Dockers de Saint-Nazaire
Interview de Gilles Denigot
Article mis en ligne le 16 décembre 2008

par René Berthier

[*Dockers de Saint-Nazaire*]

Interview de Gilles Denigot

JT. – Quel était le sentiment dominant parmi les responsables de la fédération des Ports et Docks avant le conflit de 1991-1992 ? »

(Lorsqu’on pose cette question à Gilles Denigot, on le sent un peu embarrassé.)

GD. – La fédération des Ports et Docks avait toujours gagné tous ses conflits. Toutes les attaques précédentes contre le statut des dockers et la loi de 1947 avaient échoué. Elles avaient été brisées par l’action, le blocage des ports…

JT. – Alors, aujourd’hui, pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas reculé ?

GD – La situation a changé. Celle des dockers sans doute et, peut-être plus encore, la situation sociale en général. Le rapport de forces syndical, comme on dit, s’est sérieusement dégradé et le gouvernement a pu attaquer les dockers sans qu’une solidarité concrète puisse s’organiser. Tout cela était prévisible. Mais la direction de la Fédération, trop sûre d’elle, croyait qu’elle pourrait, par l’action des seuls dockers, faire reculer le gouvernement. Il faut ajouter que les dockers eux-mêmes avaient une grande confiance en leur propre force. Pourquoi ne pourraient-ils pas répéter aujourd’hui ce qu’ils avaient réussi avec tant de succès dans le passé ? »

Modernisation de la manutention portuaire

JT. – Qu’entend Gilles lorsqu’il affirme que la situation des dockers s’était modifiée. La profession de dockers se modernise, affirme-t-il.

GD – Régulièrement, la part du fret en conteneurs s’accroît aux dépens du vrac. Et les conteneurs permettent la manipulation mécanisée, nécessitant moins de personnes au travail. C’était une des causes des 30 pour 100 d’inemplois parmi les dockers en 1991.

En outre, se sont créés, et se créent encore, hors du champ de domaine public maritime, à plusieurs kilomètres, des « ports secs », où sont groupés les conteneurs à traiter. Nous devons nous battre pour aller dans ses nouveaux lieux de travail où ne s’applique pas de droit le statut des dockers.

Les dockers américains, suivant le principe qu’il faut aller travailler là où se trouvent les marchandises, ont obtenu de sérieuses avancées sur cette question et nous devons appliquer la même orientation et nous déplacer là où va le travail. D’ailleurs, de ce point de vue, la Fédération avait une position correcte. Les dockers doivent s’adapter, répétait-elle avec raison. Les divergences du syndicat de Saint-Nazaire et de la Fédération ne portaient pas sur l’appréhension de la modernisation.

Enfin, le travail des dockers se trouve modifié considérablement — mécanisation, accroissement important de la productivité — par le nombre toujours plus important de navires rouliers, c’est-à-dire de navires dont la coque s’ouvre, permettant, avec la palettisation des marchandises et les conteneurs, ce que nous appelons, dans notre jargon professionnel, la « manutention horizontale », plus rapide et qui réduit considérablement l’utilisation des grues.

La loi du 6 septembre 1947

JT. – Pourrais-tu nous résumer rapidement la loi qui fondait, depuis plus de quarante ans, le statut des dockers ?

GD – Adoptée le 6 septembre 1947, cette loi, développe Gilles Denigot, organise l’exclusivité du travail de manutention sur les ports du domaine public maritime aux ouvriers dockers. Ces derniers sont embauchés à la vacation dans le cadre des bureaux centraux de la main-d’œuvre (BCMO). De ce fait, ils sont, ils étaient plutôt, dans un statut d’intermittent.

La solidarité professionnelle est mise en œuvre et gérée, sur un plan national, par la Caisse nationale de garantie des ouvriers dockers (CAINAGOD), caisse alimentée par une contribution de tous les employeurs égale à 15,5 pour 100 des salaires payés aux dockers travaillant. Cette caisse permet de faire face aux dépenses de fonctionnement des BCMO et de verser aux dockers qui ne sont pas employés un jour une indemnité de garantie ; deux jours, deux indemnités, etc.

Il importe de remarquer que si on parle souvent, très souvent même, du monopole des dockers sur les ports, on oublie quasiment toujours le deuxième monopole de la profession, à savoir les sociétés de manutention, qu’on appelle aconiers dans le Midi, qui ont seules, d’après la loi de 1947, le droit d’intervenir sur le domaine public maritime et de contracter avec les transporteurs.

Les « manutentionnaires », dans le conflit, avec leur fédération patronale, l’Union nationale des industries de manutention (UNIM), ont tout fait pour radicaliser les positions respectives et faire en sorte que ce soit le Parlement qui légifère, loin des ports et des conditions d’exploitation réelles. Ils avaient mesuré avec pertinence qu’une négociation port par port leur serait moins favorable qu’une loi votée sans concertation par un Parlement aux ordres. De ce point de vue, le jusqu’au-boutisme de la direction de la Fédération — jusqu’au-boutisme d’ailleurs rapidement essoufflé comme on le verra — les a favorisés. Mais j’anticipe un peu peut-être… »

Le projet de modernisation de la manutention portuaire

JT. – Gilles Denigot expose ensuite les diverses étapes de l’élaboration et de la présentation de la nouvelle loi concernant les dockers.

GD – Déjà, lorsque Rocard était premier ministre, des réunions eurent lieu entre divers fonctionnaires, des hommes politiques, des représentants des manutentionnaires et Jacques Mellick, secrétaire d’Etat à la Mer. L’objectif recherché était d’accroître le trafic portuaire dans les ports français et donc de réduire les coûts de traitement des marchandises.

Le projet, qui devait devenir la loi du 9 juin 1992, fut rendu public par Jean-Yves Le Drian le 28 novembre 1991.

L’objectif était de transformer les dockers en salariés mensualisés compatibles avec une logique d’entreprise, c’est-à-dire de faire disparaître le plus possible le statut d’intermittent et de réduire au minimum le rôle des BCMO, des bureaux d’embauche, et de démanteler le système centralisé au niveau national d’indemnité de garantie.

Il n’est pas étonnant qu’on assimile quelquefois les travailleurs du Livre en presse et les dockers. Votre paiement en services et l’existence de vos bureaux de placement relèvent de la même logique syndicale.

Et c’est la force syndicale, dans les deux professions, qui est visée, constituée par le fort taux de syndicalisation, la capacité de mobilisation, la confiance des travailleurs.

Le volet juridique du projet est, au fond, simple mais équivaut, pour la profession, à un séisme majeur :

1. 70 pour 100 des mineurs qui resteront au travail devront être mensualisés ; seuls les 30 pour 100 restants releveront encore du statut de l’intermittence et des BCMO ;

2. La gestion des effectifs et de l’inemploi s’effectuera port par port.

Le projet invitait « les partenaires sociaux » à engager des négociations port par port. Et le gouvernement concluait sa proposition en promettant que, dans les ports où seraient atteints 35 pour 100 de gains de productivité, un plan social financé par l’Etat pourrait s’appliquer, qui organiserait des mesures d’âge (les dockers ayant cinquante ans au 31 décembre 1993 partiraient en préretraite dès la signature d’un accord dans le port concerné) et des départs volontaires (congé conversion de dix-huit mois et une indemnité de 200.000 francs).

Donnons tout de suite les résultats : les dockers sont passés de 8.300 à environ 4.500 ; les départs volontaires se sont négociés dans une fourchette allant de 200.000 à 500.000 francs. C’est la somme qu’ont obtenue les camarades de Saint-Nazaire qui ont choisi de quitter la profession. »

Les divergences syndicales

JT. – Et les divergences syndicales ? demandons-nous à Gilles.

GD – Dès avant la connaissance précise du plan Le Drian était apparues de sérieuses divergences ; le syndicat de Saint-Nazaire s’en était expliqué à de nombreuses reprises, lorsque la Fédération rassemblait les secrétaires de tous les syndicats. Mais nous n’étions plus représentés, depuis 1978, à la commission technique nationale, instance qui détermine l’orientation fédérale. Sans doute pour des raisons politiques.

Le désaccord portait sur la stratégie à mettre en œuvre pour résister à l’offensive gouvernementale et patronale.

Pour la direction fédérale, il s’agissait de mobiliser la profession de façon telle que la loi ne passe pas au Parlement, qu’elle soit retirée par le gouvernement ; c’était une sorte de riposte frontale à une attaque frontale. Nous devons nous battre tout de suite tous ensemble, ajoutait la Fédération. Il s’agissait surtout de ne pas accepter la négociation port par port.

Sans cesse, notre syndicat, rejoint quelquefois par ceux de Roscoff et de Brest, proposait d’abord d’examiner en détail les propositions lorsqu’on les connaîtrait et, seulement après, de déterminer un système de résistance.

Et nous n’excluions pas de négocier port par port, sous l’égide de la Fédération bien sûr, afin de préparer un contre-projet général. Chaque syndicat se trouverait face à face à son interlocuteur habituel, sur un terrain connu avec des contraintes de production maîtrisées. En remontant le résultat des premières négociations à la Fédération, nous aurions pu élaborer des contre-propositions au niveau national. Nous pensions qu’en discutant de cette manière nous arriverions à préserver un peu plus de notre statut.

Evidemment, nos propositions respectives étaient sous-tendues parce que chacun pensait de l’état du rapport des forces.

Concernant les propositions de réforme, nous avons développé nos positions au cours d’une conférence de presse le 3 décembre 1991.

Le syndicat de Saint-Nazaire a posé comme principe premier le maintien de l’exclusivité du travail de manutention sur le domaine public maritime par les ouvriers dockers. « Ce principe »est pour nous intangible, disions-nous ; sinon, nous serions dans une position »sociale inférieure à l’ensemble des ports européens, excepté l’Angleterre. L’Etat »doit nous donner des garanties […], sans quoi aucune négociation n’est possible. »

Ensuite, nous faisions connaître que, s’agissant de Saint-Nazaire, les gains de 35 pour 100 de productivité étaient impossibles à obtenir, en particulier parce que le taux d’inemploi à Saint-Nazaire était le plus faible de toute la France, moins de 2 pour 100 pour cette année 1991. Mais nous entendions néanmoins nous inscrire dans le plan social.

Enfin, nous étions prêts à examiner la question de la mensualisation et, dès la fin de 1991, nous faisions des propositions.

Le fond de notre position était de négocier de nouvelles formes juridiques de travail qui préserveraient la communauté de travail des dockers — son fonctionnement collectif et syndical, son système de répartition, de gestion du temps de travail et son niveau de salaire. Pour obtenir ce résultat, nous étions prêts à aller très loin, comme on le verra plus loin.

JT. – N’aurait-il pas été possible d’éviter la rupture du dialogue entre le syndicat de Saint-Nazaire et la Fédération ? demandons-nous à Gilles.

Divergence et négociation

GD – Le 9 janvier, à Montreuil, nous avons été attaqués durement, rappelle Gilles Denigot. Nous avons pu néanmoins faire connaître notre point de vue ; la langue de bois et le sectarisme dont usait la Fédération ce jour-là montraient qu’on ne voulait plus parler avec nous ; les invectives nombreuses et grossières des représentants des autres ports ont fait que les conditions du débat syndical n’étaient plus réunies : nous avons cru devoir quitter la salle.

C’était la première fois que le débat dérapait d’une telle manière ; au cours des réunions précédentes, où les mêmes choses étaient dites sur le fond, l’écoute des responsables de la Fédération, ainsi que leur attitude courtoisie, avait rendu la discussion possible.

D’ailleurs, bientôt des rumeurs ont couru que la direction du syndicat de Saint-Nazaire adhérait au parti socialiste…

Dès que nous sommes revenus à Saint-Nazaire, nous avons pris la décision de chercher des solutions locales.

Avec les huit entreprises de manutention locales, nous avons échangé, dès lors, des projets de négociations. Mais, très vite, nous nous sommes aperçus que les employeurs locaux ne voulaient pas négocier ; ils appréciaient tout à fait correctement le rapport des forces et entendaient attendre la décision législative, pour ensuite nous l’appliquer quasiment sans négociation.

Le 13 février, nous annoncions que la communauté des dockers de Saint-Nazaire avait décidé de constituer sa propre entreprise de manutention, intitulé Atlantique Estuaire Manutention, de laquelle tous les dockers étaient actionnaires, afin de faire concurrence aux entreprises de manutention préexistantes. Les dockers, par cet intermédiaire, prirent contact avec les transporteurs.

Après réunion avec leur fédération patronale, les employeurs acceptèrent de revenir à la table de négociation et les discussions ont commencé réellement.

Le 13 mars, un premier schéma était élaboré. Il prévoyait la constitution d’une structure mixte, intermédiaire entre le syndicat et les patrons, et la création d’une école de formation des dockers. « De cette façon, s’exprima un des patrons d’une »société de manutention, toutes les questions sociales seront réglées par les dockers. Nous, on ne s’occupera que des questions commerciales. Chaque société manutentionnaire s’engagera à verser chaque mois salaires et charges sociales pour les cent quinze dockers embauchés (quinze bénéficiant du plan social). »

Atlantique Service Maritime, société mixte à 58 pour 100 aux dockers et 42 pour 100 aux manutentionnaires, fut donc créée pour gérer le travail des dockers mensualisés et occasionnels ; le BCMO local sera reconstruit et géré par informatique ; notre école de la manipulation portuaire, la première en France à être reconnue par la Communauté européenne, se verra bientôt dotée d’une nouvel immeuble.

Nous nous sommes sortis sans trop de dommages du piège que nous tendaient pouvoirs publics et patronat. La communauté de travail a été maintenue, c’est-à-dire qu’à Saint-Nazaire les ouvriers dockers travaillent dans le même esprit aujourd’hui qu’hier, en s’adaptant aux changements technologiques ; par exemple, la convention collective de fin 92 institue quatre catégories de dockers, alors que, grâce à notre école, nous allons former des dockers polyvalents.

Peut-être n’aurait-il pas été possible d’appliquer des solutions analogues partout, dans tous les ports de France — mais un peu de réalisme et d’esprit de responsabilité aurait permis d’éviter le démantèlement qui s’opère aujourd’hui dans l’organisation du travail des dockers. On nous reprochera d’avoir mis la main dans la cogestion. Nous entendons bien exploiter cette situation pour développer le port de Saint-Nazaire et regagner des parts de marché. »

JT. – Que s’est-il passé ailleurs ?

GD – Dès que la loi fut votée par le Parlement et promulguée le 9 juin 1992, la Fédération vira à 180 degrés et appela à négocier port par port, évidemment dans les plus mauvaises conditions possibles.

C’est par entreprise que la mensualisation fut signée et, avec ce démantèlement de la communauté des dockers de chaque port, s’ouvre la possibilité non plus d’un seul syndicat de dockers mais de plusieurs syndicats d’entreprise de manutention. De plus, cette réforme imposée s’applique avec difficulté… »

Reconstruire le dialogue

JT. – Avez-vous fait savoir à la Fédération que vous souhaitiez reprendre contact avec elle ? Que vous étiez toujours un syndicat de la CGT ?

GD – Bien sûr ; et beaucoup de responsables de l’ancienne direction sont partis en préretraite ou bien en départs volontaires, ce qui pourrait rendre les choses plus faciles. Il est nécessaire, néanmoins, que chacune des parties s’exprime sur le conflit et son déroulement. Il est indispensable également que le syndicat de Dunkerque soit réintégré dans la Fédération.

JT. – Penses-tu qu’un papier dans notre bulletin syndical pourrait faire avancer les choses ?

GD – Sans doute, sans doute… »