que son développement historique suit une logique différente, ont rendu impossible aussi bien l’alliance de la bourgeoisie et de l’aristocratie, dépourvues l’une et l’autre de sens politique, que l’alliance de la bourgeoisie et du pouvoir impérial, constamment occupé en Italie.

En France, l’alliance entre la bourgeoisie et la monarchie s’est dissoute lorsque le pouvoir politique s’est senti assez fort, assez affermi face à la noblesse féodale. La dissolution de cette alliance commence avec Louis XI, le « fondateur de la centralisation bureaucratique et militaire de la France, le créateur de l’Etat » [4].

L’idée

La Révolution française résulte de l’union des réclamations pratiques avec le mouvement théorique des esprits du XVIIIe siècle, qui contribua à créer une opinion publique révolutionnaire, « un engin de destruction bien autrement formidable que tous les chassepots, les fusils à aiguille et les canons perfectionnés d’aujourd’hui ». Si l’histoire depuis le Moyen Age est marquée par « la formidable révolte des intérêts matériels bourgeois contre ceux des deux classes dominantes » [il s’agit du clergé et de la noblesse], cette révolte n’a pu aboutir que par un travail souterrain qui a préparé les esprits « en lui imprimant un caractère international, universel ». C’est ce qui distingue, selon Bakounine, la révolution française de la révolution anglaise de 1688 [5].

La bourgeoisie française a développé des principes qui dépassaient le cadre strict de ses propres intérêts, elle a proclamé des principes universels. Elle a rassemblé les masses sur une base élargie. Les trois siècles qui séparent la Réforme de la Révolution française constituent, selon Bakounine, l’âge héroïque de la bourgeoisie ; celle-ci était alors la « classe historique » *, elle avait un monde à conquérir, une place à prendre dans la société et, organisée pour le combat, audacieuse, « se sentant forte du droit de tout le monde », elle était douée d’une toute-puissance irrésistible : elle seule a fait contre la monarchie, la noblesse et le clergé réunis, les trois révolutions. « Elle croyait sérieusement et naïvement aux droits de l’homme » ; son programme était « ni plus ni moins que l’émancipation intégrale de l’humanité tout entière ». [6]

La bourgeoisie était devenue puissante par la richesse, par l’intelligence, par l’audace. Elle avait sapé l’Ancien régime par la littérature et par la critique philosophique, puis elle attaqua toutes les institutions de l’Eglise et de l’Etat. Certes, « elle ne put le faire qu’en se servant de la force populaire », mais ce fut elle qui organisa et qui dirigea cette force, ce fut elle qui « prit l’initiative de tous les mouvements que le peuple exécuta ». La bourgeoisie, dit encore Bakounine, avait foi en elle-même, elle se sentait puissante parce qu’elle savait que « derrière elle, avec elle, il y avait le peuple ». Elle croyait sincèrement, alors, qu’elle travaillait « pour l’émancipation de tout le monde » [7].

L’intelligence, le dynamisme, la qualité de la production littéraire de ces « géants de la pensée et de l’action qui étaient sortis de la classe bourgeoise au dix-huitième siècle », est évoquée pour souligner la nullité des « nains vaniteux célèbres » qui la représentent aujourd’hui. On peut ainsi mesurer la chute effroyable qui s’est produite dans cette classe, devenue lâche et stupide. Bakounine pense, en fait, à l’attitude de la classe dominante et du gouvernement pendant la guerre de 1870. La bourgeoisie, dit-il, a laissé tomber de ses mains débiles le drapeau du progrès humain [8].

Si Bakounine ne cache pas son admiration pour ces « géants de la pensée » que sont les auteurs du siècle des Lumières, pour la « grande philosophie humanitaire et franchement révolutionnaire du XVIIIe siècle » [9] aussi bien que pour celle du siècle précédent, c’est parce que cette littérature a accompagné l’émergence de la société bourgeoise, elle a accéléré la désagrégation de l’idéalisme, de l’obscurantisme religieux, philosophique et politique, elle a favorisé l’ascension de l’esprit scientifique et antireligieux. Le XVIIIe siècle a préparé l’émergence du « matérialisme scientifique » dont se réclame expressément Bakounine, ce qui n’empêche pas ce dernier d’exprimer les critiques les plus violentes contre Rousseau, défini comme l’écrivain le plus malfaisant de ce siècle, l’inspirateur de celui qui « enraya la Révolution » Robespierre.

L’organisation

Lorsqu’une classe ascendante parvient à regrouper autour d’elle les autres classes de la société pour défendre un idéal qui se définit comme universel, contre un mal « encore plus considérable que celui dont elle porte les germes en son propre sein », elle est une classe historique. C’était le cas de la bourgeoisie française pendant la révolution. Chaque classe connaît une période plus ou moins longue pendant laquelle, tout en servant ses intérêts propres, elle croit en son droit juridique et politique. C’est la « période de son innocence », celle de sa véritable puissance. Mais aussi chaque classe parvenue au pouvoir a besoin de justifier sa domination par une idée, une « sanction morale quelconque » qui puisse convaincre les masses afin qu’elles soient « amenées à la reconnaissance morale de son droit » [10].

Ce qui ébranle la foi de la classe dominante parvenue à son déclin, ce n’est pas tant le développement des lumières, de la conscience humaine, que la naissance et l’organisation d’une puissance nouvelle : « La justice se constitue en force et use de sa force jusqu’à ce que l’ennemi, l’oppresseur, ne soit couché à terre » [11].

Or la bourgeoisie avait constitué une force sous l’Ancien Régime, elle avait créé une « association internationale et universelle, formidable, la Franc-maçonnerie » [12]. La franc-maçonnerie, un des foyers d’opposition libérale, s’était développée au XVIIIe dans les classes élevées, malgré les condamnations de l’Eglise, et constitua un centre actif de rassemblement. Elle est, dit Bakounine, une institution par excellence bourgeoise : elle a illustré « le développement, la puissance et la décadence intellectuelle et morale de la bourgeoisie ». Jadis, elle réunissait dans son sein, à peu d’exceptions près, « tous les esprits d’élite, les cœurs les plus ardents, les volontés les plus fières, les caractères les plus audacieux ». Elle avait constitué une organisation active, progressiste. C’était l’incarnation énergique et la mise en pratique de l’idée humanitaire du XVIIIe siècle.

Les principes de liberté, d’égalité, de justice, élaborés théoriquement par la philosophie du siècle, étaient devenus dans la franc-maçonnerie des « dogmes pratique », les bases de la politique nouvelle.

« La franc-maçonnerie n’a été rien moins, à cette époque, que la conspiration universelle de la bourgeoisie contre la tyrannie féodale, monarchique et divine. Ce fut l’Internationale de la bourgeoisie. » [13]

La révolution ayant comblé en grande partie les vœux de la bourgeoisie, celle-ci est devenue « tout naturellement », à son tour, la classe privilégiée. La franc-maçonnerie est alors descendue au « triste rôle d’une vieille intrigante radoteuse ». Elle est désormais « nulle, inutile, quelquefois malfaisante et toujours ridicule ». La Restauration ressuscita un peu cette institution, parce que la bourgeoisie, menacée d’un retour à l’Ancien Régime, était redevenue quelque peu révolutionnaire, mais c’était là, dit Bakounine, du « révolutionnarisme réchauffé ».

Bakounine surestime sans doute le rôle effectif de la franc-maçonnerie pendant l’Ancien Régime mais le tableau qu’il dresse est dans l’ensemble bien vu. Le point de vue désabusé qu’il a sur cette institution vient sans doute de l’expérience qu’il a lui-même vécue : pendant son séjour en Italie il avait eu l’ambition – rien moins que cela – de « désorganiser la franc-maçonnerie gouvernementale et royaliste » pour la remplacer par une « franc-maçonnerie démocratique ». [14]

La thèse émise par le révolutionnaire russe mériterait un examen plus approfondi ; ce qu’il paraît intéressant de retenir est l’idée qu’une force sociale en mouvement ne devient efficace que lorsqu’elle s’organise, et, de même que Pierre Rosenvallon a cru voir dans Guizot le Lénine de la bourgeoisie, Bakounine, avec plus de raison, aurait vu dans la franc-maçonnerie une sorte de parti bolchevik de la Révolution française.

2Les alliances2

Les « réclamations pratiques », l’idée, l’organisation : les principaux ingrédients d’une révolution sont là. Mais il en manque un, essentiel : les alliances. Bakounine va montrer que l’alliance de la paysannerie fut un élément sans lequel la Révolution française n’aurait jamais pu triompher. A contrario, méditant l’histoire de l’Allemagne, il indiquera que la principale cause de l’échec de la révolution de 1848 fut l’incapacité de la bourgeoisie, trop timorée, à utiliser le formidable levier des revendications de la paysannerie.

Lorsqu’il parle de la question paysanne, les réflexions historiques sur la Révolution française et les considérations stratégiques sur la guerre révolutionnaire, que Bakounine appelle de ses vœux en 1870, sont tellement imbriquées qu’il est difficile de les séparer.

Bakounine éprouve de toute évidence une grande admiration pour les commissaires de la Convention – dont il regrette qu’il n’y ait pas eu d’équivalent en 1870. Ils avaient l’énergie, le feu révolutionnaire, le diable au corps, ils s’appuyaient sur les masses. Lorsqu’un commissaire extraordinaire était envoyé par la Convention dans une province, dit Bakounine, il ne s’adressait pas aux gros bonnets ni aux révolutionnaires en gants blancs mais aux sans-culottes, à la canaille populaire, et c’est sur elle qu’il s’appuyait pour appliquer les décrets révolutionnaires. Lorsque c’était nécessaire, les commissaires ajoutaient à leur éloquence civique la force des baïonnettes, mais d’habitude ils se contentaient de s’appuyer sur la masses dont les instincts se conformaient aux idées de la Convention. Loin de réfréner le mouvement populaire par peur de l’anarchie, les commissaires, au contraire, l’encourageaient. Bakounine évoque ainsi cette « grande fièvre révolutionnaire qui avait animé Danton et qui avait sauvé la France en 1792 » [15].

La bourgeoisie française avait su encourager le mouvement révolutionnaire des paysans en les poussant à « détruire de leurs propres mains l’ordre public, toutes les institutions politiques et civiles », en les poussant vivement dans la direction de leurs propres instincts [16]. C’est cela qui a permis le grand sursaut national de 1792, alors que la France était menacée à toutes les frontières. Le souvenir de 1792 est évoqué en de multiples occasions, en particulier lors de la guerre franco-prussienne lorsque Bakounine attendra d’un grand mouvement populaire la transformation de la guerre en révolution sociale, et, dans un autre contexte, lorsque Marx redoutera ce sursaut populaire qui aurait prolongé la guerre et mis en danger la constitution de l’unité allemande.

L’accession de la paysannerie à la propriété permettait d’attacher les paysans à la Révolution [17]. Dans un fragment de L’empire knouto-germanique [18], Bakounine développe cette idée en détail mais le biais par lequel il l’aborde est une réflexion sur la révolution allemande. Il s’en prend à Lassalle, qui condamnait l’insurrection paysanne de 1525. Bakounine commet l’erreur d’étendre à Marx le point de vue de Lassalle : les « doctrinaires du communisme allemand », dit-il, sont convaincus que ce fut une bonne chose que « le soulèvement des paysans de 1525 ait été comprimé par les efforts réunis de la noblesse et des princes de l’Allemagne, appuyés par l’indifférence, pour ne pas dire par l’hostilité des bourgeois des villes » [19].

Lassalle, dit encore Bakounine, pensait que la victoire paysanne aurait « détourné la nation allemande de la ligne normale de son développement économique et, par conséquent, aussi politique, en établissant et en consolidant parmi les paysans de l’Allemagne le principe aristocratique de la propriété individuelle et héréditaire de la terre ». C’est en se référant à la Révolution française que Bakounine va contester le point de vue de Lassalle. Si on poursuit le raisonnement du socialiste allemand, en effet, ce fut un grand malheur que les paysans français aient été émancipés par la Grande révolution et qu’ils aient pu acquérir les biens de l’Eglise et de la noblesse émigrée. Bien sûr, si les paysans français étaient devenus propriétaires collectifs de la terre, cela aurait été préférable, mais ces idées collectivistes n’ont été proclamées que par Babeuf, « comme on annonce quelquefois au théâtre la pièce du lendemain » [20].

Fallait-il que les paysans français ne s’emparent pas de la terre avant qu’ils ne découvrent les idées collectivistes ? Fallait-il qu’ils restent serfs ou prolétaires jusque-là ? Bakounine montre que l’accession de la paysannerie à propriété individuelle était une nécessité politique.

Si les paysans ne s’étaient pas emparé des terres de la noblesse émigrée et de l’Eglise, la puissance de l’une et de l’autre serait restée debout, comme c’était encore le cas en Allemagne : la révolution socialiste aurait donc eu aujourd’hui à combattre, « à côté de la puissance matérielle de la bourgeoisie, encore celle de ces deux anciens corps ». Par là Bakounine indique donc la cause essentielle de l’échec de la révolution allemande.

Par ailleurs, l’accession de la paysannerie à la propriété ne conduit pas seulement à rallier cette classe à la révolution bourgeoise, elle brise les bases matérielles du pouvoir des classes de l’Ancien régime, pouvoir fondé sur la propriété foncière. C’est donc là une garantie du succès de la révolution. Quant au patrimoine foncier des nobles qui conservent leur propriété, celle-ci finit par être « assujettie à toutes des conditions de la propriété bourgeoise au moyen du travail salarié », elle est amenée à subir « toutes les vicissitudes de la production capitaliste ». Le noble « s’embourgeoise en même temps que sa propriété » [21].

Si les paysans français n’avaient pas trouvé « leur liberté et leur intérêt dans la révolution », ils ne l’auraient pas défendue contre l’Europe entière coalisée contre elle [22]. Et si l’insurrection de 1525 avait triomphé, le peuple allemand aurait eu trois siècles d’expérience de liberté politique et de propriété individuelle de la terre. La première, conclut Bakounine, aurait eu le temps de développer ses fruits positifs, la seconde ses conséquences négatives.

Les leçons qu’on peut tirer de l’argumentation développée peuvent se résumer à ceci :

– quel que soient les inconvénients, voire les dangers d’une alliance avec la paysannerie, aucune révolution ne peut réussir sans l’appui de cette classe ;

– dans l’hypothèse d’une révolution prolétarienne, la classe ouvrière n’aurait de toute façon pas les moyens ni la force d’imposer la révolution dans les campagnes ;

– si, malgré tout, elle tentait de la faire, les ouvriers seraient obligés d’instaurer le « terrorisme des villes contre les campagnes », ce qui reconstituerait un vaste appareil de répression, une « classe privilégiée de fonctionnaires de l’Etat ». « Ceux qui se serviront d’un moyen semblable tueront la révolution. » [23] (Je souligne.]]

Sur la méthode

L’intérêt que porte Bakounine à la Révolution française s’explique en partie par le rôle qu’il assigne à la science historique comme support de l’action révolutionnaire. Celle-ci, reconnaît-il, n’en est encore qu’à sa période de constitution, « l’histoire comme science n’existe encore pas ». Les historiens qui ont voulu tracer le tableau général des évolutions historiques de la société humaine se sont limités jusqu’à présent à en décrire les développements religieux, esthétiques ou philosophiques, ou encore ils se sont cantonnés à l’histoire politique et juridique. « Tous ont presque également négligé ou même ignoré le point de vue anthropologique et économique, qui forme pourtant la base réelle de tout développement humain » [24]. Ainsi se trouve défini le « matérialisme scientifique » [25] dont se réclame Bakounine. Cette méthode se distingue de celle des « communistes allemands » en ce que ceux-ci ne voient dans l’histoire humaine que le reflet nécessaire du développement des faits économiques : ce principe, dit Bakounine, « est profondément vrai lorsqu’on le considère sous son vrai jour, c’est-à-dire d’un point de vue relatif », mais, « envisagé et posé d’une manière absolue, comme l’unique fondement et la source première de tous les autres principes, il devient complètement faux » [26].

Si Bakounine ne nie pas le postulat de la prééminence des déterminations économiques, dans l’histoire, il affirme la nécessité de tenir compte de « la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation économique » [27] En somme, Bakounine rejette le caractère unilatéral qu’il perçoit dans la méthode marxiste : il affirme que les causes qui déterminent un fait social sont trop nombreuses et complexes pour pouvoir être toutes désignées et analysées. Il faudrait, dit-il, être « bien peu conscient de l’infinie richesse du monde réel pour y prétendre » [28].

On peut dire que si le révolutionnaire russe s’oppose à l’unilatéralité de la démarche marxiste, qui a abouti chez les épigones à un économisme mécaniste, il répond par avance aux tendances apparues récemment qui éjectent de l’analyse historique l’étude des faits économiques et sociaux – tendances dont on peut penser qu’elles ont leur origine, du moins en partie, précisément dans l’unilatéralité marxiste.

Bien que de son temps la science historique fût encore dans l’enfance – Bakounine indique d’ailleurs que Marx lui-même « n’a point encore écrit, que je sache, d’ouvrage historique dans lequel cette idée ait reçu ne serait-ce qu’un commencement de réalisation quelconque » [29] –, les espoirs qu’on peut formuler sur cette science sont très clairement définis, et donnent une indication de ce qu’on peut attendre en particulier d’une réflexion sur la Révolution française.

Lorsqu’elle sera constituée, l’histoire permettra de reproduire le tableau raisonné du « développement naturel des conditions générales, tant matérielles qu’idéelles, tant économiques et sociales que politiques, esthétiques, religieuses, scientifiques et philosophiques des sociétés qui ont eu une histoire ». Pourtant, ce tableau, si détaillé qu’il soit, ne pourra contenir que des appréciations générales, et par conséquent abstraites. Tout ce qu’on pourra attendre de l’histoire c’est qu’elle nous indique « les causes générales de la plus grande partie des souffrances individuelles », ainsi que les « conditions générales de l’émancipation réelle des individus vivant dans la société ». Telle est la mission de l’histoire, mais aussi sa limite, au-delà de laquelle commencent les « prétentions doctrinaires et gouvernementales de ses représentants patentés, de ses prêtres » [30] : l’histoire du mouvement ouvrier montrera, peu après, les dégâts que peuvent provoquer ceux qui justifient leur pouvoir sur leur droit exclusif à la science de l’interprétation du sens de l’histoire.

Ces quelques remarques méthodologiques suggèrent que, s’il ne faut pas attendre de Bakounine des révélations fracassantes sur les faits qui ont marqué la Grande révolution, ni même une interprétation particulièrement originale des événements, on peut supposer qu’à travers sa « grille de lecture » il propose des enseignements qui éclaireront la vision anarchiste de la révolution sociale.

C’est dans une lettre au journal La Liberté, de Bruxelles, datée du 5 octobre 1872, qu’on trouve ce qu’on pourrait appeler l’épilogue des réflexions de Bakounine sur 1789. il ne s’agit plus de considérations historiques ni politiques sur la révolution allemande ou sur la guerre franco-prussienne, mais de Marx. cette lettre a été écrite peu après l’exclusion bureaucratique de la tendance bakouninienne de l’ait, et Bakounine y fait une analyse pénétrante des perspectives futures du mouvement ouvrier européen, en même temps qu’il expose ses divergences avec l’instigateur de l’exclusion. c’est à ce titre qu’il fait référence à la révolution française, et il expose ce qui pourrait bien être le point le plus important de la théorie anarchiste de la révolution.

L’histoire de la Révolution française, dit-il, montre qu’après avoir renversé la noblesse et établi son pouvoir, la bourgeoisie a progressivement, en quelques dizaines d’années, absorbé l’ancienne classe dominante.

Les marxiens pensent qu’aussi bien que dans le siècle passé la classe bourgeoise avait détrôné la classe nobiliaire pour prendre sa place et pour l’absorber lentement dans son corps, en partageant avec elle la domination et l’exploitation des travailleurs tant des villes que des campagnes, la prolétariat des villes est appelé aujourd’hui à détrôner la classe bourgeoise, à l’absorber et à partager avec elle la domination et l’exploitation du prolétariat des campagnes, ce dernier paria de histoire... » [31]

En d’autres termes, les marxistes se voient reprocher de reproduire le schéma de la Révolution française dans le passage du capitalisme au socialisme. Bakounine a d’ailleurs parfaitement conscience de remettre en cause la théorie marxiste de l’évolution des modes de production puisque c’est à cette occasion qu’il écrit : les marxistes ne « repoussent pas d’une manière absolue notre programme. Ils nous reprochent seulement (...]] de méconnaître la loi positive des évolutions successives... » Ce rejet de la part de Bakounine ne doit d’ailleurs pas être pris d’une manière absolue car en diverses occasions il montre qu’il adhère à cette théorie : c’est seulement en tant qu’elle est affirmée comme principe exclusif qu’il la rejette, et d’ailleurs, Marx lui-même, on l’oublie trop souvent, rejoindra vers la fin de sa vie les positions mêmes de Bakounine.

2La transition2

Contrairement à l’idée reçue Bakounine n’est pas imperméable à la question de la transition d’un système social à un autre. Il a justement observé avec une attention extrême la transition entre l’Ancien régime et la société bourgeoise et c’est sans doute pour cela que la Révolution française en tant que telle l’intéresse beaucoup moins que la société de la Restauration, a laquelle il a consacré de nombreuses pages. Il a, en particulier, observé l’utilisation par l’aristocratie et par la bourgeoisie des institutions mises en place à la Restauration ; le lent processus de fusion de l’aristocratie dans la bourgeoisie l’a fasciné et lui a fourni sans aucun doute matière à réflexion.

Il faut, en particulier, garder à l’esprit que le marxisme tel qu’il apparaissait alors, à travers la social-démocratie allemande, n’était rien d’autre que du socialisme parlementaire ; c’est le cadre institutionnel dans lequel les « marxiens » entendent réaliser le socialisme qui inquiète Bakounine, qui tente de montrer l’impossibilité pratique, voire technique, de la politique parlementaire. En préconisant d’organiser le prolétariat « tout à fait en dehors de la bourgeoisie », il perçoit que cette dernière a fait sa propre révolution en créant de nouvelles institutions, adaptées à sa nature, telles qu’elles garantissent son hégémonie politique même si la classe ouvrière y participe.

En préconisant la prise du pouvoir dans le cadre des institutions du régime parlementaire, les marxistes, dit Bakounine, seront conduits à conclure « un pacte politique nouveau entre la bourgeoisie radicale ou forcée de se faire telle et la minorité intelligente, respectable, c’est-à-dire dûment embourgeoisée, du prolétariat des villes, à l’exclusion et au détriment de la masse du prolétariat, non seulement des campagnes, mais des villes. Tel est le vrai sens des candidatures ouvrières aux Parlements des Etats existants » [32].

Le passage suivant montre un aspect tout à fait inconnu de Bakounine comme penseur de la révolution : « ...dans l’histoire, comme dans le monde physique, rien ne se fait d’un seul coup. Même le révolutions les plus soudaines, les plus inattendues et les plus radicales ont toujours été préparées par un long travail de décomposition et de nouvelle formation, travail souterrain ou visible, mais jamais interrompu et toujours croissant. Donc pour l’Internationale aussi il ne s’agit pas de détruire du jour au lendemain tous les Etats... » [33]. Ce sont incontestablement ses réflexions sur la transition de la société féodale à la société bourgeoise qui fournissent à Bakounine les fondements de ce type d’affirmation. Mais si cette transition dura jusque vers 1830 – sur ce point Bakounine et Marx sont d’accord – et si une transition est nécessaire pour parvenir à une société socialiste, cela n’implique nullement une période indéfinie pendant laquelle les masses devraient attendre que des conditions mythiques soient réalisées, période pendant laquelle elles seraient exclues de tout pouvoir de décision. Bakounine affirme la nécessité de refuser toute participation aux institutions de la société bourgeoise, et préconise la substitution de l’organisation de classe du prolétariat à l’organisation de classe de la bourgeoisie, c’est-à-dire à l’Etat. La première est définie comme « l’universalisation de l’organisation que l’Internationale se sera donnée », et la seconde comme l’institution qui garantit le maintien d’une société d’exploitation.

La dissolution et la formation s’enchaînent, dit Bakounine : « La seconde est une conséquence fatale de la première. La transition entre elles s’appelle révolution. » [34] Toute l’argumentation de Bakounine suggère que la transition d’une société d’exploitation à une autre société d’exploitation ne saurait se faire selon le même processus que la transition d’une société d’exploitation à une société sans exploitation. Toutes les révolutions de l’histoire, « y compris la Grande révolution française, malgré la magnificence des programmes au nom desquels elle s’est accomplie », n’ont été jusqu’à présent que « la lutte de ces classes entre elles pour la jouissance exclusive des privilèges garantis par l’Etat, la lutte pour la domination et pour l’exploitation des masses » [35]. La révolution, selon Bakounine, est la victoire de la société civile sur l’Etat, c’est l’instauration d’une société dans laquelle la formule mystifiée de 1789 : Liberté, Egalité, Fraternité, issue de la « conscience théorique » de la bourgeoisie, ne sera pas synonyme de ce que sa « conscience pratique » en a fait : « Gouvernement bourgeois, Privilège du Capital, Exploitation du prolétariat » [36].

Conclusion

Augustin Thierry, l’historien de la Restauration, parle vers 1830 de « société homogène », signifiant par là que, puisque l’opposition entre la bourgeoisie et la noblesse est supprimée, il n’y a plus d’antagonisme de classes mais une société où il n’y a que des individus, « une seule classe de citoyens, vivant sous la même loi, le même règlement, le même ordre ». Augustin Thierry exprime en somme le sentiment qu’a cette nouvelle classe dominante que, puisque les privilèges nobiliaires sont supprimés, il n’existe plus de séparation entre les classes, il n’y a plus de classes. Autrement dit, de son propre point de vue, la bourgeoisie a créé une société sans classes, à condition de ne regarder qu’en amont. Car, en aval, on peut voir « poindre à l’horizon comme une masse noire, ces innombrables millions de prolétaires exploités ». La bourgeoisie comprend que ce « spectre naissant », ce « fantôme terrible du droit de tout le monde opposé aux privilèges d’une classe d’heureux » est une menace.

La bourgeoisie que Bakounine met en scène en 1789 n’est pas celle de la bourgeoisie industrielle, ce n’est pas une classe aux contours stables qui renverse l’Ancien régime, et les formes successives de pouvoir que décrit le révolutionnaire russe, de l’Empire à la Restauration, montrent bien que la nouvelle classe dominante cherche, tâtonne, avant de trouver les institutions les plus adéquates.

Pourtant, cette classe ascendante devient aux yeux de Bakounine une classe réactionnaire dès lors qu’elle a fait sa révolution. Son déclin s’amorce en 1789 ; elle continue d’être une classe progressiste jusqu’en 1830 mais, à partir de cette date, son rôle historique est terminé, ce qui ne signifie pas qu’elle ne puisse se maintenir encore longtemps, mais le souffle historique qui jusqu’alors l’avait portée est épuisé. Elle est encore capable d’imagination pour conserver sa position dominante, mais ses facultés créatrices ont disparu.

Néanmoins, la bourgeoisie possède sur le prolétariat un avantage décisif : « Avant même que les travailleurs aient compris que les bourgeois étaient leurs ennemis naturels, encore plus par nécessité que par mauvaise volonté, les bourgeois étaient arrivés à la conscience de cet antagonisme fatal. » [37]

La bourgeoisie avait en quelque sorte une avance chronologique sur le prolétariat en matière de conscience de classe, qui lui permit de maintenir celui-ci dans un état de « dépendance politique et sociale ».

A partir de l’exemple de la Révolution française et de la période qui lui a succédé, Bakounine montre que, lorsqu’une classe dominante parvient à imposer un tel degré de dépendance politique et sociale à la classe dominée que l’existence même des classes est niée, elle détient l’arme absolue.

On peut légitimement se demander si les festivités du bicentenaire, consensuelles s’il en fut, et soucieuses d’éviter les accrocs, ne furent pas un hommage rendu par la « classe politique » à la Restauration plutôt qu’à la Révolution elle-même.