Entretien avec Jacques Toublet, CGT-Correcteurs
Introduction
Article mis en ligne le 16 décembre 2008
dernière modification le 26 octobre 2009

par René Berthier

Entretien et présentation réalisés par Franck Poupeau et Pierre Rimbert.

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Entretien avec Jacques Toublet, CGT-Correcteurs

Introduction

Quiconque a fréquenté, dans les années 90, les réunions de cet ensemble hétérogène de collectifs, associations et syndicats contestataires appelés le « mouvement social », ne peut avoir manqué de croiser, à la Bourse du travail de la place de la République, à Paris, un syndicaliste d’une soixantaine d’années, avançant avec le Monde sous le bras. Jacques Toublet, ancien secrétaire délégué de la CGT-Correcteurs, se charge en effet, avec l’accord de ce syndicat, de réserver les salles pour les collectifs ou les syndicats qui, comme Sud, n’ont pas cette prérogative réservée aux syndicats affiliés. Alors que le Parti communiste a essayé, à la fin des années 90, de se poser en parti du mouvement social, les correcteurs de la CGT ont été de toutes les luttes associatives, en apportant ainsi leur soutien à AC ! (Agir ensemble contre le chômage) dès 1994, ou aux Marches européennes contre le chômage.

Le Syndicat des correcteurs est un des derniers syndicats de métier qui restent en France, au moment où, dans toutes les confédérations, c’est l’organisation en syndicats d’industrie et d’entreprise [1] qui semble s’imposer. Le syndicat de métier représente la forme première d’organisation syndicale en France. La CGT a cherché à créer des syndicats d’industrie dès la fin de la Première Guerre Mondiale en fédérant les syndicats de métier par secteurs d’activité. Cette réorganisation de l’outil syndical a peut-être été poussée trop loin et on oublie, dans nombre de structures à base industrielle, la lutte pour la qualification et la formation — alors qu’elles étaient une des préoccupations importantes des anciennes organisations de métier…

Aujourd’hui, chez les correcteurs, la volonté de préserver cette forme collective est toujours aussi vive ; le remplacement du syndicalisme de métier par un syndicalisme d’industrie ou d’entreprise a eu pour effet d’affaiblir l’engagement dans les luttes : les coordinations constituées en marge des syndicats constituent ainsi la forme d’organisation de catégories professionnelles détentrices d’un savoir-faire (infirmières, agents de conduite SNCF) dont les syndicats d’industrie n’assurent pas correctement la représentation. « Un mouvement organisé par catégories peut plus facilement gérer ses luttes qu’un mouvement intercatégoriel de grande ampleur » [2] : capable de mobiliser plus d’adhérents sur des revendications déterminées, il peut bloquer à lui seul la production. Par conséquent, si la notion de métier a disparu du vocabulaire managérial moderne au profit de celle d’emploi, c’est parce que le remplacement de la référence au métier par celle de « compétence » permet de favoriser la flexibilité et d’encourager une logique de concurrence au détriment de la solidarité : on peut ainsi se demander si la volonté affichée par la CGT, à la fin des années 90, de liquider les derniers syndicats de métier, ne procède pas d’une même logique managériale.

C’est bien cette menace de disparition qui pèse sur le Syndicat des correcteurs : membre de la Fédération du livre, il se pourrait que l’article des statuts fédéraux admettant le regroupement selon le métier soit supprimé au prochain congrès fédéral, ce qui constituerait une attaque dirigée spécialement contre les correcteurs, qui, sans jamais quitter la CGT, n’ont jamais cherché à atténuer leurs différences et leurs divergences.

Si, dès les années 20, le Syndicat des correcteurs, en raison de son orientation syndicaliste révolutionnaire, s’opposait à la direction de la Fédération du livre, bastion, en ce temps-là, du réformisme de la CGT, il s’accordait avec elle pour contrecarrer « la colonisation de la CGT par les communistes ». Dans les années 70, les Correcteurs demeuraient le seul syndicat du Livre qui n’était pas dirigé par des communistes ou des compagnons de route du PCF [3].

Mais c’est le métier lui-même qui est attaqué avec l’introduction des nouvelles technologies. Alors que dans l’industrie graphique l’explosion des « industries de la communication », en particulier le numérique, bouleverse les processus de fabrication des imprimés, ces innovations technologiques sont utilisées pour accélérer les concentrations d’entreprises, et embaucher des salariés en situation précaire. En effet, les modifications du processus de fabrication font disparaître les frontières professionnelles qui auparavant délimitaient les fonctions de chaque salarié qualifié. A la question de savoir si le métier de correcteur ne se trouve pas menacé par cette « modernisation », Jacques Toublet répond que la correction se fait désormais à l’écran, ce qui entraîne quelques réorganisations : « Par exemple avant, on fabriquait deux fois par semaine, dans tous les journaux, la liste des cinémas et des films qu’ils avaient au programme. Et tous les jours les résultats de la Bourse des valeurs. Aujourd’hui, c’est fini. Tout ce qui est répétitif a pu être automatisé et nous a fait perdre beaucoup de postes. Avant que la modernisation donne à plein, avant 1992, il y avait mille adhérents actifs, chez les Correcteurs. Maintenant ça s’est réduit, petit à petit, à un peu moins de cinq cents. Cependant, le correcteur continue de corriger. Ce qu’on appelle les logiciels de correction ne corrigent pas vraiment ; ils sont seulement capables de détecter les fautes d’orthographe d’usage, par comparaison avec le contenu d’une mémoire ; ils ne raisonnent pas sur le texte… Il y a peut-être plus de travail qu’auparavant parce que les gens commencent à écrire plus mal. Et puis il faut rétablir les contresens, couper les phrases longues pour en faire de courtes, afin que le texte devienne compréhensible, vérifier les informations factuelles, enfin le travail classique du correcteur [4]. Non, le métier de correcteur n’est pas menacé. Enfin, il n’est guère plus menacé qu’il y a vingt ans. Le patronat du livre et de la presse a toujours été tenté de vendre son papier non corrigé, par esprit de lucre, pour alléger les coûts de fabrication et gagner quelques sous de plus [5].

« Du moment que les lecteurs l’achètent ! Et puis le lendemain, ça sert à entourer le poisson », répètent à l’envi les représentants du patronat de la presse. Le libéralisme ambiant ne favorise guère la recherche de la qualité. Cependant, il n’existe pas de danger mortel, pour la fonction de correction et le métier de correcteur, tant qu’on n’aura pas inventé un logiciel qui comprendrait le texte et ce qu’a voulu dire l’auteur. »

« Un des caractéristiques des industries polygraphiques, ça a été leur relative stagnation technique dans la première moitié du XXe siècle », commence Toublet lorsqu’on lui demande comment s’est déroulé le changement de technologie.

« Les machines qui ont structuré l’industrie de la presse jusqu’en 1970, à la fois dans la fabrication des pages et dans l’impression de ces pages, la linotype et la rotative typographique, le procédé d’imprimerie en relief, poursuit-il, ont été mises au point au XIXe siècle. Toutes deux étaient et sont restées essentiellement mécaniques ; les matières premières qu’elles utilisaient étaient le plomb, l’étain et l’antimoine ; les travailleurs qui les servaient acquéraient, après un long apprentissage, des qualifications très particulières [6], et seulement ceux qui maîtrisaient ces savoir-faire pouvaient les maîtriser et devenir réellement productifs.

« Les modifications sont intervenues en premier lieu dans l’impression. Le procédé héliographique, utilisé d’abord pour la reproduction d’œuvres d’art, a permis, un peu avant la guerre de 1914-1918, les gros tirages. La gravure, en creux, des cylindres d’impression, si elle demeure longue et chère, a facilité la reproduction des documents photographiques et permis la naissance des magazines et journaux largement illustrés de photos. Aujourd’hui, l’impression en hélio est encore utilisée pour les magazines en couleur à très fort tirage. L’obligation de graver le cylindre tout entier n’a toujours pas permis d’introduire ce procédé dans la presse quotidienne.

« La vraie révolution technique, s’agissant de l’impression, a été la généralisation en presse de l’impression offset, d’un mot anglais qui signifie report, décalque.

« Ce système a été mis au point aux Etats-Unis au commencement du XXe siècle ; la première machine qui a permis d’imprimer les deux côtés à la fois fut construite en 1911. L’idée de base, celle du rouleau intermédiaire, consiste en une décalque de la forme ou du rouleau d’impression sur une rouleau intermédiaire de caoutchouc, le « blanchet », puis de celui-ci sur le papier à imprimer.

« L’adoption de ce procédé par les maîtres imprimeurs français prit de longues années et ne commença à se généraliser qu’après la Seconde Guerre mondiale. »

Toublet précisait que chez Georges-Lang, une très grosse imprimerie de labeur [7] du XIXe arrondissement de Paris, dans les années cinquante, fut installée une rotative offset en quadrichromie de grande laize [8] permettant d’imprimer des journaux de grand format en couleur tels que, à l’époque, l’Auto-Journal.

« L’offset fut introduit en presse quotidienne nationale dans la seconde moitié des années soixante-dix, continue-t-il. « Pour ce qui concerne la fabrication des pages, ce qu’on appelait alors la « composition », les premières applications de la « photocomposition » [9] sont intervenues dans la production durant les années soixante. Les performances de ces premières « Lumitype » étaient tellement médiocres que rien ne semblait devoir remplacer la « fonte chaude », au plomb. En outre, les procédures de fabrication qu’elles engendraient ne changeaient en rien la division traditionnelle du travail entre, d’une part, la rédaction et les ouvriers du Livre et, d’autre part, entre les différentes catégories d’ouvriers du Livre.

« Puis, peu à peu, les procédés de composition des textes se simplifièrent. En 1974, le nouveau quotidien Libération réussit à sortir en utilisant, pour la fabrication de ses pages, les techniques de photocomposition. Ce faisant, le journal d’extrême gauche rompit avec l’obligation de faire appel au salariat professionnel des typographes : les textes du journal étaient saisis par des personnes qui savaient seulement taper à la machine [10] et les pages montées à la diable. Tout cette production n’avait guère de qualité durant les premières semaines mais s’améliora. Démonstration était faite qu’on pouvait, avec la photocomposition et du personnel qui n’avait pas suivi les quatre ou cinq années d’apprentissage des typos, mettre en vente un quotidien jour après jour. Auparavant, avec la fonte chaude, ça aurait été impossible, matériellement impossible : avant de pouvoir utiliser une linotype, il fallait un réel apprentissage et monter une page en plomb impliquait un savoir-faire, et de la rapidité s’agissant d’un quotidien, qui ne pouvait s’acquérir en quelques semaines. Voilà une leçon que les éditeurs de la presse n’oublieront pas, en particulier Emilien Amaury. C’est bien la seule révolution à laquelle participera jamais Libération !

« Ainsi que je vous le faisais remarquer, précise Toublet, cette première vague de modernisation ne modifiait pas la division du travail antérieure [11]. C’est après 1980 que cette dernière commença à bouger vers l’amont, avec le « système rédactionnel ».

« Autour d’un gros ordinateur sont disposés en réseau des écrans-claviers sur lesquels est effectuée la saisie des textes ; les « fichiers » ainsi confectionnés sont stockés dans une mémoire, puis, un par un, envoyés en composition. Ils sortent de la photocomposeuse imprimés dans la bonne « justification », dans le corps et le caractère [12] voulus, sur des bandes de papier bromure. Ces « bromures » sont ensuite collés sur des gabarits de la page à monter.

« Avec cette innovation, les employeurs ont réussi progressivement à faire effectuer la saisie par les rédacteurs, c’est-à-dire à l’enlever aux typographes. Dans la division antérieure du travail, le rédacteur écrivait son papier au crayon ; quelquefois, il le tapait à la machine ; souvent, une secrétaire le dactylographiait. Cette copie, ensuite, était envoyée à la composition pour être saisie par un « opérateur ». Avec le système rédactionnel, cette manière de faire, que le patronat appelait la « double saisie », disparut des ateliers de composition. Les typos perdirent alors environ la moitié de leurs emplois.

« A cette phase de la modernisation, les correcteurs durent se battre pour gagner leur place dans le système rédactionnel, afin de pouvoir effectuer une première lecture du texte. Contre, à la fois, l’organisation des typographes qui, n’ayant pas compris que l’écran allait devenir un outil universel, voulait s’en garantir le monopole et contre les employeurs dont une partie envisageait de supprimer les correcteurs parce, pensaient-ils, la saisie par les rédacteurs allaient faire disparaître des copies les fautes d’orthographe et de français.

« Dans le réel de la production, la disparition des typos de la composition des textes fut, dans un premier temps, un appauvrissement. En effet, existait parmi les ouvriers du Livre une grande connaissance de la langue français, en particulier de la précision de son écriture imprimée. Qui ne faisait pas partie de la culture des rédacteurs. Par exemple, qui savait alors dans les rédactions comment se composaient les signes de ponctuation ? Ou bien encore qui connaissaient ces singularités de l’orthographe que les typos corrigeaient sur les copies sans presque y penser, comme « tout » dans « tout entière », ou l’indicatif après « après que », ou qu’il n’y a pas lieu de placer un « e » dans le mot « conclura », entre le « u » et le « r », parce qu’il s’agit du verbe « conclure » et non de « concluer », etc., on pourrait continuer les exemples presque à l’infini… Je me souviens que les correcteurs du nouveau quotidien sportif le Sport devaient passer plusieurs heures à simplement placer correctement les virgules — non pas la virgule comme l’entend Cyrano de Bergerac, prêt à retirer sa pièce si Richelieu lui en ôte une seule, mais le positionnement typographique de la virgule, collée au mot qui précède et suivie d’un blanc. Ce sont les dictionnaires intégrés et les robots qui régleront peu à peu ces questions.

« Le dernière modernisation en date que j’ai connue, c’est la généralisation de l’écran graphique, des logiciels de mise en page et de photogravure, comme X Press ou Photoshop, et le Macintosh, poursuivit Toublet.

« Toutes les tâches traditionnellement assurées par plusieurs corps de métier et de nombreuses personnes, avec ces innovations, peuvent être effectuées sur un poste de travail — c’est-à-dire une juxtaposition de postes de travail qui sont aptes à réaliser toutes les tâches de la composition et de la photogravure de naguère. Ils s’opèrent, en conséquence, depuis quelque temps, des recompositions de qualification, diversifiées selon les formes de presse.

« Du point de vue social et non plus professionnel, le patronat de la presse et de l’imprimerie a utilisé le changement de technologie pour tenter de réduire ou même d’annihiler les manières de faire des ouvriers du Livre, les acquis qu’ils avaient accumulés depuis le commencement de l’industrialisation de l’imprimerie. Cet esprit de contrat et de solidarité qui dominait leur démarche syndicale, le fait que toutes les corporations du Livre négociaient d’égal à égal avec les « tauliers », a été sans doute un des produits les plus purs du syndicalisme ouvrier.