G.P. Maximoff : Les Syndicalistes révolutionnaires dans la Révolution russe
Article mis en ligne le 28 octobre 2011
dernière modification le 6 novembre 2016

par Eric Vilain

L’expansion du mouvement des comités d’usine, qui avait commencé de se coordonner à l’échelle nationale, a été littéralement cassée net par le coup d’Etat d’octobre. Il était en effet hors de question de laisser un mouvement se développer dans lequel l’influence anarcho-syndicaliste était grandissante. Isaac Deutscher révèle que « quelques semaines après l’insurrection, les comités d’usine tentèrent de former leur propre organisation nationale, ce qui, de fait, leur aurait assuré une dictature économique virtuelle. Les bolcheviks utilisèrent alors les syndicats pour rendre un remarquable service au jeune Etat bolchevik, en disciplinant les comités d’usine. Les syndicats s’opposèrent fermement à toutes les tentatives des comités pour former leur propre organisation nationale. Ils empêchèrent la convocation projetée du congrès panrusse des comités d’usine, et exigèrent la totale subordination des comités d’usine ».

Il convient de préciser qu’il n’entre absolument pas dans le projet anarcho-syndicaliste de se limiter à un socialisme d’entreprise qui encouragerait les travailleurs à se sentir propriétaires de leur usine et à se désintéresser de l’usine d’à côté et de l’économie dans son ensemble. Une telle vision correspond à l’image que les adversaires de l’anarcho-syndicalisme aimeraient imposer. Au contraire, l’anarcho-syndicalisme se soucie grandement de l’organisation macro-économique et insiste sur la nécessité absolue d’une organisation globale de la production et des échanges, sans laquelle aucune société ne peut fonctionner. A ce titre, le schéma préconisé par la seconde mouture du projet de Lénine, qui établit une structuration des organes de contrôle, chaque comité étant responsable devant un conseil régional du contrôle ouvrier, lui-même responsable devant un conseil panrusse de contrôle ouvrier, s’intègre parfaitement dans la conception anarcho-syndicaliste, à cette – notable – différence près que toutes les fonctions devraient être élues, contrôlées et révocables par les instances inférieures, et que les orientations générales devraient être le résultat, l’émanation de débats venant de la base de l’organisation.

L’argumentation aussi bien des réformistes que des bolcheviks contre les comités d’usine repose sur le fait que ceux-ci se limitaient à une vision trop étroite des choses alors que l’économie globale du pays était en ruine. Maurice Brinton expose bien la situation à laquelle étaient confrontés les comités d’usine :

« Or les comités n’auraient pu commencer à s’attaquer à des problèmes à une échelle régionale et nationale que s’ils avaient eu d’abord la possibilité de se fédérer sur une base régionale et nationale ; c’était là, de toute évidence, une condition préalable. C’est donc le comble de l’hypocrisie de la part des bolcheviks d’aujourd’hui que d’accuser les comités de 1917-1918 d’avoir fait preuve d’un esprit de clocher borné alors que le parti lui-même faisait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher les comités de se fédérer de façon autonome. Le “Soviet central des comités d’usine”, parrainé par les bolcheviks, fut mis au rebut après le renversement du gouvernement provisoire, aussi rapidement qu’il avait été créé. Le centre révolutionnaire des comités d’usine, un organe d’inspiration anarchiste, qui fonctionna pendant plusieurs mois, ne réussit pas à prendre sa place, trop d’obstacles étant mis sur son chemin... » (Maurice Brinton, Les bolcheviks et le contrôle ouvrier, 1917-1921.)

Les attaques des bolcheviks contre les « rêves anarchistes des communes productives autonomes » (I.I. Stepanov) et la « “politique de propriétaire” des comités d’usine isolés » (A. Pankratova) masquaient mal la volonté du parti de Lénine d’établir son hégémonie sur toute l’organisation de l’économie du pays, laquelle, faute d’en appeler à l’organisation autonome des masses, ne pouvait se faire que par la réintroduction, dans les entreprises, non seulement des méthodes capitalistes, mais aussi des anciens dirigeants. La masse des travailleurs ne voyait pas les comités d’usine comme un moyen transitoire, une étape vers « d’autres modes de normalisation de la vie économique » (A. Pankratova), ils voyaient dans le contrôle ouvrier le moyen naturel de réaliser le socialisme. La question : qui détient le pouvoir dans l’usine ? n’est pas, contrairement à ce que voulaient faire croire les bolcheviks, l’expression d’un sentiment de propriété des travailleurs sur « leur » usine mais le reflet de la conscience que si les travailleurs ne commencent pas par détenir le pouvoir dans l’usine où ils travaillent, puis dans l’ensemble collectif d’usines, ils ne détiennent aucun pouvoir ailleurs, car qui dirige la production dirige tous les aspects de la vie sociale.

Le vrai problème est donc : quelle sera l’institution grâce à laquelle le prolétariat pourra le mieux exercer son pouvoir collectif de décision sur la production, et quelles seront les modalités de fonctionnement de cette institution. Il est clair que le prolétariat russe a vite compris que ce n’était pas le parti bolchevik.