Colloque sur la charte d’Amiens
5 mars 2006
Article mis en ligne le 11 décembre 2008
dernière modification le 14 octobre 2009

par René Berthier

Intervention de René Berthier. – La contribution de René Berthier publiée ici est un extrait d’un travail plus important sur l’Alliance syndicaliste qui s’inscrit lui-même dans le cadre d’un projet de publication
des archives de Jacky Toublet

[*Colloque sur la charte d’Amiens*]

Mon intervention se trouve peut-être à contre-sens des interventions qui ont précédé dans la mesure où elle relate comment un groupe de militants a pu remettre en cause la validité de la charte d’Amiens à partir de leur expérience sur le terrain. Je fais référence à un exemple historique, celui de l’Alliance syndicaliste. En parlant d’« exemple historique », je ne veux pas dire qu’il a quoi que ce soit de grandiose, je veux simplement dire qu’il s’inscrit dans un contexte et à un moment historique précis et je livrerai en conclusion quelques réflexions personnelles sur le fait de savoir si cette expérience est aujourd’hui renouvelable.

L’Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste (ASRAS, dite « Alliance syndicaliste ») s’est constituée au lendemain des grèves de mai 68 lorsque nombre de syndicalistes libertaires ont fait le constat de l’échec du mouvement libertaire à s’organiser efficacement lors de ces grèves. L’initiative vient donc du mouvement libertaire lui-même, et plus particulièrement de la partie syndicaliste du mouvement. Au début, tous ne se définissaient d’ailleurs pas comme anarcho-syndicalistes, certains étaient tout simplement des anarchistes qui avaient une activité syndicale. Au début, dans les réunions de constitution du groupe, il y avait d’ailleurs des militants de la FA, notamment parmi les plus anciens et les plus en vue (des militants « historiques », dirait-on), de Paris et de Bordeaux, et qui étaient pour l’essentiel à FO. Au risque de surprendre, Maurice Joyeux et Suzy Chevet ont donné leur « bénédiction » aux débuts de l’Alliance, mais ces deux camarades ne s’en sont pas occupés une fois qu’elle a été « lancée » . A ce moment-là de nombreux camarades décident qu’il est temps de faire quelque chose. On voit des militants qui gravitaient autour de la revue la Révolution prolétarienne, des militants de l’Union des syndicalistes. Plusieurs conférences nationales ont lieu. Après de longues discussions naît une initiative, qui fut appelée « Alliance syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste ». Il s’agissait de coordonner l’activité des militants présents dans les différentes confédérations existantes.

La référence au syndicalisme révolutionnaire nous semblait aller de soi, pour deux raisons principalement : d’abord nous ne faisions pas, au début, de différence fondamentale avec l’anarcho-syndicalisme ; ensuite certains d’entre nous étaient liés à la Révolution prolétarienne, la revue syndicaliste révolutionnaire créée par Pierre Monatte . C’est d’ailleurs dans les locaux de la RP, rue Jean-Robert, que les militants parisiens de l’Alliance ont longtemps tenu leurs réunions.

On en est cependant progressivement venu à faire la différence entre le sens français et le sens espagnol du terme, et nous adhérions à l’acception espagnole. Les militants de la CNT espagnole se définissaient comme syndicalistes révolutionnaires. Le communisme libertaire était l’objectif, le syndicalisme révolutionnaire était le moyen.

Dans le sens français du terme, le syndicalisme révolutionnaire était un courant proche, mais qui pêchait par le fait qu’il se fondait sur la « neutralité » syndicale, sur l’« indépendance » syndicale, tandis que l’anarcho-syndicalisme était, à nos yeux, une doctrine d’affirmation syndicale contre les partis politiques.

La charte d’Amiens a été à l’origine le texte de référence lors de la constitution de l’Alliance ; cela est très clair lorsqu’on lit le « Manifeste de l’Alliance syndicaliste », qui était notre document de base, au début. C’était l’époque où nous pensions pouvoir regrouper l’ensemble des militants syndicalistes libertaires ou de sensibilité libertaire et où notre projet se limitait à vouloir créer une coordination de ces militants au-delà de leur appartenance syndicale. Confrontés à la réalité, nous avons peu à peu commencé à en faire une analyse critique et elle a fini par cesser d’être une référence particulière. En 1906, la charte d’Amiens est un texte de compromis de différentes tendances unies contre le guesdisme, un texte dans lequel chacun peut se retrouver, mais la notion de neutralité syndicale qui s’en dégage peut être interprétée comme une affirmation de non-intervention sur le terrain politique.

L’idée de neutralité syndicale exprimait, en 1906, le désir de maintenir une unité organique du mouvement ouvrier malgré la pluralité des courants politiques. Mais inévitablement, la logique des faits devait conduire à des prises de position plus tranchées de la part du syndicalisme révolutionnaire, car la recherche à tout prix d’un consensus conduisait à une édulcoration des principes du mouvement. Il n’y a par exemple rien, dans la charte d’Amiens, sur la lutte contre l’Etat ni sur les illusions du parlementarisme.

Texte de compromis, la charte d’Amiens avait un sens essentiellement défensif. Les adversaires des anarcho-syndicalistes avaient d’ailleurs parfaitement compris l’enjeu de ce texte, en l’interprétant comme une défaite de l’anarcho-syndicalisme dans la CGT. Edouard Vaillant (socialiste, député à partir de 1893) dira à juste titre que le congrès d’Amiens fut une victoire sur les anarchistes ; Victor Renard, lui, dira plus trivialement que « les anarchistes qui prédominent à la CGT ont consenti à se mettre une muselière ».

Nous étions donc plutôt partisans de la charte de Lyon (1926). Notre syndicalisme révolutionnaire était celui de la CGT-SR. Certains de nos camarades les plus anciens y avaient milité, et ils nous en parlaient à l’occasion, sans d’ailleurs mythifier son histoire. Julien Toublet , qui fut secrétaire, entre 1934 et 1938, de la C. G. T. syndicaliste révolutionnaire, contribua à nous transmettre le flambeau, mais sans nous cacher que l’impact de cette organisation, constituée trop tard, resta relativement réduit. Elle eut cependant un rôle important dans la propagande en faveur de nos camarades espagnols pendant la guerre civile.

La CGT-SR affirmait la nécessité pour le syndicalisme non seulement de se développer hors des partis politiques, mais contre eux. Cette attitude est en quelque sorte l’écho des 21 conditions d’admission à l’Internationale communiste, qui préconisaient notamment la constitution de fractions communistes dans les syndicats afin d’en prendre la direction. La charte de Lyon de la CGT-SR affirme que le syndicalisme est « le seul mouvement de classe des travailleurs » : « L’opposition fondamentale des buts poursuivis par les partis et les groupements qui ne reconnaissent pas au syndicalisme son rôle essentiel, force également la CGT-SR à cesser d’observer à leur égard la neutralité syndicale, jusqu’ici traditionnelle ». C’était la position des camarades espagnols.

C’est aussi ce que nous avons tenté d’appliquer sur le terrain en nous investissant dans les structures interprofessionnelles. A ce titre, le développement du travail dans les structures horizontales – unions locales et unions départementales – a constitué une expérience extraordinaire car cela nous a confirmés que nos positions étaient les bonnes et, surtout, qu’elles avaient un réel impact auprès des travailleurs.

Nous défendions l’idée que le syndicat, ou toute structure du même type, organisant les travailleurs sur la base de leur rôle dans le processus de production (dans les structures d’entreprises) devaient également les organiser dans des structures géographiques, sur le lieu d’habitation. Ces structures géographiques existaient, mais leur rôle était selon nous artificiellement réduit. Elles devaient selon nous non seulement coordonner l’activité revendicative des entreprises se trouvant dans la localité, mais également prendre en charge toutes les questions qui concernent la vie des travailleurs. Les structures horizontales se voyaient donc chargées d’une véritable activité politique : on n’avait plus besoin des partis. Tout cela n’était en rien d’original, puisque c’est précisément ce qui définit l’anarcho-syndicalisme, mais nous avons pu expérimenter la chose sur le terrain.

Les UL se développaient, elles devenaient un réel pôle d’organisation des travailleurs sur une base géographique. Les militants qui étaient formellement membres de l’Alliance étaient peu nombreux par rapport à ceux que les pratiques qu’ils proposaient attiraient. Nous ne cherchions d’ailleurs pas à « recruter » à tout prix.

On coupait l’herbe sous les pieds de tous les groupes gauchistes qui se concurrençaient pour le titre de direction de rechange de la classe ouvrière. C’était pour eux inacceptable. La liquidation de cette expérience, qui n’a pas eu le temps de se développer suffisamment pour résister aux attaques, a été extrêmement brutale, et elle s’est faite avec la complicité active de ces groupes gauchistes et en particulier de la Ligue communiste. Il reste que l’expérience a été menée pendant plusieurs années à une échelle qui n’était pas négligeable, et que ça marchait. Les travailleurs étaient attirés par ce type d’activité et les structures qui la pratiquaient se développaient. Cela donne la mesure du gâchis politique provoqué d’une part par la gauche et l’extrême gauche parlementaires, mais aussi par la carence d’une partie du mouvement anarchiste qui restait repliée sur elle-même.

L’Alliance était à proprement parler une organisation anarcho-syndicaliste, et la référence au syndicalisme révolutionnaire, dans le sens français du terme, était plus une référence historique qu’une réalité. Pour nous, l’anarcho-syndicalisme était une référence historique incontournable au mouvement ouvrier du début du siècle. Nous estimions ne pas avoir à rougir de nous réclamer de l’héritage de Fernand Pelloutier et d’Emile Pouget.

Ceux d’entre nous qui étaient à la CGT savaient parfaitement que la référence à l’anarcho-syndicalisme avait un réel impact : au sein de cette centrale syndicale, malgré les désaccords, personne ne contestait la légitimité historique de ce courant, ce qui n’était pas le cas des trotskistes, assimilés à des intellectuels petits-bourgeois. Par ailleurs, les déclarations d’Edmond Maire, parfaitement opportunistes, cela va de soi, sur la proximité de la CFDT avec l’anarcho-syndicalisme, étaient de toute évidence une tentative d’inscrire cette confédération dans la légitimité historique du mouvement ouvrier. La référence à l’anarcho-syndicalisme n’était pas pour nous un handicap, au contraire.

Ce qui ne nous empêchait pas d’être extrêmement critiques sur l’incapacité de nos anciens à s’organiser pour faire front à la bolchevisation de la CGT – critique qui valait également pour les syndicalistes révolutionnaires. Après la révolution russe, nos anciens se sont trouvés face à une pratique qu’ils ne connaissaient pas, les fractions . Les communistes s’organisaient en dehors du mouvement syndical pour déterminer les positions qu’ils développeraient dans les structures syndicales ; ils arrivaient ainsi dans les réunions en s’étant préparés : quelques militants organisés parvenaient à prendre le contrôle de l’organisation. Les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires n’ont pas su faire face à cette pratique inédite, ni trouver de contre-mesures.

C’est en référence à cet échec de nos anciens que nous avons eu l’idée de créer des « contre-fractions » pour faire face aux trotskistes. Ça s’est révélé très efficace. Lorsque nous pensions qu’à l’occasion d’une assemblée générale nous risquions d’avoir à faire face à une offensive d’un quelconque courant politique, nous organisions une réunion préparatoire des libertaires pour préparer la contre-offensive, mettre au point des contre-motions etc. L’une des raisons de cette efficacité résidait dans le fait que les trotskistes ne pensaient pas que les « anars » étaient capables de ça...

Il est significatif que la pratique de la « contre-fraction » a été mise en œuvre pour la première fois, et avec succès, dans un syndicat de la CGT.

« Une des choses les plus originales que nous avons inventées, c’est la pratique de la contre-fraction. Qu’est-ce qu’une contre-fraction ? Dans une organisation syndicale où des fractions politiques tentent de monopoliser les postes de direction, c’est proposer aux adhérents de constituer une structure plus ou moins clandestine d’opposition avec comme objectif de rétablir la démocratie et le pluralisme syndicaux ; dans cette contre-fraction, les anarcho-syndicalistes sont le noyau et ils s’emploient sans cesse à développer la surface de la contre-fraction, en faisant appel à tous ceux qui veulent que le syndicat appartienne aux syndiqués et non au PCF ou à la LCR ou encore à la social-démocratie chrétienne. Il ne s’agit nullement d’une fraction anarchiste ; elle n’a pas de programme anarchiste, mais une plate-forme de rétablissement de la démocratie, des élections pour les postes de responsabilité, des assemblées générales pour gérer les luttes et discuter des accords . » (Jacky Toublet, interview de Franck Poupeau, archives J. Toublet.)

Dans tout ça, le modèle sur lequel nous nous appuyions était celui de l’Alliance bakouninienne – autre référence à l’anarchisme : une organisation qui impulse des actions et des idées mais qui ne se substitue pas aux travailleurs. Je ne pense pas que l’emploi du mot « Alliance » dans le nom de notre organisation ait été fortuit.

L’Alliance avait peu de relations avec la FA, sinon des relations personnelles avec certains militants. D’autant que le recrutement, par le canal syndical, de militants ayant une réelle expérience de terrain, mais qui n’avaient rien à voir avec le mouvement anarchiste, ne favorisait de toute façon pas un rapprochement « organique », même s’il avait été possible. On n’a pas eu besoin de prendre nos distances avec l’anarchisme. Cette distance, c’est l’anarchisme qui l’a créée.

L’anarcho-syndicalisme était pour nous une doctrine et une pratique qui pouvaient et devaient se passer de l’anarchisme. C’est dire que nous étions à 100 lieues de la « synthèse » de Sébastien Faure ; nous pensions également que 100 lieues séparaient Malatesta de Bakounine : nos sympathies allaient évidemment au second, qualifié par Gaston Leval de fondateur de l’anarcho-syndicalisme.

La quasi-absence de relations entre l’Alliance et la Fédération anarchiste était due surtout à la peur de la FA vis-à-vis d’une organisation qui était perçue comme quelque chose de mystérieux et d’inquiétant, une sorte de société secrète élitiste passant son temps à fomenter des complots. Nous souhaitions que les militants syndicalistes de la FA nous rejoignent pour coordonner leur activité avec la nôtre, et d’ailleurs certains copains l’ont fait. C’est ceux-là qui, plus tard, feront le pont entre l’Alliance syndicaliste et la FA lorsque la première se dissoudra et que certains de ses militants, dont moi-même, rejoindront la seconde...

Nous avons assez rapidement fait le constat que le projet initial, fort modeste, d’ailleurs, de l’Alliance n’était pas réalisable : coordonner l’activité des militants syndicalistes libertaires, indépendamment de leur appartenance organisationnelle. Le succès de ce projet n’a été que très marginal : quelques militants libertaires par-ci, par-là, nous rejoignaient.

Par la force des choses, nous avons été amenés à nous développer, moins en tentant de rallier les militants libertaires déjà organisés qu’en nous développant dans les entreprises, tâche qui, cependant, n’a été rendue possible que parce que nous avions une implantation qui était loin d’être ridicule (en comparaison aux groupes trotskistes, par exemple).

Autrement dit, nous nous sommes pratiquement « extraits » du mouvement libertaire organisé. Fallait-il cesser toute référence à l’« anarchisme » ? Je ne pense pas, car c’est sur le socle libertaire de l’anarcho-syndicalisme que l’Alliance a pu se créer et se développer.

Progressivement, les militants qui venaient à nous n’avaient strictement rien à voir avec le mouvement libertaire, c’étaient des militants issus du mouvement syndical. C’est largement grâce à eux que l’Alliance a pu exister pendant dix ans ; sans eux, nous aurions représenté une vague et éphémère tentative de plus de regroupement libertaire, qui aurait fini par disparaître au bout de quelques mois ou qui se serait maintenu sous la forme d’un cercle de nostalgiques vieillissants ressassant toujours les mêmes regrets.

L’Alliance s’est de fait transformée en organisation politique dont l’objectif était de se développer dans la classe ouvrière et d’y diffuser les thèses anarcho-syndicalistes. Par exemple, les contacts très étroits que nous avions établis avec les camarades d’Usinor Dunkerque n’avaient rien à voir avec le réseau des militants libertaires. C’était le résultat de notre implantation syndicale dans la métallurgie, à travers laquelle nous sommes entrés en contact avec les militants de l’usine de la Grande Synthe. Nous avions également établi des relations avec les dockers CGT de Saint-Nazaire. Aucun d’entre eux n’a adhéré à l’Alliance, mais des relations se sont établies, qui durent encore, à titre personnel. Ces camarades étaient en relation avec le mouvement des paysans travailleurs avec lequel nous avons pris contact.

On a pu écrire qu’à l’époque un certain nombre de structures de la CFDT développaient des thèmes syndicalistes révolutionnaires et participaient de la tendance « SR » de cette confédération. L’auteur de cette brochure occulte deux faits : la tendance « SR » de la CFDT était en fait constituée d’anarcho-syndicalistes ; tous les exemples qu’il donne de présence « SR » dans la CFDT révèlent en fait la présence de l’Alliance syndicaliste.

La section syndicale de la SEP, près de Bordeaux, était très implantée et animée par des copains de l’Alliance. L’union départementale de la Gironde, dissoute par la direction confédérale, était également animée par des camarades de l’Alliance.

Il y avait de nombreuses sections syndicales à Paris ou en banlieue dans lesquelles les militants de l’Alliance jouaient un rôle important, dans les grands magasins, dans les assurances, dans les banques, notamment à la BNP, dans le secteur de l’alimentation, et dans quelques unions locales, dont celle du 9e arrondissement, dont la dissolution a fait un peu de bruit à l’époque.

En banlieue parisienne, l’union départementale des Hauts-de-Seine et celle du Val-de-Marne étaient animées par des militants de l’Alliance.

Je ne veux en aucun cas dire que tous les exemples de pratique libertaire ou anarcho-syndicaliste qui pouvaient exister à l’époque dans la CFDT relevaient de l’Alliance ; je veux seulement dire que l’Alliance avait un journal, des archives, des militants connus, grâce à quoi l’auteur de la brochure que j’ai mentionnée a pu recenser un certain nombre de pratiques, mais que d’autres exemples lui ont échappé parce qu’il n’y avait pas de traces.

Je pense qu’il devait exister à l’époque dans la CFDT pas mal de structures qui, indépendamment de l’Alliance, avaient développé des positions proches des nôtres. Ceux de nos camarades qui participaient aux congrès rencontraient constamment des militants qui, n’ayant en général aucun lien avec le mouvement libertaire, développaient des positions proches. Cette fermentation, en s’étendant, devenait dangereuse pour la direction confédérale et c’est cela, je pense, qui a conduit celle-ci à prendre des mesures de recentrage. Les militants de la Ligue communiste, trop contents de se débarrasser des libertaires, ont à l’époque bien aidé la direction confédérale .

La relégation de la charte d’Amiens au magasin des antiquités fut le résultat d’un constat tout simple : il n’y avait en 1906 qu’une seule organisation syndicale et prévalait alors de mythe de l’unité du mouvement ouvrier. La classe ouvrière devait être une face au patronat. C’était quelque chose qui ne pouvait même pas être discuté.

Notre relatif détachement par rapport au mythe de « l’unité du mouvement ouvrier » nous était venu par l’analyse que nous avions faite de l’évolution de la CGT après la révolution russe. Nos anciens avaient été incapables d’affronter la bolchevisation de la CGT.

Le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme, dans l’acception française du terme, avaient fait faillite au moment de la révolution russe. Celle-ci avait introduit dans le mouvement ouvrier en France des pratiques nouvelles auxquelles nos camarades n’avaient pas su s’adapter et qu’ils n’avaient pas su contrer. En somme, ils n’ont pas su opposer une alternative viable. Il n’était plus possible de revenir en arrière. S’obstiner à se référer à la charte d’Amiens revenait à soupirer après un ordre plus ou moins idyllique mais complètement dépassé.

Or nous avions « sous la main », en quelque sorte, quelqu’un qui avait des choses à dire sur cette question : Gaston Leval.

Leval se rend à Moscou en 1921 comme délégué adjoint de la CNT espagnole pour prendre part au congrès constitutif de l’Internationale des syndicats rouges. Ce qu’il voit en Russie – il est vrai qu’il ne s’est pas contenté de suivre les parcours fléchés officiels – le persuade que la révolution se dévoie vers une dictature de parti . Le rapport qu’il fera au congrès de Saragosse en 1922 persuadera la CNT de ne pas adhérer à l’Internationale syndicale rouge, ce qui évitera à celle-ci le processus de « bolchevisation » subi par d’autres centrales syndicales européennes. En 1922 se constituera, en concurrence de l’Internationale syndicale rouge, l’AIT seconde manière.

Dans les années 70, le mouvement ouvrier avait subi de nombreuses évolutions et nous n’en étions plus au contexte de 1906. Il fallait trouver autre chose. Le mouvement ouvrier était colonisé par des partis qui l’utilisaient comme masse de manœuvre dans leurs stratégies politiques : la CGT contrôlée par les communistes, la CFDT contrôlée par les cléricaux, FO contrôlée par Dieu sait quoi (on me pardonnera j’espère cette audace de langage), etc.

Leur demander l’application des principes d’Amiens revenait à demander à un crocodile de devenir végétarien. L’unité du mouvement ouvrier n’avait plus de sens. Et brandir la charte d’Amiens sous le nez des directions de toutes ces confédérations en réclamant l’indépendance syndicale n’avait plus de sens.

2Avant-garde et minorité agissante2

Dans la tradition du syndicalisme français, le culte de l’unité jouait un rôle considérable, bien que des tendances fort différentes pouvaient se heurter lors des congrès. Au-delà des options multiples qui pouvaient se manifester, l’opposition principale se trouvait entre ceux qui entendaient faire participer la classe ouvrière à l’action parlementaire et ceux qui s’y opposaient. La charte d’Amiens, en 1906, est un texte de compromis de différentes tendances unies contre le guesdisme, dans lequel chacun peut s’y retrouver, mais la notion de neutralité syndicale qui s’en dégage peut être interprétée comme une affirmation de non-intervention sur le terrain politique, ce qui convient aux partisans de l’action parlementaire, alors que pour les anarcho-syndicalistes cela signifiait que le syndicalisme, sans exclure l’action politique (la politique ne se limitant pas aux élections…), ne s’engageait pas en faveur de l’action parlementaire. Pour Pouget, la CGT est « neutre du point de vue politique », mais cette neutralité affirmée « n’implique point l’abdication ou l’indifférence en face des problèmes d’ordre général, d’ordre social (…) La Confédération n’abdique devant aucun problème social non plus que politique (en donnant à ce mot son sens large). » (La CGT.)

La charte d’Amiens doit donc être considérée pour ce qu’elle est, un texte de compromis, un moindre mal, en aucun cas un manifeste syndicaliste révolutionnaire ou anarcho-syndicaliste.

Dans une organisation ayant plusieurs centaines de milliers d’adhérents, et dans laquelle se heurtaient en permanence un courant favorable à l’action parlementaire et un courant opposé, sur quoi pouvait se fonder l’« unité » ? Dans le meilleur des cas, en fonction des fluctuations de la démocratie syndicale, la direction de l’organisation pouvait avoir mandat de développer l’une des stratégies ou l’autre. Ça n’avait pas de sens.

Il était difficile d’empêcher les partisans de la stratégie électorale et ceux qui cherchaient avant tout l’entente avec les pouvoirs publics et le patronat de développer leurs thèses et leurs pratiques. Pour conserver une cohérence pratique et théorique, la scission était inévitable.

Pierre Besnard dit explicitement que l’abandon de fait de la lutte des classes dans la CGT a littéralement crée une tendance qui ne pouvait plus grouper les « travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du patronat et du salariat. Une partie d’entre eux était exclue idéologiquement, moralement ». C’est là, dit-il, la cause de la scission de 1921 qui donna naissance à la CGTU. Cette dernière ne devait pas se montrer différente : le rôle révolutionnaire du syndicalisme, son indépendance, son autonomie fonctionnelle et sa capacité d’action devaient être niés par le Parti communiste qui voulaient en faire une courroie de transmission. Dès lors, une seconde scission, « déjà en germe lors de la première, se produisit ». Ce sera la constitution, en 1926, de la CGT – syndicaliste révolutionnaire (CGT-SR).

Réapparaît ainsi la même problématique que celle qui avait divisé l’AIT : l’opposition entre ceux qui préconisaient la stratégie de conquête du pouvoir politique et ceux qui voulaient la conquête du pouvoir social. La révolution russe allait modifier largement les données du problème. De nombreux syndicalistes révolutionnaires allaient la soutenir, mais ce soutien ne peut s’expliquer que par le contexte. Le caractère particulier pris par la révolution à ses débuts, ainsi que l’éloignement, firent que beaucoup de militants étaient convaincus que les bolcheviks étaient des bakouniniens. Une certaine confusion régna quelque temps, puisque peu après l’arrestation de Monatte, le 3 mai 1920, pour complot contre la sûreté de l’Etat, la police arrêta des dirigeants d’une « Fédération des soviets » et d’un « Parti communiste », tous deux de tendance… anarchiste ! Nombre de bolcheviks eux-mêmes, après que Lénine leur eût imposé les thèses d’avril, lesquelles allaient totalement à l’encontre des positions traditionnelles du parti, crurent que leur chef était devenu bakouninien. Ainsi, Goldenberg, un vieil ami de Lénine, s’écria-t-il : « La place laissée vacante par le grand anarchiste Bakounine est de nouveau occupée. Ce que nous venons d’entendre constitue la négation formelle de la doctrine social-démocrate et de toute la théorie du marxisme scientifique. C’est l’apologie la plus évidente qu’on puisse faire de l’anarchisme . » De fait, les bolcheviks n’ont pu prendre le pouvoir que parce qu’ils avaient abandonné leurs mots d’ordre habituels et adopté le mot d’ordre éminemment anarchiste de « Tout le pouvoir aux Soviets ! »

Des syndicalistes révolutionnaires et des anarcho-syndicalistes contribueront à la formation du parti communiste en France. Certains d’entre eux le quitteront assez rapidement . Monatte, Rosmer et Delagarde seront exclus en décembre 1924. Il faut garder à l’esprit un fait qui a été peu souligné : pour beaucoup, la révolution russe était le prélude à l’extension de la révolution en Europe. Dans cette perspective, soutenir la révolution russe, quel qu’en fût le caractère, était vital. « La révolution cessera bientôt d’être russe pour devenir européenne », écrit Monatte à Trotsky le 13 mars 1920. Tom Mann, un syndicaliste révolutionnaire britannique (et fondateur en 1921 du parti communiste britannique), dira les choses clairement : « Bolchevisme, spartakisme, syndicalisme révolutionnaire, tout cela signifie la même chose sous des noms différents. » Nombre de militants syndicalistes révolutionnaires ne virent pas de différence entre les soviets et les Bourses du travail, qui de fait remplissaient le même office : rassembler les travailleurs, et par extension la population laborieuse d’une localité sur des basses interprofessionnelles.

Il y avait nombre de similitudes entre les positions du syndicalisme révolutionnaire et celles des bolcheviks, qui expliquent l’adhésion de certains militants au communisme. Ces similitudes seront surtout soulignées par les bolcheviks eux-mêmes, soucieux d’attirer à eux les militants ouvriers les plus actifs. Charbit, Hasfeld, Martinet, Monatte, Monmousseau, Rosmer, Sémard et d’autres en firent partie. Dire, avec Brupbacher, que le syndicalisme révolutionnaire accomplit son suicide est exagéré. Si ces militants ont manqué de discernement, c’est là une chose qu’on peut difficilement leur reprocher. Il reste que ce manque de discernement n’était pas une fatalité, comme le montre l’exemple de Gaston Leval.

On peut dire que c’est l’accélération de l’histoire qui a imposé aux différents courants présents dans le mouvement ouvrier de se démarquer clairement. Si on peut regretter que l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire n’aient pas conservé leur position dominante en France, sur le plan international la situation était très encourageante : l’AIT (seconde manière) avait des sections dans 24 pays et regroupait plusieurs millions de travailleurs .

Le rapprochement entre le concept de minorité agissante et celui d’avant-garde a été largement fait par les léninistes soucieux de rapprocher les deux mouvements. Rappelons quelques idées développées par Pouget sur la question des minorités agissantes.

Pour contrebalancer la force de la classe possédante il faut une autre force : « cette force, il appartient aux travailleurs conscients de la matérialiser ; (…) cette nécessaire besogne de cohésion révolutionnaire se réalise au sein de l’organisation syndicale : là, se constitue et se développe une minorité grandissante qui vise à acquérir assez de puissance pour contrebalancer d’abord et annihiler ensuite les forces d’exploitation et d’oppression. » (Pouget, L’Action directe.)

Ceux qui restent en dehors de l’organisation syndicale, qui refusent de lutter sont des « zéros humains », des « êtres inertes dont les forces latentes n’entrent en branle que sous le choc que leur imposent les énergiques et les audacieux ». (Les Bases du syndicalisme.) On constate une absence totale de complaisance à l’égard des travailleurs non-organisés : « Les majorités sont moutonnières et inconscientes. Elles acceptent les faits établis et subissent les pires avanies. S’il leur arrive d’avoir quelques instants de lucidité, c’est sous l’impulsion des minorités révolutionnaires et encore il n’est pas rare qu’après avoir fait un pas en avant, elles laissent passivement renaître le vieux régime et les institutions renversées. » (Grève générale réformiste et grève générale révolutionnaire.)

« Tout le problème révolutionnaire consiste en ceci : constituer une minorité assez forte pour culbuter la minorité dirigeante » (…) « Qui donc fait la propagande, qui donc dresse les programmes de revendications ? Des minorités ! Rien que des minorités ! » (Père peinard, 12/01/1890)

Mais ces minorités devront être les plus nombreuses possible, « car si nous sommes convaincus que la révolution sera l’œuvre d’une minorité, encore sommes-nous désireux que cette minorité soit la plus nombreuse possible, afin que soient plus grandes les chances de succès. »

Il est clair que, aux yeux des syndicalistes révolutionnaires, des différences de niveau de conscience existent dans la classe ouvrière. Les militants ne s’attendent pas à ce que tous adhèrent à l’idée de révolution prolétarienne, mais ils pensent que la minorité agissante peut créer, lorsque le moment est venu, un phénomène d’entraînement et amener la grande masse du prolétariat à bouger. Bakounine pensait que « dans les moments de grandes crises politiques ou économiques (…), dix, vingt ou trente hommes bien entendus et bien organisés entre eux, et qui savent où ils vont et ce qu’ils veulent, en entraîneront facilement cent, deux cents, trois cents ou même davantage ». Mais, précise-t-il, « pour que la dixième partie du prolétariat (…) puisse entraîner les neuf autres dixièmes », il faut que chaque membre soit organisé, conscient du but à atteindre, qu’il connaisse les principes de l’Internationale et les moyens de les réaliser. Il n’est pas question, là, de spontanéité… « Ce n’est qu’à cette condition que dans les temps de paix et de calme il pourra remplir efficacement la mission de propagandiste (…), et dans les temps de lutte celle d’un chef révolutionnaire. » (« Protestation de l’Alliance ».) Le rôle de la minorité agissante avait parfaitement été défini par Bakounine.

L’existence d’une minorité active, capable de catalyser l’action des masses, dépendait cependant, dans la CGT du début du siècle, d’un certain nombre de conditions institutionnelles à propos desquelles réformistes et révolutionnaires s’opposèrent. Il s’agit du problème très concret et significatif de la représentation proportionnelle. Les anarcho-syndicalistes sont favorables à l’égalité des voix par syndicat, quel que soit leur nombre. L’application du principe de la représentation proportionnelle, qui établit l’hégémonie de quelques gros syndicats, condamne en fait la minorité révolutionnaire. « L’approbation de la représentation proportionnelle eût impliqué la négation de toute l’œuvre syndicale qui est la résultante de l’action révolutionnaire des minorités. Or, si l’on admet que la majorité fasse foi, à quel point s’arrêtera-t-on ? Sur cette pente savonneuse on risque d’être entraîné loin. Ne se peut-il que, sous prétexte de proportionnalité, une majorité d’inconscients dénie le droit de grève à une minorité de militants conscients ? Et en vertu de quel critérium s’opposera-t-on à cette masse seule si, soi-même, on a énervé l’action efficace des minorités en les étouffant sous la proportionnalité ? » (Déclaration de Pouget au congrès de Montpellier, septembre 1902.) Le principe démocratique n’est ainsi pas du tout revendiqué. Là encore, il s’agit de l’introduction, dans les pratiques syndicales, d’un élément original de droit. Le principe démocratique implique que chaque individu représente une voix, et que la majorité des voix emporte la décision, c’est-à-dire que 50,5 % peuvent avoir raison sur 49,5 %. Le rejet de ce principe démocratique vient pour une part du mouvement anarchiste, pour lequel les décisions doivent être prises avec un consensus le plus large possible. Mais il y a autre chose. Il s’agit d’une conception différente de la légitimité. L’unité de base n’est pas l’individu mais l’individu organisé. Son organisation est le syndicat. C’est celui-ci qui est l’unité de base. A l’intérieur du syndicat, un adhérent en vaut un autre. C’est une logique difficile à comprendre car elle tranche singulièrement avec nos conditionnements à la démocratie formelle.

L’idée démocratique est donc étrangère au syndicalisme. D’ailleurs, seule une minorité de travailleurs est syndiquée, aussi « le non-vouloir de la majorité inconsciente et non syndiquée paralyserait toute action ». La minorité doit donc « agir sans tenir compte de la masse réfractaire ». D’ailleurs, fait remarquer Pouget, la majorité est mal venue de récriminer, puisque « l’ensemble des travailleurs, intéressés à l’action, quoique n’y participant en rien, est appelé à bénéficier des résultats acquis »… Aussi, n’est-il « pas tenu compte de la masse qui refuse de vouloir et seuls les conscients sont appelés à décider et à agir » (Le Mouvement socialiste, janvier 1907).

« Au creuset de la lutte économique se réalise la fusion des éléments politiques et il s’obtient une unité vivante qui érige le syndicalisme en puissance de coordination révolutionnaire. » (Le Mouvement socialiste, janvier 1907.)

On comprend dès lors que les léninistes aient tenté de rallier à leur cause les syndicalistes révolutionnaires bien que, pour les premiers, l’avant-garde était constituée de révolutionnaires professionnels, la plupart du temps non ouvriers, alors que pour les seconds la minorité agissante baignait dans la classe ouvrière dont elle faisait partie.

Trotsky ne s’y est pas trompé. Il avait compris que le contrôle du mouvement syndical était une étape décisive pour avoir une influence sur le mouvement ouvrier. Si le syndicalisme révolutionnaire avait raison de lutter pour l’autonomie syndicale face au gouvernement bourgeois et aux socialistes parlementaires, il ne « fétichisait pas l’autonomie des organisations de masse ». Au contraire, il comprenait et préconisait le rôle dirigeant de la minorité révolutionnaire dans les organisations de masse, « qui réfléchissent en leur sein toute la classe ouvrière, avec toutes ses contradictions, son caractère arriéré, et ses faiblesses. » En somme, l’autonomie n’a plus lieu d’être maintenant qu’il y a un vrai parti révolutionnaire. Et Trotski ajoute :

« La théorie de la minorité active était, par essence, une théorie incomplète du parti prolétarien. Dans toute sa pratique, le syndicalisme révolutionnaire était un embryon de parti révolutionnaire ; de même, dans sa lutte contre l’opportunisme, le syndicalisme révolutionnaire fut une remarquable esquisse du communisme révolutionnaire.

« Les faiblesses de l’anarcho-syndicalisme, même dans sa période classique, étaient l’absence d’un fondement théorique correct, et comme résultat, une incompréhension de la nature de l’Etat et de son rôle dans la lutte de classe. Faiblesse aussi, cette conception incomplète, insuffisamment développée, et par conséquent fausse, de la minorité révolutionnaire, c’est-à-dire du parti. D’où les fautes de tactique, comme la fétichisation de la grève générale, l’ignorance de la relation nécessaire entre le soulèvement et la prise du pouvoir.

« Après la guerre, le syndicalisme français trouva dans le communisme à la fois sa réfutation, son dépassement et son achèvement ; tenter de faire revivre aujourd’hui le syndicalisme révolutionnaire serait tourner le dos à l’histoire. Pour le mouvement ouvrier, une elle tentative ne pourrait avoir qu’un sens réactionnaire. »

L’idée que les syndicats se suffisent à eux-mêmes signifie « la dissolution de l’avant-garde révolutionnaire dans la masse arriérée que sont les syndicats » . La position que développe Trotsky dans un texte de 1929 reflète parfaitement le point du vue du bolchevisme dès la révolution russe, bien que se surajoute alors l’influence stalinienne dans le mouvement ouvrier. A ce titre, Trotsky est bien l’héritier de Lénine.

Les critiques formulées contre le syndicalisme révolutionnaire avaient déjà suscité des réactions, mais pas dans le sens souhaité par Trotsky. Après l’assassinat de syndicalistes par des communistes, à la Maison des syndicats à Paris, le 11 janvier 1924, des anarcho-syndicalistes et des syndicalistes révolutionnaires s’engagèrent dans la formation d’une nouvelle centrale syndicale, la CGT-SR. Les unions départementales de la Somme, de la Gironde, de l’Yonne, du Rhône, la fédération du bâtiment, se groupèrent dans une Union fédérative des syndicats autonomes de France, puis se confédérèrent les 1er et 2 novembre 1926 à Lyon.

La nouvelle organisation conteste l’idée de neutralité syndicale telle qu’elle est affirmée dans la charte d’Amiens, notamment le paragraphe où « le congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement corporatif, à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander en réciprocité de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors. »

Les documents de constitution de la CGT-SR offrent une véritable réflexion sur le contexte de l’époque, notamment sur la crise mondiale qui se prépare, sur la montée du fascisme, et formulent un véritable programme politique.

Une tactique révolutionnaire est esquissée concernant les rapports avec les autres forces révolutionnaires, à la fois dans l’action revendicative quotidienne et en cas de révolution. Un programme revendicatif est proposé, qui s’inscrit à la fois dans le cadre de revendications quotidiennes tout en présentant un caractère de préparation à la transformation sociale. On retrouvera, curieusement, les principaux thèmes, réadaptés évidemment, de ce programme revendicatif dans… le programme de transition de Trotsky, dix ans plus tard !

Sur cette période, A. Schapiro écrivit en 1937 :

« La grande guerre balaya la charte du neutralisme syndical. Et la scission au sein de la Première Internationale entre Marx et Bakounine eut un écho – à la distance de presque un demi-siècle – dans la scission historiquement inévitable au sein du mouvement ouvrier international d’après-guerre. Contre la politique de l’asservissement du mouvement ouvrier aux exigences de partis politiques dénommés “ouvriers », un nouveau mouvement, basé sur l’action directe des masses en dehors et contre tous les partis politiques, surgissait des cendres encore fumantes de la guerre 1917-1918. L’anarchosyndicalisme réalisait la seule conjonction de forces et d’éléments capables de garantir à la classe ouvrière et paysanne sa complète indépendance et son droit inéluctable à l’initiative révolutionnaire dans toutes les manifestations d’une lutte sans merci contre le capitalisme et contre l’Etat, et d’une réédification, sur les ruines des régimes déchus, d’une vie sociale libertaire. »

La constitution de la CGT-SR n’aboutit évidemment pas à une percée spectaculaire dans la lutte des classes de l’époque. Ce fut une petite organisation constituée trop tardivement alors que le mythe de la révolution russe commençait à se constituer. On ne peut guère reprocher à quelques militants lucides de ne pas avoir réussi à persuader les masses à nager contre le courant. Il faut aussi garder à l’esprit que nous entrons à cette époque dans la période de montée du fascisme : en 1926 il est au pouvoir en Italie et au Portugal, il le sera quelques années plus tard en Allemagne. Dans ces trois pays existaient des mouvements anarcho-syndicalistes importants qui seront écrasés, avec le reste du mouvement ouvrier. Significativement, le seul pays où le fascisme subira un coup d’arrêt par le prolétariat armé sera l’Espagne.

2Quelques leçons du passé2

Les thèmes anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires ont la vie dure. Dès 1921, Trotsky doit prévenir qu’il faut « condamner sévèrement la conduite de certains communistes qui non seulement ne luttent pas dans les syndicats pour l’influence du Parti, mais s’opposent à une action dans ce sens au nom d’une fausse interprétation de l’autonomie syndicale ». A la même époque, confrontés aux graves problèmes de la réorganisation économique auxquels ils n’avaient pas du tout songé, les dirigeants bolcheviks se voient proposer par Chliapnikov et Kollontaï, qui avaient constitué une tendance, l’Opposition ouvrière, de confier la gestion de l’économie à un congrès des producteurs de Russie, groupés en syndicats de production qui éliraient un organisme central dirigeant l’ensemble de l’économie nationale de la République. Cette idée sera condamnée comme « déviation anarchiste et syndicaliste ». L’Opposition ouvrière sera muselée, en 1921, au Xe congrès du parti, et Trotsky dira d’elle : « Ils ont mis en avant des mots d’ordre dangereux… ils ont placé le droit des ouvriers à élire leurs représentants au-dessus du parti. Comme si le parti n’avait pas le droit d’affirmer sa dictature, même si cette dictature était en conflit avec les humeurs changeantes de la démocratie ouvrière… »

Dans les années trente, la direction du Parti communiste français sera constamment obligée de réprimander les militants d’usine qui n’appliquent pas strictement la discipline de parti et qui entendent s’autonomiser par rapport à lui. En plein Programme commun de la gauche, Edmond Maire déclare : « Il y a eu deux grands courants socialistes, celui qui est jacobin, centralisateur, autoritaire, s’est établi dans les pays de l’Est. L’autre, le socialisme libertaire anarcho-syndicaliste, autogestionnaire, c’est celui que nous représentons. » (Le Monde, 19 octobre 1972.)

Ainsi l’anarcho-syndicalisme sert de repoussoir quand on veut resserrer le contrôle sur l’organisation, mais il sert de référence lorsqu’on veut réaffirmer une continuité avec le mouvement ouvrier français. Il va sans dire qu’Edmond Maire ne pensait pas un mot de ce qu’il disait. En effet, à l’époque où il faisait cette déclaration, commençait un processus de « nettoyage » dans les instances syndicales dans lesquelles les anarcho-syndicalistes avaient réussi à développer avec succès leurs vues auprès des syndiqués. Les années qui ont suivi 1968 ont vu un extraordinaire développement du mouvement syndical en France, dû en grande partie à l’extension des structures interprofessionnelles. Ce phénomène a permis un élargissement considérable du champ d’intervention de l’organisation syndicale, puisque dans les unions locales et départementales pouvaient être pris en charge des problèmes qui débordaient largement de l’entreprise. Cela a permis aussi une coordination décentralisée de l’action, un accroissement des débats dans les instances de base et les structures intermédiaires. Ce processus était clairement perçu par les appareils syndicaux, mais aussi par les partis de gauche et d’extrême gauche, comme un danger. En effet, le développement du débat politique et du travail d’organisation (car nous recrutions…) dans des structures de classe qui n’étaient pas cantonnées à l’entreprise et qui développaient des thèmes de réflexion débordant de loin les simples revendications économiques, constituait une remise en cause du rôle des avant-gardes autoproclamées. Aussi, l’une des tâches que se sont fixé les directions syndicales par la suite, avec la complicité des trotskistes, a été de laminer ce mouvement par la dissolution de sections syndicales, de syndicats, d’unions locales et départementales, par l’exclusion de militants.

Le débat reste ouvert sur la question du mode d’intervention des anarcho-syndicalistes aujourd’hui. Cinquante ans après la création de la CGT-SR, les circonstances imposent que le mouvement ait une apparition propre, au grand jour, comme alternative au syndicalisme réformiste, intégré à l’Etat, dominé par des partis politiques.

L’expérience historique de la social-démocratie et du léninisme a disqualifié ces deux mouvements dans leurs tentatives de proposer une alternative au capitalisme.

Existe-t-il, aujourd’hui, une possibilité pour l’anarcho-syndicalisme de se développer ? La première remarque qu’on puisse faire est : cela dépend des anarcho-syndicalistes eux-mêmes. Il est certain que la réapparition significative de ce mouvement sur le terrain de la lutte des classes ne pourra pas se faire en reprenant mécaniquement les problèmes tels qu’ils se posaient il y a cinquante ans, ni en copiant les méthodes et les formes organisationnelles d’alors. Surtout, il faut se garder de toute attitude apologétique visant à justifier tout sous prétexte de présenter une image idyllique du mouvement.

Le syndicalisme révolutionnaire, qui a dominé dans le mouvement ouvrier français entre 1895 et 1914, est apparu comme une réaction à la montée du marxisme réformiste dans sa version guesdiste, mais aussi comme une réaction à l’anarchisme, dominé alors par les partisans de la « reprise individuelle » dont Gaston Leval disait qu’ils s’attaquaient plus volontiers aux petites vieilles dans les chambres de bonne qu’aux gros détenteurs de capitaux, mieux protégés.

Il n’existe pas à proprement parler de doctrine du syndicalisme révolutionnaire, avant son explicitation par la CGT-SR. La théorie, pour les militants, reste accessoire. Le théoricien le plus connu du syndicalisme révolutionnaire, Georges Sorel, fut parfaitement méconnu des militants. D’ailleurs, il théorisait le syndicalisme révolutionnaire au nom du marxisme : de son point de vue, le syndicalisme révolutionnaire était une révision du socialisme officiel et un retour au vrai marxisme. « Il n’y a pas, dit-il, de meilleure preuve à donner pour démontrer le génie de Marx, que la remarquable concordance qui se trouve exister entre les vues et la doctrine que le syndicalisme révolutionnaire construit aujourd’hui, lentement, avec peine, en se tenant toujours sur le terrain de la pratique des grèves. » Après la « Lettre aux anarchistes » de Fernand Pelloutier, beaucoup de militants suivront l’appel, mais cela constitua un ensemble disparate. Certains évoluèrent vers le « syndicalisme pur », d’autres demeureront des anarchistes agissant dans les syndicats. La plupart des militants syndicalistes révolutionnaires étaient des syndiqués anarchistes, des syndiqués socialistes. Le terme même de syndicalisme révolutionnaire recouvre des réalités différentes. Il y a des syndicalismes révolutionnaires, mais pas vraiment une doctrine, en dehors de la notion d’indépendance syndicale.

La notion d’indépendance syndicale a un aspect essentiellement défensif, elle n’est pas en soi l’affirmation d’un programme, d’un idée. Elle implique en outre que les protagonistes « jouent le jeu ». Lorsqu’un parti structuré et discipliné décide de ne pas jouer le jeu, l’indépendance disparaît inévitablement. C’est ainsi que le parti communiste a pu « pénétrer dans la CGT comme une pointe d’acier dans une motte de beurre » selon les termes mêmes d’un de ses dirigeants . La notion d’indépendance, lorsqu’elle n’est pas appuyée sur une doctrine indépendante, sur une organisation cohérente qui se substituent aux doctrines et organisations extérieures, n’est qu’un vœu pieux.

Autant que de la Grande Guerre et de l’attrait pour la révolution russe, c’est de son incapacité doctrinale et organique que le syndicalisme révolutionnaire français mourra.

En disant, cela, ne donnons-nous pas raison aux critiques léniniennes du syndicalisme révolutionnaire ? Dans une large mesure, oui. Trotsky avait parfaitement raison de dire que la théorie de la minorité agissante était une théorie « incomplète » et que le syndicalisme révolutionnaire était quelque chose d’« embryonnaire ». Pourtant la solution ne résidait pas dans l’alignement sur les positions léniniennes mais dans l’affirmation mieux exprimée de l’identité du syndicalisme révolutionnaire, qui aurait dû assumer jusqu’au bout sa fonction de minorité révolutionnaire en s’organisant en tant que telle dans la CGT pour combattre la pénétration extérieure. Pour contrer la fraction communiste dans la CGT, il aurait fallu constituer une contre-fraction syndicaliste révolutionnaire. La riposte aux agissements d’une fraction est le dévoilement de ses projets, mais cela n’est malheureusement possible que par la constitution d’une contre-fraction.

Malheureusement, de telles pratiques étaient culturellement inconcevables pour nos camarades d’alors.

Si les syndicalistes révolutionnaires, dans l’ancienne CGT, s’étaient organisés en tant que tels au lieu d’être éparpillés, la confédération n’aurait pas été « bolchevisée » et ses meilleurs militants n’auraient pas éprouvé le besoin de fonder le parti communiste. Evoquant le conflit entre syndicalistes révolutionnaires et communistes au sein de la CGT-U, Pierre Besnard écrit : « Malgré les efforts inouïs des syndicalistes, dont l’homogénéité ne fut pas la vertu dominante, les communistes triomphèrent définitivement. (...) Si les groupements syndicalistes révolutionnaires avaient été plus actifs, s’ils avaient su où ils allaient, il peut se faire, que l’écrasement eût été moins brutal et qu’une réaction devînt possible. Ce ne fut pas le cas. »

Lorsque le syndicalisme révolutionnaire se constitue définitivement avec la CGT-SR, le terme « syndicalisme révolutionnaire » n’a plus le même contenu que vingt ans plus tôt. Il s’agit en fait d’anarcho-syndicalisme. On a abandonné le mythe de l’unité de la classe ouvrière dans une seule organisation. Implicitement, on a assimilé l’idée (que personne n’ose formuler) que plus l’organisation est grande moins son mode d’action et son programme sont radicaux. Le mouvement se résigne à être une minorité révolutionnaire organisée dont la fonction n’est plus de regrouper l’ensemble de la classe ouvrière, mais d’impulser des actions susceptibles d’entraîner les masses (l’objectif étant tout de même d’être le plus nombreux possible), et d’élaborer un programme de réorganisation de la société. En ce sens, le syndicalisme révolutionnaire français rejoint dans une large mesure les pratiques léniniennes, à cette différence près – notable tout de même… – que son champ d’intervention, le syndicalisme, se situe sur le terrain de classe.

2Conclusion2

La CGT-SR marque la naissance véritable de l’anarcho-syndicalisme en France, en tant que doctrine indépendante et affirmative d’elle-même. La création de la CGT-SR était une réponse adéquate, mais tardive, à une situation que les militants n’avaient pas pu prévoir, c’est-à-dire l’irruption, sur le terrain de la lutte sociale et politique, au sein du mouvement ouvrier et de ses organisations, de méthodes inconnues et efficaces d’infiltration, de noyautage et de prise de contrôle. Le fait que ces méthodes aient pu être mises en œuvre aussi efficacement conduit évidemment à poser la question : les dirigeants syndicalistes révolutionnaires étaient-ils à la hauteur, et n’aurait-on pas eu là, d’une certaine façon, la manifestation d’une crise de la direction du mouvement ouvrier ? C’est oublier l’impact extraordinaire de la révolution russe derrière laquelle se retranchaient les partisans de la bolchevisation du mouvement syndical, impact sans lequel ces méthodes auraient été inefficaces. La bolchevisation du mouvement syndical n’a été possible qu’avec la collaboration active, du moins au début, des militants syndicalistes révolutionnaires comme Monatte, qui ont joué le rôle de véritable cheval de Troie dans le mouvement ouvrier.

L’anarcho-syndicalisme n’est pas un mouvement sans doctrine. Il constitue dans une large mesure un retour aux principes bakouniniens. Force importante entre les deux guerres, sa disparition de la scène internationale n’est pas tant due à son incapacité à s’adapter à l’évolution de la société capitaliste qu’à son extermination physique par le fascisme et le stalinisme.

La modernité fournit des atouts considérables au mouvement s’il se montre capable d’en tirer parti. Le fossé existant autrefois entre les couches cultivées de la population et les masses prolétarisées, du moins dans les pays industriels, s’est considérablement réduit, ôtant toute justification aux prétentions des intellectuels petits-bourgeois à se poser en direction autoproclamée du mouvement ouvrier. Les militants syndicalistes et associatifs d’aujourd’hui se montrent tout autant capables de réflexion et de conceptualisation que les avocats, journalistes, médecins qui étaient il y a un siècle candidats à la direction du mouvement ouvrier. Ce constat en lui-même introduit une exigence : la composition sociologique de la classe révolutionnaire s’est modifiée. Si le poids du prolétariat traditionnel n’a pas changé en nature – quoi qu’on dise, une grève d’éboueurs, de cheminots, d’ouvriers d’usine a plus d’incidence sur notre vie quotidienne qu’une grève de coiffeurs, d’huissiers de justice ou d’antiquaires – il a changé sur le plan démographique. Le problème, posé par Pierre Besnard en 1926, de l’intégration de couches non ouvrières au sens strict, l’employé, le fonctionnaire, le contremaître, le technicien, le professeur, le savant, l’écrivain, l’artiste, qui vivent exclusivement du produit de leur travail, reste donc plus que jamais d’actualité.

Cela implique, là encore, l’exigence d’une réflexion nouvelle sur la notion de travail productif, qui ne peut plus se limiter aux critères élaborés par les penseurs socialistes du siècle dernier, et sur la fonction du travail dans la société d’aujourd’hui.