Aux camarades du Syndicat de la communication, des spectacles et de la culture CNT de la région parisienne
Jacky Toublet
Article mis en ligne le 16 décembre 2008

par René Berthier

Jacques Toublet

Paris, le 28 mars 2001

[*Aux camarades du Syndicat de la communication, des spectacles et de la culture CNT de la région parisienne.*]

Chers camarades,

Il m’apparaît nécessaire d’exposer quelques remarques auprès de tous les camarades du Syndicat susnommé après les regrettables incidents de la réunion du lundi 19 mars 2001.

1. Un des camarades présents m’a accusé de faire partie de la CGT…

Lorsque, durant l’automne 1995, J.-L. PV et H. G. m’ont fait comprendre que dorénavant la CNT acceptait la double appartenance et qu’elle souhaitait aller vers le rassemblement de toutes les forces anarchosyndicalistes et syndicalistes révolutionnaires, j’ai présenté ma candidature au Syndicat de la communication, des spectacles et de la culture de la région parisienne, qui fut acceptée en toute connaissance de cause, à savoir que j’étais également membre du Syndicat des correcteurs CGT.

Personne, jamais, ne m’a demandé de rompre mon adhésion d’avec le Syndicat des correcteurs, ce que, en aucun cas, je n’aurais fait. Syndiqué depuis 1963 à cette organisation, j’ai passé une part non négligeable de mon activité militante à défendre et à promouvoir cet espace de liberté et de solidarité syndicales avec nombre de camarades libertaires et syndicalistes.

Il importe peut-être de préciser, à traits grossis et presque en caricaturant, que si tous les syndicats de la CGT avaient suivi l’exemple du Syndicat des correcteurs et des militants qui l’ont animé, il n’y aurait eu ni CGTU, ni CGTSR, ni CNT française — la CGT serait restée syndicaliste révolutionnaire.

En matière de lutte sur son terrain professionnel, en matière de solidarité internationale et de solidarité ouvrière — il l’a récemment encore démontré en prenant en charge deux camarades de la CNT-PTT suspendus pour une année — s’agissant aussi de la lutte contre le stalinisme, le Syndicat des correcteurs n’a de leçon à recevoir de personne.

Il est vrai que le Syndicat des correcteurs est également une sorte de cul-de-sac militant ; isolé au sein de la CGT, surveillé sans cesse par l’appareil fédéral, il ne peut pas sortir du terrain professionnel et n’a pas réellement d’activité interprofessionnelle. C’est pour cette raison et pour tenter de participer à la lutte d’une manière plus générale que j’ai adhéré, dès 1969, à l’Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarchosyndicaliste et que j’ai participé, entre autres choses, à la tentative de constituer une Coordination nationale des anarchosyndicalistes, vers la fin des années soixante-dix. Mon souhait d’entrer à la CNT s’inscrivait dans la continuité de ces engagements.

Tout le monde militant savait, lorsque le Syndicat de la communication a accepté ma candidature, que je fais partie de ces anarchosyndicalistes qui considèrent que placer un signe égal entre les élections professionnelles de représentation du personnel dans les entreprises et les élections politiques — il serait donc alors nécessaire de les boycotter les unes comme les autres — relève, sur le plan des principes comme sur celui de l’efficacité, d’un étrange mélange d’ultragauche marxiste et de pataphysique ; je n’ai jamais fait mystère de mon opinion à ce sujet et j’ai la faiblesse de croire que les progrès récents obtenus par la CNT dans certaines professions et quelques entreprises tiennent en grande partie au fait que le tabou de l’interdiction de participation aux élections des délégués du personnel a été levé en 1996 — j’avais espéré que cette ouverture vers le réel de la condition salariale allait continuer ; hélas ! il n’en est rien… Je souhaite vivement que la Confédération tout entière retrouve la raison et continue de se constituer une doctrine syndicale permettant aux travailleurs des entreprises de pouvoir utiliser tous les moyens possibles — y compris les moyens légaux du DS, du DP, du CE, du CHSCT — pour se défendre et, peut-être un jour, passer à l’offensive, sans que quelque « anarcho-nihiliste » en mal d’anathème et venu d’ailleurs ne leur cherche des poux sur la tête.

Permettez-moi encore d’abuser de votre temps en vous confiant que la conviction que le mouvement syndicaliste révolutionnaire et anarchosyndicaliste doit abandonner tous les fantasmes groupusculaires d’être un syndicat presque clandestin ultragauchiste, une sorte de syndicat Fantomas, s’il veut se développer et peser dans le monde du travail, c’est-à-dire devenir, comme il le proclame, un réel « syndicat de combat », n’a nullement pour origine les années passées à la CGT. Cette conviction provient, au contraire, de l’histoire de la CNT elle-même, ou de ce que m’en ont relaté mon père et ses vieux camarades, aujourd’hui tous décédés — Aimé Capelle, Albert Ganin, Florestan Malfatti, dit Tintin, ou encore Georges Yvernel, dit Bouclette, et quelques autres dont je ne me rappelle plus les noms. Tout ce petit monde et plus encore essaya, de toutes ses forces me semble-t-il, après la Seconde Guerre mondiale, de donner naissance à une organisation syndicale révolutionnaire implantée dans la classe ouvrière. (J’ai constaté, avec effarement, que ces deux derniers mots gênent apparemment un camarade ; je les emploie sans provocation parce que, à ce moment-là, on parlait comme cela.)

Comme on sait — leurs héritiers politiques, en l’occurrence nous-mêmes, nous avons eu presque cinquante ans pour l’apprendre — cette tentative a échoué ; elle a échoué non pas parce que Force ouvrière s’est constituée, comme je l’ai souvent entendu dire, mais bien parce que, dans la CNT française naissante, le débat sur la pratique syndicale concrète s’est majoritairement conclu par l’abstention rigoureuse envers toute forme légale de représentation du personnel et par l’exclusion de la Confédération de tous les militants, de tous les syndicats qui défendaient une position contraire. Après l’exclusion des « syndicalistes », ceux qui les avaient expulsés, à la recherche d’on ne sait quelle pureté, ont dû continuer de s’exclure les uns les autres… Il est probable que la CNT française aurait disparu dans les années soixante sans l’aide matérielle et morale de la CNT espagnole en exil.

Je me souviens du chagrin, presque du désespoir, qui assombrissait le visage des exclus de la CNT — ils s’étaient presque tous réfugiés à la Révolution prolétarienne — lorsqu’ils se remémoraient, vingt ans plus tard, ces tristes instants.

« La syndicalisation des dockers de Bordeaux, ou au moins d’un grand nombre, aurait été possible si… », se lamentait encore, quelques mois avant sa disparition, Mémé Capelle, qui fut secrétaire confédéral. Et mon père retrouvait un peu de sa colère d’alors — j’ai sans doute recueilli des miettes de son caractère rugueux — lorsqu’il rappelait que la CNT avait refusé de réclamer à la Ville de Paris les locaux occupés par la CGTSR dans la Bourse du travail (et par voie de conséquence la possibilité d’y avoir au moins un bureau et de pouvoir librement disposer de toutes les salles de la Bourse), sous le prétexte insensé, avouez-le, qu’on ne discute, quand on est « révolutionnaire », ni avec l’Etat ni avec les autres institutions.

Peut-être suis-je, parce que baigné si souvent par ces récits lors de ma jeunesse militante, trop sensible durant ce type de débat. Peut-être…

Puis-je encore vous faire remarquer, cependant, que ce genre de suicide ne s’est pas produit une fois mais deux. A la fin des années soixante-dix, parce que j’avais milité auparavant dans le Comité Espagne libre avec Alain Pécunia et les Gomez père et fils, j’étais alors très proche de la tendance dite Frente libertario et je suivais les affaires espagnoles d’aussi près que je le pouvais. A mon retour du Ve Congrès de Madrid, le premier d’après la clandestinité, lorsque j’ai raconté à mon père les déchirements que j’y avais vus, il me répondit : « Voilà, ça recommence : “ils” vont faire disparaître la CNT d’Espagne après avoir brisé la CNT française ! » Je ne préciserai pas qui étaient ces « ils » mais vous voyez bien de qui Julien Toublet voulait parler. Et, une fois de plus, il n’avait pas tort : aujourd’hui, la CNT d’Espagne a cinq mille adhérents au plus, quasiment pas de sections d’entreprise et doit utiliser l’argent du patrimoine historique pour sortir ses journaux.

Paix à leurs cendres, aux uns comme aux autres…

En première conclusion, je prétends qu’il est d’une grande déloyauté de tenter de me déconsidérer en m’accusant « d’être à la CGT » alors que le Syndicat de la communication savait que l’acceptation d’une double appartenance avec le Syndicat des correcteurs était la condition sine qua non de mon adhésion.

De plus, et dans cette partie du présent courrier je crains de devoir abandonner les arguments de principe pour aborder la difficile question de l’irrationalité individuelle, le camarade qui m’a grossièrement reproché d’ « être à la CGT », en fait au Syndicat des correcteurs, est membre, lui aussi, dudit Syndicat des correcteurs, confédéré à la CGT, comme bien d’autres encore, tels deux membres sortants du bureau confédéral de la CNT !

Je crois bien voir aperçu mon accusateur pour la première fois lors d’une réunion régionale de la CNT. Ensuite, j’ai appris qu’il suivait des cours dans l’école des correcteurs, créée par le Syndicat des correcteurs tout seul sans la CGT, et je l’ai aperçu dans ses locaux, sis à Pantin. (Accessoirement, je suis membre de son conseil d’administration.) J’imagine qu’il y fut reçu et accepté avec bienveillance, comme tous ceux qui se réclament des idées libertaires ; peut-être même a-t-il été « pistonné » par un ou plusieurs correcteurs syndiqués au Syndicat des correcteurs au nom de la solidarité libertaire, ce qui est dans l’ordre des choses.

Puis, je l’ai de mes yeux vu et reconnu parmi les sortants de l’école lors de l’assemblée générale du Syndicat des correcteurs où ces derniers furent syndiqués ; que faisait-il là sinon proposer son adhésion, du tourisme syndical ?

J’ajouterai qu’à la suite de la formation dispensée par l’association Formacom, l’école professionnelle du Syndicat des correcteurs, ledit camarade a trouvé du travail dans la presse périodique, ce dont nous devons tous nous satisfaire, et lui tout particulièrement.

Ce camarade a donc, sous réserve de vérification, suivi le même chemin que moi mais en sens inverse, si j’ose dire, pour arriver au même résultat, à savoir la double appartenance au Syndicat CNT de la communication et au Syndicat des correcteurs CGT.

Vous comprendrez peut-être pourquoi, ce lundi 19 mars, devant l’aplomb et la suffisance de ce camarade qui m’a accusé d’être à la CGT, au Syndicat des correcteurs — sans doute pour m’empêcher d’exprimer mon désaccord devant certaines conclusions du congrès récent — alors que lui-même vient de s’y affilier, après qu’il s’est servi de l’école créée par ce syndicat pour acquérir une qualification, j’ai vu rouge (et noir) et ai préféré quitter la réunion.

Que je sache, la double pensée, le double langage et le jésuitisme ne participent pas du bagage culturel de l’anarchosyndicalisme ; à défaut de reconnaissance du ventre, ledit pourrait, au moins, avoir un peu de pudeur !

2. J’ai été surpris d’entendre mon voisin de gauche déclarer, dans une extravagante démagogie, inhabituelle dans les milieux libertaires, que parce que lui, intermittent du spectacle, n’avait pas de droit de vote professionnel, pas plus que des dizaines de millions d’autres exploités de cette planète, nous n’avions pas à nous occuper de cela.

Il a ajouté enfin que la « classe ouvrière » et la CGT, y compris le Syndicat des correcteurs sans doute, avaient la même signification pour lui que la « casquette Ricard ».

Assimiler le Syndicat des correcteurs — le syndicat de Monatte, de Lecoin, de Louvet, de Daniel Guérin, de Devriendt, de May Picqueray mais aussi de Rosmer et de Lequenne — à la casquette Ricard montre la hauteur de vue ainsi que la culture ouvrière et politique de celui qui éructe de telles insanités ! J’en ai presque honte pour lui ; mais peut-être sa parole a-t-elle dépassé sa pensée…

Cependant, si excessives que soient ces déclarations, elles recèlent une vérité profonde, aussi profonde que sont négligeables les invectives les accompagnant, à savoir qu’actuellement, et seulement sur le territoire national, sont présents 7 millions de travailleurs précaires, vacataires, etc., surexploités et sous-payés, sans aucune garantie d’emploi ou même d’avenir, pour environ 14 millions de salariés dotés d’un contrat à durée indéterminée. Un tiers, deux tiers… Le mouvement syndical, tout le mouvement syndical, me semble-t-il, n’a pas réussi à trouver les formes organiques ainsi que les revendications et la manière de faire qui y auraient permis ne serait-ce qu’un embryon de défense collective.

Pour ce qui me concerne, j’ai pu constater l’étendue du problème et les difficultés qu’il engendrait lorsque j’ai suivi la section du Centre Pompidou, avec l’association de vacataires qui s’y était créée, puis, de fil en aiguille, le Collectif des non-titulaires de l’Education nationale, le Collectif de l’édition et la tentative de constituer un collectif de précaires unique sur la région parisienne. J’ai pu entrevoir, entrevoir seulement, l’extraordinaire complexité des obstacles à surmonter. J’ai dû interrompre cette activité en octobre 1998, avec le commencement de ma maladie.

En tout cas, pour la CNT, il serait extrêmement grave d’opposer ces deux formes du salariat, donnant naissance ainsi à d’interminables querelles — c’est d’ailleurs cette politique-là de division constamment cultivée qui est suivie par le patronat, lequel, souvent, à la différence de ses adversaires de classe, défend ses intérêts avec lucidité. Saurons-nous, à côté d’une doctrine syndicale en construction qui nous permettra de nous implanter dans les entreprises — ce qui fut raté en 1946-1950 et quelque — élaborer, promouvoir, mettre en œuvre un système syndical capable d’aider les précaires à s’organiser, peut-être autour des structures interprofessionnelles…

Une dernière chose, pour finir. J’ai cru percevoir chez les deux camarades avec lesquels je suis en désaccord une grande arrogance, qui m’en a rappelé une autre, l’arrogance de ceux qui trompettaient urbi et orbi, après le Congrès de Madrid que je citais tout à l’heure, que maintenant on allait voir ce qu’on allait voir. On a vu. Espérons que nous n’assisterons pas, s’agissant de la CNT française, au même spectacle calamiteux…

Je m’étais promis, devant les chamailleries vaines qui ont accompagné la préparation de Mai 2000, ainsi que les diverses manifestations de volonté de puissance de certains, en quête de suprématie, qui se sont exprimées à cette occasion, sans oublier toutes les immondices déversées sur mon vieux copain Gérard, de m’abstenir à l’avenir d’entrer dans de telles chicaneries. J’entendais suivre et voir, être un témoin attentif et ne faire que des choses utiles.

Pour cette fois, c’est raté ; mais je vais me reprendre en main et revenir sur la réserve.

Voilà, mes chers camarades, en vous priant de m’excuser d’avoir abusé, ô combien, de votre patience, et en souhaitant que ce courrier soit porté à la connaissance de tous les adhérents du Syndicat,

Je vous prie d’accepter mes salutations syndicalistes et libertaires.

[/Jacques Toublet/]

P.-S. — Ce courrier sera porté à la connaissance, pour information, des SUB de Paris, d’Amiens et de Rennes, ainsi qu’à quelques camarades et amis.