Le blog de Floréal
Albert Camus, le mouvement libertaire et Michel Onfray ou Le bon, la brute et… Michel Onfray
7 mars 2012 par florealanar
Article mis en ligne le 12 octobre 2012

par Eric Vilain

Albert Camus, le mouvement libertaire et Michel Onfray ou Le bon, la brute et… Michel Onfray

7 mars 2012 par florealanar

« La politique et le sort des hommes
sont formés par des hommes sans idéal et sans grandeur.
Ceux qui ont une grandeur en eux ne font pas de politique »
Albert Camus (Carnets)

Dans l’article (1) plutôt anodin qu’il consacre au livre L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus, de Michel Onfray (2), Olivier Todd suggère toutefois une interprétation des plus pertinentes : « Plutôt qu’une biographie de Camus, ce livre ne serait-il pas une autobiographie d’Onfray ? »

L’affirmation assez judicieuse qui fait semblant de se cacher derrière cette forme interrogative se trouvait déjà en partie corroborée par le « dossier » que l’hebdomadaire Le Point, sous la plume du journaliste caméléon Franz-Olivier Giesbert – pour l’heure plus camusien que Camus lui-même – consacre au dernier-né des ouvrages du philosophe momentanément préféré des médias. Ce dossier s’ouvre sur une double page dont la mise en forme ravirait, à n’en pas douter, les amis psychanalystes, même non freudiens, de l’hédoniste maussade et nietzschéen. Si le titre énorme et quelque peu ridicule, en caractères gras – « l’homme qui avait toujours raison » –, fait bien référence à Camus, ce dernier n’a toutefois droit qu’à une petite photo en noir et blanc, en bas de page, quand les trois quarts de la surface imprimée sont occupés par une photo couleur de… Michel Onfray. Suit l’équivalent papier de la pénible séance diapos du samedi soir chez les cousins revenus de vacances, avec les photos du pèlerinage algérien de Michel Onfray sur les traces de Camus (Michel Onfray à la basilique Notre-Dame d’Afrique, Michel Onfray devant l’immeuble du quartier Belcourt d’Alger où Camus résida, Michel Onfray dans la campagne, sur les hauteurs de Tipasa, Michel Onfray dans une chambre d’hôtel où dormit Camus). Autant d’occasions de flatter le narcissisme évident et très peu camusien du touriste philosophe (3), tout en faisant passer au second plan celui qu’on est censé célébrer.

Mais plus encore que dans cet exercice de racolage publicitaire fort immodeste, la sagace intuition d’Olivier Todd éclate à la lecture même de L’Ordre libertaire. L’auteur – Onfray – s’y livre en effet, principalement, à cette périlleuse et navrante entreprise de ralliement post-mortem du personnage étudié – Camus – à ses propres thèses et marottes du moment : un hédonisme solaire, un nietzschéisme exacerbé sauce normande, un mépris souverain envers le mouvement libertaire, principalement dirigé, dans le cas présent, contre ces militants qui eurent l’outrecuidance de se pencher sur l’œuvre de Camus avant lui, et enfin l’exaltation de ses nouvelles et étranges lubies, l’Etat et le capitalisme libertaires.

On laissera le lecteur juger des postulats politico-philosophiques d’Onfray, en rappelant simplement que leur fonction essentielle, ici, est de montrer, avec des tours de passe-passe parfois grotesques et l’aide involontaire de Nietzsche et de Proudhon, qu’Albert Camus fut avant tout un Michel Onfray avant la lettre. Il suffit pour s’en convaincre de remplacer, dans certains chapitres de cet ouvrage, le nom de Camus par celui de l’auteur, et vous aurez sous les yeux tout ce qu’Onfray expose et ne cesse de répéter depuis plusieurs années quant à sa propre philosophie. Camus, Nietzsche, Proudhon… On a connu par le passé des tricheurs qui parvenaient à faire voter les morts. Plus fort encore, Michel Onfray ressuscite ces trois-là pour leur faire dire en quelque sorte tout le bien qu’ils pensent de Michel Onfray et de ses théories. Il devrait y avoir une loi interdisant aux intellectuels de tripatouiller ainsi les cadavres !

Si l’on était en droit de se réjouir, en revanche, de voir enfin abordé le détestable rôle joué par le couple Sartre-Beauvoir et la sale petite clique des Temps modernes dans la campagne de dénigrement dont Camus fut la cible en un temps où la pesanteur stalinienne amenait les « compagnons de route » et les intellectuels encartés au Parti communiste à rivaliser dans l’abjection, on reste, là encore, très gêné par la manière avec laquelle Michel Onfray aborde cette question. Là où il prétend pourtant faire œuvre philosophique, on s’étonne une fois de plus de le voir céder à son penchant pour les raccourcis fumeux, le quasi-ragot, la charge lourde et l’à-peu-près des faits. Quand tous les écrits de Camus sont incontestablement marqués par le sens de la mesure, Michel Onfray, lui, verse là, plus encore qu’à son habitude, dans cette acrimonie hargneuse davantage propre au pamphlet ou au billet d’humeur venimeux.

Déjà, dans un piètre article qu’on espérait pour lui avoir été écrit à la hâte, Michel Onfray avait esquissé naguère, pour Siné Hebdo, ce qu’il développe ici de l’opposition Sartre-Camus (4). Dressant la liste de ses griefs contre Sartre en y mêlant son obsession solaire, Onfray n’était pas loin de reprocher au philosophe germanopratin d’être né et d’avoir grandi au nord de la Loire. On était en droit de se demander alors si cette curieuse approche météorologique des caractères pouvait expliquer à elle seule que l’hédoniste morose, natif d’Argentan, arbore le plus souvent les traits chagrins du fameux Droopy des dessins animés (« You know what ? I’m happy ») ? On espère en tout cas que les futurs biographes de Michel Onfray hostiles à son œuvre auront autre chose à lui reprocher que d’avoir vu le jour sous les cumulonimbus de Normandie…

Mais le pire, dans cet ouvrage, là où se vérifient l’extrême suffisance et ce qu’il faut bien appeler la malhonnêteté de Michel Onfray, réside dans ce qu’il avance, ce qu’il oublie et ce qu’il ignore sur le mouvement libertaire et ceux de ses militants qui ont par le passé laissé témoignages et réflexions sur Camus et son œuvre. « Tout ce qu’a produit jusque-là le mouvement libertaire est nul. Mais attention, tenez-vous bien, Moi-Onfray, j’arrive ! » Voilà à quoi pourrait se résumer l’exercice d’autosatisfaction, de dénigrement et de mensonges – au mieux par omission – auquel il se livre.

Sur ce chapitre, Lou Marin, dans un excellent article (5), rend compte, à propos du livre de Moi-Onfray, des nombreux oublis, marques de mépris et âneries diverses et variées qui permettent, avec raison, de prétendre que ce dernier milite ardemment « contre l’historiographie anarchiste dans son livre sur Albert Camus ». Il est utile d’y revenir ici.

Renvoyant le mouvement libertaire dans son ensemble à la médiocrité dans laquelle il n’a jamais cessé de l’enfermer, Moi-Onfray prétend faussement que « la question politique chez Camus avait été très peu traitée, et, quand elle l’avait été, mal traitée ». Quant aux quelques militants anarchistes cités, et traités avec un mépris stupéfiant, le philosophe des profondeurs estime que « leur argumentation reste en surface ». Ayant donc décrété sans intérêt la production libertaire sur Camus, Moi-Onfray s’attarde toutefois sur elle un moment, avec la forfanterie puérile d’un caïd de cour de récréation qui montrerait ses biceps aux petits copains. Sans dire un mot de leur contenu, le penseur considérable se met en effet, bizarrement, à additionner les pages qui furent rédigées par des militants anarchistes au sujet de Camus, dans le seul but de montrer que le total accumulé représente bien peu au regard de ses grosses 600 pages à lui. La comptabilité remplaçant la réflexion et l’analyse, on a beau chercher, on ne trouve nulle trace de ce concept chez Nietzsche…

Le problème, quand on a pour modeste ambition de réviser l’ensemble du savoir humain, comme semble vouloir le faire notre philosophe, est qu’il est évidemment bien difficile de tout lire et de tout connaître. Et, en l’occurrence, les lacunes de Michel Onfray sont hélas nombreuses et surtout très révélatrices du cruel manque de rigueur et de sérieux dont souffrent ses écrits.

Les travaux de Lou Marin, Teodosio Vertone, Progreso Marin, ainsi que les actes de l’important colloque organisé en 2008 à Lourmarin, sur le thème « Albert Camus et les libertaires », sont les seuls qui ont retenu l’attention de notre historien à courte vue, pour être d’ailleurs systématiquement dépréciés. Du très riche colloque de Lourmarin, auquel il ne fut pas convié – sans doute est-il important de le préciser –, Michel Onfray, pour mieux le disqualifier, ne veut retenir, par deux fois, qu’une seule intervention sur « Le football comme outil d’éducation », plutôt récréative et qu’il est seul à prendre très au sérieux et à condamner de manière ridicule. Quant aux autres contributions, pourtant fort intéressantes, pas un mot. De la même façon, Michel Onfray écarte avec dédain l’ouvrage capital, indispensable à qui s’intéresse au sujet, de Lou Marin (6), victime là encore des condamnations couperets du procureur hédoniste pour avoir souligné le rôle essentiel joué par Rirette Maîtrejean auprès de Camus dans sa connaissance approfondie de la pensée libertaire, ce qu’Onfray, contre toute évidence, qualifie de « légende ». C’est que, sans nier, bien au contraire, les quelques influences ayant précédé la rencontre décisive de Camus avec Rirette Maîtrejean, en 1940, Lou Marin, arguments solides à l’appui, dessine un portrait de lui qui ne colle pas avec la construction purement intellectuelle et non désintéressée de Michel Onfray, qui préfère nous livrer sans rire un Camus nietzschéen pur jus au sortir, ou presque, de l’adolescence. [Par parenthèse, signalons ici au Michel Onfray comptable qu’il a omis d’inclure dans son calcul évoqué plus avant le nombre important de pages que comptent les actes du colloque de Lourmarin et l’ouvrage de Lou Marin.]

Au chapitre des influences philosophiques dont s’est nourri Albert Camus, son obsession maladive amène Michel Onfray à tartiner du Nietzsche jusqu’à la nausée. Si Camus n’ignorait bien sûr pas cet auteur, il est tout bonnement aberrant – qui plus est sous la plume d’un philosophe évoquant les influences philosophiques sur un autre philosophe – de ne pas traiter autrement que de façon anecdotique l’influence fondamentale de Simone Weil sur la pensée de Camus. Comme le rappelle Lou Marin, que Michel Onfray veut ignorer, Albert Camus travailla à l’édition des Ecrits historiques et politiques de cette philosophe, fit éditer sept de ses ouvrages. L’importance capitale que lui accordait Camus dans l’évolution de sa pensée méritait à l’évidence un traitement pour le moins égal à celui consacré à un Nietzsche surévalué.

Si les jugements fantaisistes proférés par Michel Onfray sur les quelques travaux évoqués ci-dessus incitent déjà à la prudence quant au sérieux de son travail, ses oublis ou silences concernant d’autres auteurs libertaires en disent tout aussi long sur cet aspect. Maurice Joyeux, Robert Proix, André Prudhommeaux, Pierre Monatte, Fernando Gomez Pelaez, Jean-Paul Samson, Sylvain Boulouque, Freddy Gomez ; c’est en vain qu’on cherchera, dans l’ouvrage de Michel Onfray, les noms de ces militants ou proches du mouvement libertaire, comme la moindre allusion à leurs écrits sur Camus. Pas plus qu’on ne trouvera le moindre commentaire sur les souvenirs de Roger Grenier ou les analyses dignes de considération de Morvan Lebesque, Fabrice Magnone, Christine Fauré ou Hélène Rufat. Rien ! Cette ignorance est d’autant plus inimaginable que certains de ces personnages, comme les militants Maurice Joyeux (7) et Fernando Gomez Pelaez, ou le journaliste et écrivain Roger Grenier, furent des amis très proches d’Albert Camus. Sur ces amitiés libertaires de Camus, d’ailleurs, bien réelles et s’étendant au-delà du seul territoire français, il faut malheureusement constater que soit Onfray les ignore, soit il les passe sous silence, ce qui, dans un cas comme dans l’autre, le désigne comme un piètre biographe, d’autant qu’il était aisé pour lui d’en prendre connaissance puisque certains en ont laissé témoignage ou que d’autres en ont parlé (8).

Au risque de passer pour un « gardien du temple » (9) aux yeux de ce libertaire-nietzschéen-de-gauche résolument moderne, on s’étonnera toutefois que Michel Onfray tienne tant à ce qualificatif de « libertaire » quand il prend soin, dans nombre de ses écrits et actes, de s’asseoir allégrement sur tout ce qui fonde cette pensée. C’est bien sûr son droit, mais que dirait-on, à l’inverse, d’un philosophe allant partout répétant qu’il est ennemi de la finance, des banques, de la hiérarchie, de l’inégalité sociale et économique, du travail, de la propriété, et qui se présenterait comme un capitaliste ultralibéral ? Qu’il est un guignol, assurément !…

La négation de l’Etat est au cœur de la pensée libertaire ? Pas de problème, Michel Onfray lui est favorable. La participation au jeu politicien classique est condamnée et combattue par les anarchistes ? Pas de souci, Michel Onfray s’y délecte. Le parasitisme des partis politiques et la confiscation de la vie sociale à leur seul profit sont dénoncés par les militants libertaires ? Aucune importance, Michel Onfray les soutient tour à tour, pourvu qu’ils soient « de gôche », à défaut d’être nietzschéens. Les anarchistes prônent l’égalité économique ? Michel Onfray aussi, peut-être, mais ça vous a un côté poussiéreux, ringard, passéiste, dix-neuvième siècle, alors il appelle ça « capitalisme libertaire » (sic) ! Les anarchistes rappellent qu’ils voient dans l’urne électorale le cercueil des illusions ? Michel Onfray se fait illico pilier d’isoloir (« abstention, piège à cons ! »). Et tout à l’avenant.

Bien sûr, pour faire passer cette bouillie en lui accolant le qualificatif de « libertaire » et se vautrer comme il le fait dans la politicaillerie la plus banale comme la plus vulgaire, Michel Onfray éprouve le besoin de se cacher derrière des motivations « nobles ». Mieux vaut une société sans peine de mort plutôt qu’avec, écrit-il par exemple pour justifier ses déplacements jusqu’au bureau de vote, comme si de chaque élection dans ce pays dépendait le retour de cette barbarie. A ce stade de la réflexion philosophique, Michel Onfray pouvait tout aussi bien ajouter que mieux vaut être riche et bien portant que pauvre et malade sans que le niveau général de son livre baisse vraiment. Est-il par ailleurs vraiment nécessaire, de la part d’un libertaire à ce point moderne, d’invoquer ainsi constamment les mânes de Nietzsche et de Proudhon pour passer en quelques mois du trotskiste Besancenot au radical-mondain Montebourg, puis de Montebourg au socialisme césarien de l’ultra-jacobin Mélenchon ?

Pour terminer, il convient de faire remarquer également combien les écrits de Michel Onfray – qu’il s’agisse de religion, de Sartre, de psychanalyse freudienne ou du mouvement libertaire – sont invariablement marqués par un incontestable ressentiment, attitude, soit dit en passant, très peu philosophique et nullement nietzschéenne. Ne parlons pas de la modestie et de l’humilité…

Ce qui est écrit ci-dessus ne doit bien sûr pas vous décourager de lire cet ouvrage. Vous pourrez dire, ayant tourné la dernière page : « J’ai lu le livre d’Onfray sur Camus. Je n’ignore plus rien de Michel Onfray. »


(1) « Sartre-Camus : cessez le feu ! », Le Monde, vendredi 13 janvier 2012.

(2) L’ordre libertaire. La pensée philosophique d’Albert Camus, de Michel Onfray, Flammarion, 2012.

(3) Au micro de RTL, le 5 février, Michel Onfray déclarait : « Le Point a fait un beau dossier sur mon livre » (sic).

(4) Ce numéro de Siné Hebdo méritera de figurer un jour dans un florilège de la bêtise journalistique. En désaccord avec Onfray sur l’antagonisme Camus-Sartre, l’ineffable Siné y allait en effet de son édito pro-sartrien et ne pouvait s’empêcher lui non plus de jouer les profanateurs de sépulture en affirmant que, s’il vivait encore, Albert Camus voterait aujourd’hui François Bayrou.

(5) « Onfray contre les libertaires », de Lou Marin, Le Monde libertaire n°1658 (2 au 8 février 2012).

(6) Albert Camus et les libertaires (1948-1960), écrits rassemblés par Lou Marin, Egrégores Editions, 2008.

(7) On doit à Maurice Joyeux l’intéressant Albert Camus ou la révolte et la mesure, édition La Rue.

(8) Voir la biographie, excellente celle-là, d’Herbert Lottman, Albert Camus, Seuil, 1978, ainsi que l’éclairante contribution de Freddy Gomez, « Fraternité des combats, fidélité des solitudes », parue dans le livre cité ci-dessus de Lou Marin.

(9) C’est là l’une des expressions désagréables que Michel Onfray réserve régulièrement aux militants connus et disparus du mouvement anarchiste, et dont Gaston Leval fait ici les frais. Pour en avoir connu et côtoyé quelques-uns, je puis témoigner qu’ils étaient des hommes hautement estimables, à qui l’exil, les années de prison et les aléas d’une vie militante agitée, plus périlleuse que la fréquentation assidue des plateaux télé, n’ont pas toujours permis d’entreprendre un réexamen complet de la pensée humaine depuis l’Antiquité.

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Oui, c’est vrai. Le temps d’écrire cet article et Onfray avait encore changé d’avis. Il se disait entièrement d’accord avec Mélenchon sur le plan intérieur, mais en désaccord sur le plan extérieur. A savoir qu’il reprochait à Mélenchon son soutien à Cuba, à Hugo Chavez, et à la Chine sur la question du Tibet. Un personnage célèbre disait que ce ne sont pas les girouettes qui tournent, mais le vent. Il y a beaucoup de vent là où se trouve Michel Onfray…