SUR L’ÉTAT
Article mis en ligne le 31 octobre 2009
dernière modification le 24 septembre 2022

La première version de ce texte est parue dans La Rue, la revue du groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste, n° 34, deuxième trimestre 1985, sous le titre : « Bakounine faisait-il de la politique ? »

SUR L’ÉTAT

Dans la préface de 1870 de La Guerre des paysans en Allemagne, Engels dit une chose curieuse : en Allemagne depuis 1848 le capitalisme s’est développé de façon fantastique. Or, demande-t-il, « comment est-il donc possible que cette bourgeoisie n’ait pas aussi conquis le pouvoir politique et qu’elle se conduise d’une façon aussi lâche vis-à-vis du gouvernement ? »

Bakounine d’ailleurs fera la même constatation :

« L’Allemagne depuis 1830 nous a présenté et continue de nous présenter le tableau étrange d’un pays où les intérêts de la bourgeoisie prédominent, mais où la puissance politique n’appartient pas à la bourgeoise, mais à la monarchie absolue sous un masque de constitutionnalisme militairement et bureaucratiquement organisé et servi exclusivement par des nobles. » [1]

En France, dit encore Engels, « la bourgeoisie comme telle — classe en général — n’a tenu le pouvoir dans ses mains que deux années sous la République, en 1849 et 1850, et ne put prolonger son existence qu’en cédant le pouvoir politique à Louis Bonaparte ».

Et Engels conclut que la bourgeoisie, au cours de son développement, arrive à un moment à partir duquel « tout accroissement ultérieur de ses moyens de domination, à savoir en premier lieu ses capitaux, ne fait que contribuer à la rendre de plus en plus inapte à l’exercice du pouvoir politique ».

En somme la classe dominante ne détient pas le pouvoir politique. Dans le Manifeste, Marx avait pourtant dit que « la bourgeoisie a réussi à conquérir de haute lutte le pouvoir exclusif dans l’Etat représentatif moderne », et que « le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise ». Cette idée sera confirmée par Engels dans une lettre à Théodore Cuno (24-01-1872) dans laquelle il reproche à Bakounine de pas partager l’avis selon lequel « le pouvoir d’Etat n’est rien d’autre que l’organisation que les classes dominantes : propriétaires fonciers et capitalistes, se sont donnée pour préserver leurs privilèges. »

On peut se demander où la classe bourgeoise a bien pu, en 1846 lorsque le Manifeste est publié, « conquérir de haute lutte le pouvoir exclusif dans l’Etat représentatif moderne ». Quel est cet « Etat représentatif moderne » ? Est-ce l’Angleterre, le seul pays européen où existe un régime représentatif ? Or curieusement, Engels écrit en 1870 que dans ce pays, où le capitalisme s’est développé depuis beaucoup plus longtemps, la bourgeoisie « n’a pu faire entrer au gouvernement son représentant, Bright, qu’au moyen d’une extension du droit électoral, qui par la suite devra mettre fin à toute domination bourgeoise » [2]. Marx et Engels étaient persuadés que l’extension du droit électoral permettant à la bourgeoise d’accéder à l’exercice du pouvoir aboutirait, grâce à l’exercice de cette même loi par le prolétariat, à la fin de toute domination bourgeoise.

En Angleterre, où le capitalisme s’est développé depuis beaucoup plus longtemps, la bourgeoisie, dit Engels, « n’a pu faire entrer au gouvernement son représentant, Bright, qu’au moyen d’une extension du droit électoral, qui par la suite devra mettre fin à toute domination bourgeoise ». Marx et Engels étaient persuadés que l’extension du droit électoral permettant à la bourgeoise d’accéder à l’exercice du pouvoir aboutirait, grâce à l’exercice de cette même loi par le prolétariat, à la fin de toute domination bourgeoise.

On conçoit qu’épisodiquement, « par exception », comme dit Engels, la classe dominante abdique momentanément son contrôle. Mais dans la préface de La Guerre des paysans en Allemagne, Engels dit tout autre chose : la bourgeoisie aussi bien en Angleterre qu’en France n’a quasiment pas détenu le pouvoir ! et en Allemagne pas du tout. D’autre part, cette bourgeoisie est une classe déclinante, idée que Marx et Engels expriment à de multiples reprises.

L’exclusion de la bourgeoisie de l’exercice de son propre pouvoir n’est donc pas un phénomène circonstanciel : c’est une constante du capitalisme. Cette simple constatation à elle seule suffit à démentir la thèse mécaniste de la corrélation systématique entre le développement des forces productives et les formes politiques de domination. Cette thèse correspond d’ailleurs plutôt à une déformation « mécaniste » du marxisme qu’aux idées de Marx lui-même.

Il est difficile de cerner précisément le point du vue de Marx et d’Engels sur l’Etat, car leurs positions divergent dans le temps et selon l’interlocuteur. Dans l’Anti-Dühring, Engels dit que l’Etat se constitue indépendamment des classes sociales, en dehors des déterminismes qui aboutissent à la formation des classes sociales. En dehors du facteur économique : appropriation des moyens de production, il y a le facteur politique : monopole de la gestion des intérêts commun, qui est un élément moteur de la formation de l’Etat. La vie sociale se compliquant, la société « se trouve de plus en plus incapable de s’en passer », et finalement l’Etat acquiert une relative autonomie par rapport à la société. Ce n’est pas la classe « économiquement dominante » qui crée l’Etat, celui-ci est « issu de la société ».

Précisons que ce point de vue est le même que celui que Proudhon a développé bien avant Engels. Pour Proudhon en effet, l’Etat est une aliénation de la force collective de la société. Bakounine n’a fait que reprendre la théorie de l’Etat de Proudhon, en la complétant. On comprend donc mal les railleries pleines de mauvaise foi de Marx et d’Engels contre les positions de Bakounine. Ou plutôt, on ne les comprend que si on a à l’esprit que Marx et Engels refusaient de tirer les conclusions politiques de leur théorie.

Dans une lettre du 24 janvier 1872 à Théodore Cuno, Engels raillait Bakounine :

« Bakounine croit que c’est l’Etat qui a crée le capital et que le capitaliste ne possède son capital que par la grâce de l’Etat. Puisque le mal principal c’est l’Etat, pense-t-il, il faut le supprimer en premier lieu et ensuite le capital disparaîtra bien tout seul. »

Il y a là de la part d’Engels une déformation outrancière de la pensée de Bakounine [3]. La divergence principale de ce dernier avec Marx et Engels sur ce point ne se situe pas en « amont » mais en « aval ». Elle ne se situe pas dans la genèse respective du capitalisme et de l’Etat mais dans les perspectives d’évolution de ceux-ci. En outre, Bakounine a une vision finalement beaucoup plus dialectique qu’Engels, en ce sens qu’il considère qu’Etat et capitalisme, dans la société moderne, s’appuient l’un sur l’autre.

Contrairement à ce que dit l’Idéologie allemande, l’Etat ne se définit pas seulement comme « la forme où les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs ». C’est la société tout entière, qui s’aliène dans une puissance qui lui est extérieure et qui s’autonomise par rapport à la société. Le fondement de la théorie anarchiste de l’Etat est que l’infrastructure économique de la société ne produit pas, comme un reflet, une superstructure politique qui serait son correspondant, son ombre neutre. Le politique ne se réduit pas à une simple correspondance subordonnée à l’économique.

Engels, comme pour prendre le contre-pied de Bakounine, devient aussi caricatural que quand il veut le réfuter. Dans la même lettre à Théodore Cuno, il dit en effet : « Nous disons au contraire : supprimez le capital, la concentration des moyens de production entre les mains d’un petit nombre, et l’Etat tombera de lui-même ». Il accrédite ainsi l’idée que l’Etat n’est qu’un reflet neutre des forces productives et qu’il suffit de supprimer l’image pour supprimer le reflet. Malheureusement, l’Etat n’est pas qu’un simple reflet, et on trouve même cette idée dans la théorie marxiste, du moins lorsque Marx et Engels ne polémiquent pas avec Bakounine. Par exemple, dans la Préface à la Guerre civile en France, de Marx, Engels dit ;

« Pour la défense des intérêts communs, la société a créé, originairement par simple division du travail, ses organes propres. Mais ces organismes dont le sommet est constitué par le pouvoir d’Etat, se sont avec le temps mis au service de leurs propres intérêts, et de serviteurs de la société ils en deviennent les maîtres. »

L’Etat n’est donc plus, comme le définit l’Idéologie allemande, « la forme où les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs », c’est une institution qui a la capacité de devenir relativement autonome. On voit donc que lorsqu’ils ne polémiquent pas, Marx et Engels rejoignent dans une large mesure la conception anarchiste.

S’il y a une divergence en « aval » sur la question de l’Etat, où se trouve-t-elle donc ? On verra que le point de vue de Bakounine se caractérise par deux traits principaux :

1) Le pouvoir économique a tendance à se concentrer de plus en plus entre les mains de l’Etat ;

2) En dernière analyse toute tentative de modifier l’ordre social existant se heurtera au pouvoir de l’Etat.

L’expérience historique aidant, Bakounine constate que « le joug de l’Etat a prévalu contre toutes les révoltes populaires », attestant ainsi son rôle de rempart contre les classes opprimées Toute tentative de modification des rapports de production se heurtera donc à la force étatique. La destruction de l’Etat ne pourra donc pas résulter, comme l’a dit Engels (ce qui ne l’empêcha pas de dire le contraire ailleurs), d’une simple modification des rapports de production, elle ne pourra résulter que d’un attaque frontale.

Il convient donc de souligner l’ironie de l’histoire : celui que Marx et Engels critiquaient pour son « indifférentisme politique », c’est-à-dire pour son opposition à l’action parlementaire comme paradigme de l’action politique, reproche en fait à ceux-ci de nier toute spécificité au politique…

L’Etat, dit encore Bakounine, aboutit à une double résultante : l’asservissement forcé des masses ; la servitude intéressée et par conséquent plus ou moins volontaire des classes privilégiées. Jusqu’ici, les révolutions n’ont été que « la lutte de ces classes entre elles pour la jouissance exclusive des privilèges garantis par l’Etat, la lutte pour la domination et pour l’exploitation des masses ».

Pourtant, Bakounine se défend des déformations simplistes qu’on a données de ses conceptions :

« Je sais fort bien que les sociologues de l’école de M. Marx, tels que M. Engels vivant, tels que feu M. Lassalle par exemple, m’objecteront que l’Etat ne fut point la cause de cette misère, de cette dégradation et de cette servitude des masses ; que la situation misérable des masses, aussi bien que la puissance despotique de l’Etat, furent au contraire, l’une et l’autre, les effets d’une cause plus générale, les produits d’une phase inévitable dans le développement économique de la société [4]. (...)

« Matérialistes et déterministes, comme M. Marx lui-même, nous aussi nous reconnaissons l’enchaînement fatal des faits économiques et politiques dans l’histoire [5]. »

Mais l’analyse de l’Etat par Bakounine ne s’arrête pas là. Considérant comme acquis les travaux économiques de Marx, Bakounine, peut-on dire, commence là où Marx s’arrête. Et surtout, les conclusions politiques qu’il tire sont fondamentalement différentes.

Dans Etatisme et anarchie, Bakounine fonde sa théorie de l’Etat moderne sur le niveau de développement du capitalisme. Le capital industriel et le capital bancaire ont besoin, pour se développer, des grandes centralisations étatiques « qui seules, sont capables de soumettre à leur exploitation les millions et les millions de prolétaires de la masse populaire ».

Le capitalisme développé s’accommode parfaitement de la démocratie représentative car cette « structure moderne de l’Etat » réunit les conditions préalables nécessaires : 1) la centralisation étatique ; 2) l’assujettissement du peuple à un système qui lui donne l’illusion de le représenter.

Ainsi se trouve théoriquement fondée, à partir de l’analyse même du régime capitaliste, l’opposition de Bakounine à la stratégie parlementaire à laquelle Marx et Engels poussent le mouvement ouvrier européen : la participation de la classe ouvrière au régime parlementarisme constitue un assujettissement de celle-ci à la politique de la bourgeoisie.

L’industrie capitaliste et la spéculation bancaire — la seconde finissant par absorber la première — doivent « élargir sans cesse leur champ d’activité au détriment de la petite spéculation et de la petite industrie condamnées à être dévorées par elles ».

L’Etat moderne suit le même mouvement vers l’extension et le renforcement, il « porte en lui l’irrésistible aspiration à devenir un Etat universel ». Cette tendance est renforcée par la décomposition interne du monde bourgeois et par la montée du prolétariat. La guerre de 1870 a mis en relief « la peur ignominieuse et la trahison généralisée de la moyenne partie de la classe bourgeoise, qui préfère mille fois se soumettre aux Prussiens plutôt que de confier des armes au prolétariat » [6].

L’insurrection de la Commune de Paris ayant proclamé la « rupture de l’unité étatique de la France », conduisit à sa répression féroce d’abord, puis à travers toute l’Europe à un renforcement du pouvoir d’Etat, de « l’ordre étatique, juridique, métaphysique, théologique et militaire-policier, considéré comme le dernier rempart qui protège à l’heure actuelle le précieux privilège de l’exploitation économique ».

Le fossé entre le monde bourgeois et le monde ouvrier s’est accru, mais l’antinomie se trouve en réalité entre la classe ouvrière et l’Etat, ce « dernier rempart » sans la protection duquel la bourgeoisie est impuissante.

« Ainsi, d’une part, l’Etat, d’autre part la révolution sociale, tels sont les deux pôles dont l’antagonisme forme l’essence même de la vie sociale actuelle sur tout le continent européen [7]... »

Il est difficile de concevoir une proclamation plus politique que celle-là... La conclusion à tirer de cette analyse de l’Etat est que la politique qui consiste à en conquérir l’appareil, même temporairement, ne peut en aucun cas conduire à l’émancipation des travailleurs, car la concentration accrue des fonctions de répression et de gestion du pouvoir politique et économique conduit à un accroissement des tendances de l’Etat à s’autonomiser par rapport à la société.

Marx avait cependant entrevu cette possibilité de concentration ultime du pouvoir politique et économique. Dans le Capital, Livre III, 6e section, il évoque l’hypothèse où les « producteurs directs » ont à affronter, non des propriétaires particuliers mais l’Etat, qui est « à la fois propriétaire et souverain ». « Ici, dit Marx, c’est l’Etat qui est le propriétaire souverain, et la souveraineté n’est elle-même que la concentration de la propriété foncière à l’échelle nationale ».

Cependant ce cas n’est abordé qu’en passant et se réfère à des formes économiques primitives, « comme c’est le cas, dit-il, en Asie » [8].

On voit donc que Marx était parfaitement en mesure de concevoir les conséquences ultimes du processus de concentration capital vers une forme de capitalisme d’Etat. Il disposait des outils méthodologiques pour le faire ; on peut dire même que ses conceptions théoriques portent tout naturellement à cette conclusion. Pourtant, il n’a jamais tiré les conséquences nécessaires de sa théorie. Pour Marx, le passage d’une société d’exploitation à une société sans exploitation suit la même dialectique que s’il s’agissait de passer d’une société d’exploitation à un autre.

Bakounine aborde le problème du « capitalisme d’Etat » — le terme est bien sûr un anachronisme — en l’envisageant comme une forme possible du développement de la société capitaliste. Il attribue aux communistes allemands le projet de constituer « un grand Etat républicain, fortement centralisé, unique propriétaire et capitaliste pour tous, et tout de même populaire » [9].

Dans ses lettres aux internationaux du Jura (mai 1869), il dit en effet :

« L’Etat a toujours été le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque : classe sacerdotale, classe nobiliaire, classe bourgeoise ; — classe bureaucratique à la fin, lorsque toutes les autres classes s’étant épuisées, l’Etat tombe ou s’élève, comme on voudra, à la condition de machine. »

La base sociale de cet Etat bureaucratique sera constituée d’une part par les détenteurs du savoir, les intellectuels d’origine bourgeoise, d’autre part par « la couche supérieure, la plus civilisée et la plus aisée du monde ouvrier, cette couche d’ouvriers quasi bourgeois dont ils [les marxistes] veulent précisément se servir pour constituer leur quatrième classe gouvernementale, et qui est vraiment capable d’en former une si l’on y met ordre dans l’intérêt de la grande masse du prolétariat [10]... »

Bakounine parvient à cette conclusion par l’analyse de la société capitaliste contemporaine, mais aussi par une réflexion sur l’évolution des classes sociales dans l’histoire. Sa théorie sur la « classe sacerdotale » vaut d’être mentionnée car elle fournit une lumière inattendue sur le problème de... la bureaucratie soviétique. C’est là un débat qui oppose les anarchistes et les trotskistes, ces derniers affirmant que bureaucratie soviétique ne constituait pas une classe sociale. Leur argumentation reposait principalement sur le fait qu’il n’y a pas eu de précédent historique, sur le fait que cette classe bureaucratique n’a pas de base sociale, sur le fait que les moyens de production en URSS n’avaient pas de propriétaires privés ne sont pas transmissibles par héritage.

Or, au Moyen-Age l’Eglise était le plus gros propriétaire foncier de la chrétienté ; elle détenait la réalité du pouvoir politique jusque vers le XIe siècle et dictait sa loi aux souverains l’Europe. Ce précédent historique présente, de fait, de nombreux points communs avec la bureaucratie soviétique : une classe dominante collectivement, sans titres individuels de propriété, gouvernant par un appareil centralisé dont la structure est strictement hiérarchisée et se reproduisant par absorption des élites de la société.

« Le clergé ne constitue pas, à proprement parler, une classe héréditaire., mais il n’en est pas moins une classe permanente [11]. »

Bakounine entrevoyait les germes idéologique de la classe bureaucratique moderne dans les théories de Marx et d’Engels. Dans l’Anti-Duhring, Engels dit que « le premier acte dans lequel l’Etat apparaît réellement — la prise de possession des moyens de production au nom de la société — est en même temps son dernier acte en tant qu’Etat ». Or pour Bakounine ce premier acte apparaît précisément comme celui par lequel l’Etat se rend totalement indépendant de la société, en concentrant la totalité du pouvoir politique et économique dans ses mains.

Dans le système marxiste, dit Bakounine,

« Il n’y aura donc plus de classe, mais un gouvernement excessivement compliqué, qui ne se contentera pas de gouverner et d’administrer les masses politiquement, comme le font tous les gouvernement aujourd’hui, mais qui encore les administrera économiquement en concentrant en ses mains la production et la juste répartition des richesses, la culture de la terre, l’établissement et le développement des fabriques, l’organisation et la direction du commerce, enfin l’application du capital à la production par le seul banquier, l’Etat. (...) Il y aura une nouvelle classe, une hiérarchie nouvelle de savants réels et fictifs, et le monde se partagera en une minorité dominant au nom de la science, et une immense majorité ignorante. » (Ecrit contre Marx.)

Selon les textes marxistes auxquels on se réfère, l’Etat est présenté comme un simple reflet des conditions économiques ou comme une structure ayant une relative autonomie par rapport aux classes sociales en présence.

Il est étonnant qu’avec les outils théoriques que Marx et Engels avaient développés — en particulier la théorie de la concentration du capital — ils n’aient pas envisagé que l’étatisation totale des moyens de production constituait justement ce stade suprême de la concentration du capital et non le début de la dissolution de l’Etat.

L’Etat peut-il être un outil d’émancipation de la classe ouvrière ? Peut-on attendre de l’Etat qu’il joue un rôle historique positif dans ce sens ?

Pendant son séjour à Paris en 1844, Marx, s’étant lancé à corps perdu dans l’étude de la Révolution française, Ruge écrivit à Feuerbach pour lui dire que son ami s’était « plongé dans un océan de livres ». La grande révolution fournit en effet à Marx le schéma directeur de la révolution prolétarienne, la voie de passage. On a vu que Bakounine réfutait ce schéma pour la révolution prolétarienne, qui, contrairement à la Révolution française, devait représenter le passage d’une société d’exploitation à une société sans exploitation. La dialectique de ces deux types de passage ne pouvait donc en aucun cas être la même, et c’est là une des plus grandes originalités de la pensée de Bakounine, un de ses principaux apports à la théorie révolutionnaire, malheureusement passé sous silence.

Contrairement à ce que Marx et Engels ont voulu lui faire dire, Bakounine ne nie pas que le fondement réel de la société se trouve dans son organisation socio-économique, idée que Proudhon avait émise bien avant eux. A de nombreuses reprises Bakounine confirme son adhésion à ce principe. Au fond de toutes les luttes religieuses et théologiques les plus abstraites, dit il, « il y a toujours eu quelque grand intérêt matériel ».

Marx, reconnaît-il dans Etatisme et anarchie, a « exprimé cette vérité indubitable » que le facteur économique précède toujours le droit juridique et politique. Dans sa lettre aux frères de l’Alliance en Espagne il dit en effet que Marx

« ...a établi comme principe que toutes les évolutions politiques, religieuses et juridiques dans l’histoire sont non les causes mais les effets des évolutions économiques — c’est une grande et féconde pensée qu’il n’a pas absolument inventée, elle a été entrevue, exprimée en partie par bien d’autres que lui... »

Cependant, l’école marxiste a pris comme base de ses théories un principe « qui est fondamentalement vrai lorsqu’on le considère sous son vrai jour, c’est-à-dire à un point de vue relatif », mais qui « devient complètement faux lorsqu’on en fait l’unique fondement de tous les autres principes » [12].

En effet, Bakounine reproche à Marx de méconnaître un fait important : si les représentations humaines, individuelles ou collectives ne sont que les produits de faits réels (« tant naturels que sociaux »), elles finissent par modifier à leur tour « les rapports des hommes dans la société » [13].

Si le tempérament de chaque peuple est déterminé par une multitude de causes ethnographiques, climatiques, économiques, historiques, ce tempérament une fois donné peut alors exercer, « en dehors et indépendamment des conditions économiques de chaque pays une influence considérable sur ses destinée et même sur le développement de ses forces économiques » [14].

« L’état politique est toujours le produit et l’expression fidèle de la situation économique ; pour changer le premier, il faut transformer cette dernière. Tout le secret des évolutions historiques, selon M. Marx, est là. Il ne tient aucun compte des autres éléments de l’histoire, tels que la réaction, pourtant évidente, des institutions politiques, juridiques et religieuses sur la situation économique. Il dit : “la misère produit l’esclavage politique, l’Etat”. Mais il ne permet pas de retourner cette phrase et de dire : “l’esclavage politique, l’Etat, produit à son tour et maintient la misère comme une condition de son existence ; de sorte que pour détruire la misère, il faut détruire l’Etat”. [15] »

Il est bon de souligner d’ailleurs qu’Engels, à la fin de sa vie, donnera raison à l’analyse de Bakounine. Il dira dans une lettre à Bloch du 21 septembre 1890 que c’est Marx et lui-même qui doivent porter « la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique » :

« Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. » (Souligné par moi.)

Ce qui revient à dire que la théorie marxiste, telle qu’elle est interprétée par l’ensemble de ses partisans à l’époque où Engels écrit, n’est qu’une déformation, voire une caricature de la pensée réelle de ses fondateurs.

Il est coutume de dire que Bakounine schématise beaucoup les idées de Marx. Cela est vrai, il attribue souvent à ce dernier des positions qui sont en réalité celles de Lassalle. Cependant, les réserves apportées par Marx et Engels à leur théorie, ou les précisions, sont faites dans leur correspondance privée et n’ont eu par conséquent aucune répercussion sur le corps de doctrine tel qu’il était perçu par leurs correspondants. Par conséquent, la perception qu’avait Bakounine de la doctrine marxiste ne différait pas de celle qu’ena vait ses contemporains.

Engels, encore lui, dans un texte sur la mort de Marx publié le 17 mai 1883, résume parfaitement le fond du débat entre anarchistes et marxistes :

« Les anarchistes posent le problème à l’envers. Il disent que la révolution prolétarienne doit commencer par l’élimination de l’organisation politique de l’Etat. Mais après la victoire du prolétariat, c’est justement l’Etat qui représente l’unique organisation que la classe ouvrière triomphante trouve en place pour son usage. Certes, cet Etat demande d’importantes modifications avant de pouvoir assumer ses nouvelles fonctions. Mais le détruire complètement à un tel moment équivaudrait à détruire le seul appareil à l’aide duquel le prolétariat triomphant peut assumer le pouvoir qu’il vient de conquérir, réprimer ses ennemis les capitalistes et réaliser la révolution économique de la société sans laquelle toute sa victoire se terminerait inexorablement par une défaite et l’extermination massive des ouvriers, comme ce fut le cas après la Commune de Paris. »

Le fond du débat, très concret en l’occurrence, est de savoir quelle est l’organisation que la classe ouvrière doit utiliser au lendemain du renversement du capitalisme. Dans l’optique marxiste le prolétariat ne crée pas cette organisation, elle existe déjà : c’est l’Etat, qu’il suffira d’aménager quelque peu. La « dialectique du passage » reste la même que dans les schémas précédents, hérités de la Révolution française. Le parti s’installe dans les structures étatiques en place, c’est là l’unique moyen dont les travailleurs disposent.

On peut trouver surprenant qu’Engels se croie tenu de se livrer à une attaque contre les anarchistes sur la question de l’Etat dans un texte rédigé à l’occasion de la mort de Marx. Pour comprendre, il faut connaître le contexte, dont la citation d’Engels ci-dessus exprime l’essentiel.

Il y a une certaine effervescence dans le mouvement social-démocrate allemand. Trois ans auparavant, en 1880, une fraction du parti social-démocrate allemand fut exclue et évolua vers l’anarchisme ; Johan Most, qui deviendra une figure de l’anarchisme américain, faisait partie de cette opposition. Or le texte d’Engels s’en prend violemment à Most. En 1885, une autre opposition apparaîtra dans le parti, les « Jungen » (les Jeunes) qui dénonce « l’influence petite-bourgeoise et socialiste d’Etat » et l’idée d’une organisation centralisée. Cela aboutira à une scission en 1891 et les Jungen créeront l’Association des socialistes indépendants, sur des bases fédéralistes, préconisant la « pure lutte de classe » et l’antiparlementarisme.

En Belgique, de violentes émeutes ouvrières éclatent en 1886. Au sein du Parti ouvrier belge un courant en appelle à l’action directe. Ce courant fonde le parti socialiste républicain en 1887, favorable au suffrage universel, mais également partisan de la grève insurrectionnelle. Cette dissidence disparaît en 1889 et réintègre le parti.

Aux Pays-Bas, une personnalité comme Domela Nieuwenhuis milite pour l’édification des syndicats, pour le suffrage universel et les grèves économiques. Au sein du parti social-démocrate (le SDB), il reste convaincu de la nécessité de l’utilisation du parlement comme tribune révolutionnaire. Cependant il rejette le parlementarisme en 1891 et devient, dans la IIe Internationale, le seul dirigeant antiparlementaire. Cette évolution s’explique par le constat que les revendications en vue de l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière se heurtent systématiquement à la violence patronale et étatique.

Dans les années 1880-1890, ce qui est en cause, c’est la politique parlementaire de la social-démocratie, défendue par Engels, et qui se définira précisément au congrès de Zürich de la IIe Internationale : « Par action politique, il est entendu que les partis ouvriers emploient tous leurs efforts à utiliser les droits politiques et la machinerie législative (corps législatif, législation directe) en vue des intérêts du prolétariat et de la conquête des pouvoirs publics. » Ainsi, l’action politique, c’est l’action parlementaire : l’objectif est la conquête du pouvoir par le parlement. Précisons que le Manifeste communiste ne dit pas autre chose : la conquête du suffrage universel est la grande revendication à laquelle la classe ouvrière doit s’atteler et c’est de cette manière qu’elle parviendra à la conquête du pouvoir. Lorsque dans ce texte Marx parle de « révolution », il s’agit de la révolution démocratique qui abattra les régimes despotiques et qui instaurera le suffrage universel.

Il est évident, dans ces conditions, que « l’élimination de l’organisation politique de l’Etat » préconisée par les anarchistes élimine également l’institution dans laquelle les élus socialistes entreprendront des réformes.

A cette époque, il n’y avait pas, au niveau des militants de base, d’imperméabilité entre les socialistes et les anarchistes. Il est fréquent qu’en Europe dans les années 1880-90 des militants ou des groupes socialistes locaux basculent vers l’anarchisme. C’est le cas en France, en Allemagne, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Italie. C’est le débat sur l’opportunité de participer à l’action électorale qui est en général le déclencheur de ces mouvements. Il ne s’agissait donc pas là d’un débat académique mais d’un problème que les militants se posaient réellement, souvent après en avoir fait concrètement l’expérience du parlementarisme. La résolution socialiste de 1893, qui exige des socialistes qu’ils « emploient tous leurs efforts » à l’action parlementaire, rendue de ce fait obligatoire, renvoyait à la marge les anarchistes, mais elle marginalisait également nombre de socialistes opposés au parlementarisme, ainsi que ceux pour qui l’action parlementaire n’était qu’une option parmi d’autres, et ceux qui en avaient fait l’expérience et ne la jugeaient pas concluante. Pour Engels et les social-démocrates allemands, il n’y avait pas d’autre option.

Pourtant, Engels lui-même fait l’expérience des limites de l’action parlementaire : malgré l’instauration d’un système représentatif, il constate en 1891 que « le gouvernement possède tout pouvoir exécutif », et que les « chambres n’ont pas même le pouvoir de refuser les impôts ». « La crainte d’un renouvellement de la loi contre les socialistes paralyse l’action de la social-démocratie », dit-il encore, confirmant l’opinion de Bakounine selon laquelle les formes démocratiques n’offrent que peu de garanties pour le peuple. Le « despotisme gouvernemental » trouve ainsi une forme nouvelle et efficace dans la pseudo-volonté du peuple.

Engels sait très bien ce qui le sépare de l’anarchisme. Il a très bien compris la démarche des anti-autoritaires de l’AIT qui refusaient d’utiliser les structures politiques de l’Etat bourgeois pour réaliser le socialisme, et qui affirmaient que la classe ouvrière devait constituer ses propres structures :

« Comme l’internationale de Bakounine ne doit pas être faite pour la lutte politique, mais pour pouvoir, à la liquidation sociale, remplacer tout de suite l’ancienne organisation de l’Etat, elle doit se rapprocher le plus possible de l’idéal bakouninien de la société future [16]. »

Ce passage est important car il montre qu’au-delà des déformations polémiques, Engels — et on le suppose Marx — avait compris le fond de la pensée de Bakounine et qu’il le rejetait en connaissance de cause. Car au fond que dit Engels ?

• L’organisation révolutionnaire des travailleurs (selon Bakounine) doit être constituée selon un mode d’organisation le plus proche possible de celui de la société que les travailleurs veulent édifier.

• Car ainsi les travailleurs pourront immédiatement mettre en place leur propre organisation de la société, en substitution à l’organisation étatique.

En somme l’organisation de classe des travailleurs, qui est leur instrument de combat sous le capitalisme, constitue également le modèle de l’organisation politique de la société après la révolution : c’est précisément cela que signifie l’expression : destruction de l’Etat.

Cette organisation regroupe les individus en tant que travailleurs, sur leur lieu de travail et d’exploitation d’une part, et dans des structures horizontales, interprofessionnelles d’autre part. Cette double structure, verticale et horizontale se développe sur un modèle fédératif jusqu’au niveau national et international.

Alors que la bourgeoisie, classe dominante sous l’ancien régime, a commencé à développer les racines économiques du capitalisme dès l’époque féodale parce qu’elle détenait les moyens de production, le prolétariat, sous le régime capitaliste ne peut développer aucune racine économique sur laquelle s’appuyer. Ses atouts ne sont pas fondés sur une quelconque propriété des moyens de production mais sur son organisation, d’abord, puis sa conscience de classe et sa combativité.

Alors, le concept de « destruction de l’Etat », si mystérieux, et si affolant pour certains (« Mais alors, s’il n’y a pas d’Etat, il n’y aura rien ? ») s’éclaire : cela signifie le remplacement de l’organisation de classe des exploiteurs — l’Etat — par l’organisation de classe des producteurs.

« Un programme politique n’a de valeur, dit Bakounine, que lorsque que, sortant des généralités vagues, il détermine bien précisément les institutions qu’il propose à la place de celles qu’il veut renverser ou réformer . » S’il n’a jamais donné de définition explicite de cette organisation, ni fourni de description détaillée, la lecture de ses œuvres permet d’en dégager sans ambiguïté les grands traits : on peut dire en substance qu’une organisation de classe est une organisation qui, à une époque donnée, regroupe tout ou partie d’une classe sociale sur la base du rôle que chaque individu de cette classe joue dans les rapports sociaux de production. Dans toute société où existe la lutte des classes, existent globalement deux formes d’organisation de classe, antagoniques, fondées sur des bases différentes parce que correspondant à des intérêts de classe différents. Entre ces organisations il ne peut y avoir de terrain d’entente et à plus forte raison de fusion san impliquer l’adoption, par la classe dominée, des intérêts de la classe dominante et donc la négation de ses propres intérêts de classe. Comme telle, l’organisation de classe permet à ;a classe qu’elle unifie de défendre ses intérêts immédiats contre les empiètements de la classe opposée ; elle constitue, lorsque la classe qu’elle regroupe est dominante, le modèle de l’organisation politique de la société. Lorsque la classe qu’elle regroupe est dominée elle préfigure les formes de l’organisation de la société que cette classe porte en elles.

Le socialisme révolutionnaire — c’est l’appellation dont Bakounine se réclamait — peut être défini comme la victoire de la société civile sur l’Etat. Au risque de surprendre plus d’un, l’abolition de l’Etat « ne saurait être atteinte d’un seul coup, car dans l’histoire, comme dans la nature physique rien se fait, d’un seul coup. Même les révolutions les plus soudaines, les plus inattendues, et les plus radicales ont toujours été préparées par un long travail de décomposition et de nouvelle formation, travail souterrain ou visible, mais jamais interrompu et toujours croissant. Donc, pour l’internationale aussi, il ne s’agit pas de détruire du jour au lendemain tous les Etats ». La dissolution et la formation nouvelle s’enchaînent : « La transition entre elles s’appelle la révolution [17].