Le legs de Bakounine à l’anarchisme social
Frank Mintz
Article mis en ligne le 4 juillet 2013

par Eric Vilain

Frank Mintz, samedi 11.08.12, à 15 h00, Espace noir - St-Imier

Frank Mintz, samedi 11.08.12, à 15 h00, Espace noir - St-Imier

Dans une salle bondée et peu ventilée, puis avec des départs d’assistants, je prends le parti d’aller à l’essentiel en français, avec une traduction en castillan et en anglais, toutes les 5 minutes, pour tenir en une demie heure (en fait 40 minutes), et avoir donc 30 minutes de débat empiétant légèrement sur le suivant. La modération, la traduction et la prise de notes à la va vite étant également assurées par l’animateur. Les nuances sacrifiées et les nombreuses citations de Bakounine apparaitront avec la publication du texte intégral.

Chaque commentateur de Bakounine fait un choix. Maximov dans « Discussion avec Bakounine » en 1933 insiste sur la révolution et la réorganisation sociale, Munoz dans « Bakounine La Liberté » en 1965 privilégie le parti révolutionnaire. Certains intellectuels rejettent Bakounine en lui attribuant une vision de violence et de terrorisme. Je prétends ici être assez proche des principales idées de Bakounine.

Pour aborder la pensée de Bakounine, il faut comprendre comment elle s’est formée car Le moteur essentiel en Russie c’est la peur, et la peur détruit toute vie, l’intelligence, tout mouvement noble de l’âme. C’est ainsi que Bakounine qualifiait son pays en 1851. S’il put échapper à cet étouffement ce fut grâce à sa famille qui pratiquait l’esprit des Lumières. Ensuite, Bakounine entreprit une carrière d’officier d’artillerie qu’il abandonna pour se consacrer à la philosophie. Cela impliquait de pouvoir aller à l’étranger et c’est Alexandre Herzen, un intellectuel critique, qui paya à Bakounine une sorte de bourse pour se rendre en Allemagne.

Une fois sur place, Bakounine laissa la philosophie pour changer le monde par la voie révolutionnaire. Arrêté, condamné à mort en Prusse, puis en Autriche, il fut extradé en Russie et enfermé seul dans une cellule durant trois mois, sans aucun contact avec l’administration. Une torture psychologique pour le casser moralement, ce à quoi il résista. Il fut exilé en Sibérie et s’en échappa en 1861.

C’est à l’étranger que Bakounine a acquit progressivement sa conviction anarchiste, bien ancrée à partir de 1867-1868 jusqu’à son retrait de la vie militante en 1874, et sa mort en 1879. Il faut signaler, dans le vigoureux ensemble de ses conceptions, deux erreurs de Bakounine : être tombé dans un antisémitisme grossier dans sa critique de Marx et avoir cru que les travailleurs assimilent leur propre expérience au fil du temps. Bakounine a élaboré plusieurs programmes révolutionnaires, le premier en russe en 1868 où il parle de l’autogestion à la base, le terme étant déjà dans la langue russe au XIXème siècle, à la fois comme une gestion administrative locale (« self-governement » dans les langues occidentales) et une caractéristique spontanée des révoltes de masses. Le dernier dans Étatisme et anarchie où il écrit l’abolition de toutes les classes au moyen de l’égalisation économique de tous les biens et de la destruction de leur dernier rempart, l’État. Tel est le programme de la révolution sociale.

Bakounine nous a légué, me semble-t’il, deux grandes idées pratiques.
La révolution est imprévisible et le rôle des révolutionnaires est de demeurer au sein du peuple : tout pouvoir politique, quelle que soit son origine et sa forme, tend nécessairement au despotisme (souligné par Bakounine, 1870, Les ours de Berne et l’ours de Saint Pétersbourg). . C’est une dénonciation avant la lettre des anarchistes ou des anarchosyndicalistes qui s’imagineraient être provisoirement au pouvoir. En effet, Les meilleurs hommes sont facilement corruptibles, surtout quand le milieu lui-même provoque la corruption des individus par l’absence de contrôle sérieux et d’opposition permanente.

Et Tout jésuitisme est banni de leurs rapports [entre camarades dans une organisation révolutionnaire…], de même que les méthodes perfides et déloyales Si un affilié a quelque chose à reprocher à un autre affilié, il doit le faire à l’assemblée générale et en sa présence. Contrôle fraternel et commun de chacun par tous, contrôle en aucun cas tracassier, mesquin et surtout haineux (juin 1870, lettre à Netchaïev, http://www.fondation-besnard.org/articl ... ticle=1373).

Le débat a commencé par une question sur la différence entre la révolution libérale et la révolution sociale chez Bakounine.

C’est ce qu’on lit dans le texte de Bakounine des Trois conférences aux ouvriers de Saint Imier en 1871, disponible à l’Espace noir, (http://www.fondation-besnard.org/articl ... article=24). Vu le contexte, il s’agit de l’apparition, avec la révolution française, des conceptions de « démocratie, liberté, égalité et fraternité » rabâchées par les dirigeants de la bourgeoisie au pouvoir et jamais appliquées en profondeur puisque ce serait mettre un terme au génocide des plus exploités et aux hiérarchies héréditaires –de fait- au sommet des centre de décisions économiques et politiques. La révolution sociale –imprévisible et spontanée- est pour Bakounine l’apparition de la justice sociale, qui s’instaurera par la phase de transition (voir « L’Instruction intégrale » http://www.fondation-besnard.org/articl ... article=38), un terme banal sous sa plume. Les anarchistes l’ont banni à cause du bolchévisme, et en même temps ils ont limité leur connaissance de Bakounine.

Ensuite il y a une remarque d’un camarade hollandais défendant la vision de Bakounine de l’intellectuel Arthur Lehning, érudit et éditeur des huit tomes des Œuvres complètes de Bakounine.

J’ai répondu que lorsque j’ai parlé d’intellectuels, je ne faisais aucune allusion à Lehning que je considère comme un militant et un chercheur.

Un camarade a demandé la différence entre l’autogestion chez Bakounine et chez Kropotkine.

La réponse a été que Bakounine utilisait le terme sans entrer dans les détails. Kropotkine a élaboré davantage la notion, mais que c’est Isaac Puente dans son texte de 1933 sur le Communisme libertaire qui apporte le plus.

Une camarade espagnole de Barcelone a posé la place de la pédagogie comme élément révolutionnaire chez Bakounine.

Bakounine récuse l’autorité incontrôlée des scientifiques, de même que leur soumission généralisée au capitalisme. Pour Bakounine c’est avec la révolution que la véritable éducation libre et libérée peut commencer, en sachant que les enfants doivent être rapidement autonomes par rapport à leurs parents.

Une question surgit sur mes rapports avec Saint-Imier et comment j’ai connu cette ville ?

Ma fréquentation des textes de Bakounine m’a rendu familier de lieux comme Le Locle, Sonvillier, Neuchâtel et Saint-Imier. Mais je ne connaissais pas le la ville avant d’y venir.

Bakounine et la dimension collectiviste théorique du socialisme, de l’anarcho-communisme, a été la question suivante.

Je crois avoir dit que l’apport bakouniniste est d’avoir forgé (après Proudhon) une organisation collective de bas en haut et sans cesse contrôlée pour échapper aux déviations autoritaires inhérentes aux individus. Pour Bakounine, comme on peut le lire dans les Trois conférences aux ouvriers de Saint-Imier, l’individualisme constitue la concurrence sans merci du système capitaliste. Il n’a pas envisagé d’autres aspects de l’individualisme, comme celui de Stirner.

Si Bakounine a acquis ses idées anarchistes à partir de 1868, qu’était-il auparavant ?

En fait, s’il a eu un moment d’illusion sur un personnage en Sibérie pouvant apporter des réformes, il critiquait fortement son ami Alexandre Herzen pour ses hésitations vis-à-vis du tsarisme. C’était un esprit critique en quête de solutions sociales efficaces.

La vision de Bakounine sur la phase de transition est surprenante a constaté un camarade.

Et j’ai repris le fait que le poids des angoisses dues à l’exploitation du travail sous le capitalisme ne peut s’estomper aussitôt.

Une personne a évoqué le saut qualitatif d’une quantité de personnes.
Il me semble avoir indiqué que Bakounine et Kropotkine insistent sur le changement qu’entraine une révolution sur le comportement de nombreuses personnes dans un sens solidaire et altruiste. Un fait souvent signalé lors de bouleversements sociaux.

La dernière remarque a été : Marx a associé le progrès au développement de l’industrie capitaliste, à la concentration des moyens. Bakounine a-t’il une vision différente, pensait-il à un espace autonome ?
En fait, Bakounine partage la vision économique de Marx sauf sur la vision historique d’un schéma semblable pour tous les pays. Bakounine insiste sur les effets réciproques de mouvements régionaux et nationaux de luttes sociales spécifiques et l’évolution socio-économique. C’est Kropotkine qui, avec une vision de géographe d’équilibre entre les villes et les campagnes, est en opposition tranchée avec le schéma capitaliste et marxiste.