Kropotkine et la Grande Guerre. Les anarchistes, la CGT et la social-démocratie face à la guerre (AVANT-PROPOS. CHAPITRE Ier) : Les prémices
René Berthier
Article mis en ligne le 4 novembre 2017
dernière modification le 23 août 2018

par Eric Vilain

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Kropotkine, l’un des principaux théoriciens du mouvement libertaire, adopta en 1916 une position de soutien à l’Union sacrée et signa un manifeste auquel se joignirent quatorze autres militants anarchistes et, ajouterons-nous, seulement quatorze. Ce ralliement de Kropotkine suscita un réel émoi dans le mouvement libertaire, par tradition anti-militariste et opposé aux guerres. On s’est souvent interrogé sur les raisons du choix du vieux révolutionnaire. On a rarement essayé de comprendre pourquoi il a attendu 1916 pour faire ce choix.

Selon Kropotkine, il existe un conflit irréductible entre deux visions du socialisme : la française et l’allemande. Il en résulte que la victoire militaire d’un des Etats sur l’autre aboutira à l’hégémonie de sa version du socialisme sur l’autre. En cela, Kropotkine se fait l’écho de débats déjà anciens : lors de la guerre précédente, Bakounine lui-même avait pris parti pour la France parce qu’il considérait que la victoire prussienne aurait été une catastrophe pour la civilisation européenne. Marx, de son côté, écrivit à Engels le 20 juillet 1870 une lettre dans laquelle il se réjouit que la victoire allemande transférerait le centre de gravité du socialisme vers l’Allemagne, ce qui assurerait « la prépondérance, sur la scène mondiale, du prolétariat allemand sur le prolétariat français ».

Après la défaite de la France en 1870, dit Kropotkine, « les Allemands s’efforcèrent de modifier la méthode et le but du mouvement socialiste tout entier ». Il ajoute que la scission entre les deux courants du mouvement ouvrier « devint apparente aussitôt après la guerre franco-allemande ». Le conflit entre les marxistes et les bakouniniens ne fut donc pas une affaire personnelle mais « un conflit entre l’esprit latin et l’esprit allemand, qui, après avoir battu la France sur le champ de bataille, prétendait à la suprématie dans le domaine de la science, de la politique, de la philosophie et aussi du socialisme et représentait sa conception du socialisme comme « scientifique », tandis qu’il qualifiait toutes les autres conceptions d’“utopiques” ».

De fait, les rapports entre les mouvements socialistes français et allemand après la guerre franco-prussienne furent littéralement des rapports de subordination du premier au second, empreints d’une sorte de fascination morbide.