Fernand Pelloutier et l’entrée des anarchistes dans les syndicats
René Berthier
Article mis en ligne le 14 mai 2017
dernière modification le 18 septembre 2021

par Eric Vilain

Fernand Pelloutier écrivit le 20 octobre 1895 pour Les Temps Nouveaux, un article intitulé « L’Anarchisme et les syndicats ouvriers » 1 dans lequel il abordait les points essentiels que le syndicalisme révolutionnaire est alors en train d’élaborer. Quelques mois plus tôt, lors du congrès de la Fédération nationale des bourses du travail du 9-12 juin 1895, il en avait été élu secrétaire après avoir exercé le mandat de secrétaire adjoint pendant un an.

L’article est révélateur de la distance prise par une partie du mouvement anarchiste de l’époque – celle à laquelle il s’adresse en tout cas – envers la classe ouvrière. En effet, Pelloutier regrette que les anarchistes « se tiennent à l’écart des syndicats et, le cas échéant, les combattent parce que pendant un temps cette institution a été le véritable terrain de culture des aspirants députés ». C’est une allusion évidente aux dix ans qui ont suivi l’écrasement de la Commune pendant lesquels les bourgeois radicaux, se présentant comme les tuteurs de la classe ouvrière et espérant le soutien des travailleurs lors des élections, montrèrent beaucoup de sollicitude pour les structures ouvrières qui se reconstruisaient lentement.

Fernand Pelloutier et l’entrée des anarchistes dans les syndicats

Fernand Pelloutier écrivit le 20 octobre 1895 pour les Les Temps Nouveaux, un article intitulé « L’Anarchisme et les syndicats ouvriers »  [1] dans lequel il abordait les points essentiels que le syndicalisme révolutionnaire est alors en train d’élaborer. Quelques mois plus tôt, lors du congrès de la Fédération nationale des bourses du travail du 9-12 juin 1895, il en avait été élu secrétaire après avoir exercé le mandat de secrétaire adjoint pendant un an.

L’article est révélateur de la distance prise par une partie du mouvement anarchiste de l’époque – celle à laquelle il s’adresse en tout cas – envers la classe ouvrière. En effet, Pelloutier regrette que les anarchistes « se tiennent à l’écart des syndicats et, le cas échéant, les combattent parce que pendant un temps cette institution a été le véritable terrain de culture des aspirants députés ». C’est une allusion évidente aux dix ans qui ont suivi l’écrasement de la Commune pendant lesquels les bourgeois radicaux, se présentant comme les tuteurs de la classe ouvrière et espérant le soutien des travailleurs lors des élections, montrèrent beaucoup de sollicitude pour les structures ouvrières qui se reconstruisaient lentement.

Les journaux radicaux sous la République avaient presque tous une rubrique ouvrière : La République française, La Constitution, Le Corsaire, Le Rappel. Ce courant ne préconisait pas la lutte des classes mais la réconciliation du capital et du travail. Le journaliste et ancien Communard Jean Barberet joua un rôle incontestable dans la reconstitution des organisations ouvrières, mais son projet était de créer un « syndicalisme de pacification sociale » afin de réconcilier les ouvriers et la République ; mais lorsque en 1876 les chambres syndicales décidèrent de créer un journal authentiquement ouvrier, Barberet joua un rôle détestable en tentant de saborder l’initiative. De tels comportements, et la sollicitude pas tout à fait désintéressée des radicaux bourgeois, explique largement la forte réticence des syndicalistes révolutionnaires, plus tard, envers les partis politiques  [2].

Pelloutier explique dans son article des Temps Nouveaux que l’entrée des anarchistes dans les syndicats fut favorisée par deux faits :

1. À partir de novembre 1892 furent appliquées des lois sur la réduction du temps de travail, supposées protéger les femmes et les enfants, mais qui eurent des effets désastreux : réduction des salaires dans certaines entreprises, extension du travail à domicile, accroissement de l’intensité du travail. Pour éviter ces effets néfastes, il fallait de nouvelles lois pour réglementer le prix du travail. Mais ces lois à leur tour provoquèrent une augmentation du coût de la vie. Tout cela encourageait l’idée selon laquelle les prolétaires ne devaient pas faire appel à l’État mais régler leurs affaires par eux-mêmes. On a là une des constantes du syndicalisme révolutionnaire. James Guillaume décrit dans son Internationale, documents et souvenirs une situation absolument identique en Suisse, où une loi en faveur de la classe ouvrière avait produit des effets désastreux.

2. Le deuxième fait qui contribua à encourager les anarchistes à rentrer dans les syndicats, dit Pelloutier, fut que « les syndicats finirent par comprendre (et mieux valait tard que jamais) que leur propre division « avait une cause plus élevée que la division des politiciens et que l’une et l’autre résultaient... de la politique. C’est alors qu’enhardis déjà par l’inefficacité manifeste des lois “sociales”, par les trahisons de certains élus socialistes (…), par les déplorables résultats de l’immixtion des députés ou des conseillers municipaux dans les grèves (…), par l’hostilité à la grève générale de journaux et d’hommes dont toute la politique consiste à faire ou à se faire l’échelle pour conquérir les 25 francs et l’écharpe, les syndicats décidèrent que dorénavant les agitations politiques leur resteraient étrangères, que toute discussion, autre qu’économique, serait impitoyablement proscrite de leur programme d’études et qu’ils se consacreraient tout entiers à la résistance contre le capital. »

L’entrée des libertaires dans les syndicats, dit Pelloutier, « eut un résultat considérable » : « Elle apprit d’abord à la masse la signification réelle de l’anarchisme, doctrine qui, pour s’implanter, peut fort bien, répétons-le, se passer de la dynamite individuelle ; et, par un enchaînement naturel d’idées, elle révéla aux syndiqués ce qu’est et ce que peut devenir cette organisation corporative dont ils n’avaient eu jusqu’alors qu’une étroite conception. »

Le texte de Pelloutier, écrit à la période même de la formation du syndicalisme révolutionnaire, en expose de manière très claire la stratégie générale. La prochaine révolution, dit-il, ne réalisera pas instantanément le « communisme anarchiste pur », parce qu’elle éclatera avant que « soit achevée l’éducation anarchiste » : les hommes ne seront pas encore assez mûrs « pour pouvoir s’ordonner absolument eux-mêmes » : il faudra sans doute encore beaucoup de temps. Par conséquent, le « communisme parfait » ne sera sans doute pas « la forme sociale de demain » ; mais il faut avancer, « approcher le plus possible de la perfection » pour avoir, « le jour venu de la conflagration, atteint le maximum d’affranchissement ».

« Mais l’état transitoire à subir doit-il être nécessairement, fatalement la geôle collectiviste ? Ne peut-il consister en une organisation libertaire limitée exclusivement aux besoins de la production et de la consommation, toutes institutions politiques ayant disparu ? Tel est le problème qui, depuis de longues années, préoccupe et à juste titre beaucoup d’esprits. »

Or le syndicat, « une association, d’accès ou d’abandon libre, sans président, ayant pour tout fonctionnaire un secrétaire et un trésorier révocables dans l’instant », est constitué d’hommes qui étudient et débattent des intérêts professionnels semblables. « Que sont-ils, ces hommes ? Des producteurs, ceux-là mêmes qui créent toute la richesse publique. »
Le syndicat est un « laboratoire des luttes économiques, détaché des compétitions électorales, favorable à la grève générale avec toutes ses conséquences, s’administrant anarchiquement, le syndicat est donc bien l’organisation à la fois révolutionnaire et libertaire qui pourra seule contrebalancer et arriver à réduire la néfaste influence des politiciens collectivistes » (c’est-à-dire socialistes électoralistes. Le mot « collectiviste » a pris un sens différent de celui qu’il avait du temps de l’Internationale).

« Supposons maintenant que, le jour où éclatera la Révolution, la presque totalité des producteurs soit groupée dans les syndicats : n’y aura-t-il pas là, prête à succéder à l’organisation actuelle, une organisation quasi libertaire, supprimant de fait tout pouvoir politique, et dont chaque partie, maîtresse des instruments de production, réglerait toutes ses affaires : elle-même, souverainement et par le libre consentement de ses membres ? Et ne serait-ce pas “l’association libre des producteurs libres” » ?

Pelloutier anticipe sur les objections qui pourraient surgir : « Les administrations fédérales peuvent devenir des pouvoirs ; d’habiles gens peuvent arriver à gouverner les syndicats comme les socialistes parlementaires gouvernent les groupes politiques » ; mais ces objections, dit-il, ne sont valables qu’en partie : les conseils fédéraux ne sont, dans l’esprit même des syndicats, que des institutions transitoires, et, d’ailleurs, les groupes dont elles émanent les surveillent d’un œil trop jaloux pour qu’elles arrivent jamais à conquérir une autorité directrice. « D’autre part, la révocabilité permanente des fonctionnaires réduit leur fonction et leur personne à bien peu de chose » (Les choses ont bien changé depuis l’époque de Pelloutier...). Enfin, le syndicalisme « n’est encore qu’à l’état embryonnaire », il est comme un enfant qui fait ses premiers pas et qui « chancelle sur la route de l’indépendance » : Et c’est précisément à conduire le syndicalisme à l’indépendance que « les socialistes libertaires doivent consacrer leurs efforts ».

Ce document de Fernand Pelloutier appelle plusieurs remarques.

• Il fut écrit un mois après la fondation de la CGT (23 septembre 1895). Mais à cette époque-là, la CGT n’est qu’une petite organisation aux effectifs réduits, peu structurée, extrêmement fragile. En outre, les militants et les dirigeants de la Fédération des bourses sont très réticents envers cette organisation. Pendant plusieurs années, ils vont montrer une opposition ouverte envers la nouvelle organisation. Ce n’est qu’en 1902, lorsque les deux fédérations vont fusionner pour former une Confédération, qu’on peut considérer que la CGT est réellement constituée.

• A la date de 1895, on sait que de nombreux anarchistes sont déjà actifs dans le mouvement syndical. Mais pas à la CGT, qui vient à peine de se constituer. Les anarchistes sont dans les bourses du travail, dont la structuration convient très bien à leur type d’activité : les bourses du travail sont perçues comme une forme globale d’organisation, qui intègre les activités de solidarité, les caisses de maladie, de chômage, de décès, les bibliothèques, les cours du soir, etc. C’est littéralement la « propagande par le fait » dans le sens où l’entendait initialement l’AIT, avant que le terme ne soit dévoyé. C’est en quelque sorte le syndicalisme intégral.
On peut se demander quels sont les anarchistes auxquels Pelloutier demande de rejoindre le mouvement syndical ?

Rappelons qu’en 1893 – avant même la création de la CGT – s’était déroulé à Paris un congrès rassemblant la totalité du mouvement ouvrier organisé qui avait adopté à l’unanimité moins une voix le principe de la grève générale. Parmi les délégués mandatés se trouvaient évidemment des anarchistes, mais il n’est pas concevable de dire que ce congrès ait été convoqué à l’initiative des anarchistes. [3]

Le mouvement syndical, avec ou sans les anarchistes qui s’y trouvaient, avait développé de lui-même des thèmes libertaires dont l’héritage, conscient ou non, remontait à l’Association internationale des travailleurs anti-autoritaire. C’est ainsi que Pelloutier nous dit dans son article, comme pour convaincre les anarchistes qui ne sont pas encore à la CGT, que le Comité fédéral des Bourses du travail de Narbonne avait publié un procès-verbal officiel déclarant que la Bourse du travail avait pour mission « d’instruire le prolétariat sur l’inutilité d’une Révolution qui se contenterait de substituer un État à un autre, fût-ce un État socialiste. » Ce comité, dit un autre procès-verbal à paraître dans le Bulletin de la Bourse de Perpignan, « doit s’efforcer de préparer une organisation qui, en cas d’une transformation sociale, puisse assurer le fonctionnement économique par le libre groupement et rendre superflue toute institution politique. Son but étant la suppression de l’autorité sous toutes ses formes, il a pour tâche d’habituer les travailleurs à s’affranchir des tutelles ». De telles prises de position étaient loin d’être isolées. De manière presque pathétique, Pelloutier se croit obligé d’exposer ces prises de position des bourses du travail pour convaincre les anarchistes qui ne sont pas encore à la CGT, qu’il y ont leur place :

« Ainsi, d’une part, les “syndiqués” sont aujourd’hui en état d’entendre, d’étudier et de recevoir les doctrines libertaires ; d’autre part, les anarchistes n’ont pas à craindre, en prenant part au mouvement corporatif, d’être obligés d’abdiquer leur indépendance. » [4]

Cette dernière remarque est proprement stupéfiante. Pelloutier est en train de dire aux anarchistes :
• D’une part : venez dans les syndicats, on vous y attend, une place bien chaude vous y attend, les syndiqués sont disposés à vous écouter, vous n’aurez pas grand effort à faire.
• Et d’autre part, il leur dit : vous pouvez venir dans les syndicats sans vous salir les mains, vous ne remettrez pas en cause vos grands principes, votre être intime ne sera pas affecté.

Les rapports des bourses du travail cités par Pelloutier montrent que les thèmes libertaires avaient imprégné le mouvement ouvrier français, mais manifestement sans que les anarchistes y soient forcément pour grand-chose, puisque Pelloutier est contraint de les inviter à investir le mouvement syndical ! Il y aurait donc eu un anarchisme découvert spontanément par les travailleurs, à travers des filières peut-être issues de la mémoire de la Première internationale, et un anarchisme théorique, intellectuel, propre aux groupes spécifiques détachés de la classe ouvrière.
Pelloutier nous révèle que le mouvement anarchiste spécifique de l’époque n’avait tout simplement pas envisagé que l’existence d’une organisation de classe du prolétariat ait pu avoir un quelconque intérêt du point de vue d’une éventuelle stratégie libertaire. Or, cette organisation de classe présentait des caractéristiques nettement libertaires dans son mode d’organisation et dans son projet. Il fallut donc qu’un homme comme Pelloutier leur explique d’une part que les adhérents de cette organisation de classe étaient prêts à les entendre (c’est-à-dire que l’essentiel du travail avait déjà été fait) et qu’en adhérant à cette organisation, les anarchistes se sentiraient chez eux et qu’ils n’auraient pas à « abdiquer leur indépendance »...