LE NÉO-LATINISME
J.L. Dartois (abbé Jean Espagnolle)
Article mis en ligne le 1er février 2024

par Eric Vilain

Le néo-latinisme

J.-L. Dartois. 1909

L’abbé Jean Espagnolle (1828 - 1918), prêtre du clergé de Paris, est né le 4 janvier 1828 à Ferrières (Hautes-Pyrénées) dans une famille modeste, fils de Jean Péricou-Espagnolle et de Marie Lacabanne-Jean Borde. Il est mort le 28 septembre 1918 à Arthez-d’Asson.

L’abbé Espagnolle défendait une thèse très controversée selon laquelle la langue française dériverait directement du grec. L’origine latine de notre langue ne fait pas de doute pour la plupart des personnes car c’est ce qui est enseigné dans les écoles. On doit admettre que les explications de l’abbé sont séduisantes.
Il va de soi que ses thèses se sont heurtées, lors de leur publication, à une opposition féroce. Cette opposition n’était pas seulement motivée par des arguments linguistiques, mais aussi politiques :

♦ Il y avait tout d’abord un problème de gros sous : tous ceux qui vivaient de l’idée que le français est dérivé du latin, c’est-à-dire pratiquement tout le monde universitaire en lettres et histoire, auraient dû revoir leur copie.
♦ Mais il y avait aussi un enjeu politique. La République française une et indivisible s’était fondée sur le modèle romain : l’idée de l’État, la centralisation politique, le jacobinisme. Dans cette perspective, la domination de la culture gauloise par Rome était présentée comme une excellente chose : c’était la victoire de la civilisation sur la barbarie.
La thèse d’Espagnolle induisait le contraire car elle faisait référence au modèle grec (un modèle fantasmé) : décentralisation, fédéralisme etc.
On en revenait au conflit entre Jacobins et Girondins lors de la Révolution de 1789 – le jacobinisme et le girondinisme étant, à la fin du XIXe siècle, parfaitement mythifiés.

Voici la présentation de la brochure de l’abbé Espagnolle, "Le néo-latinisme", signée du pseudonyme J.-L Dartois, suivie en pièce jointe de la brochure elle-même.

LE NÉO-LATINISME

Tous les hommes instruits savent, au moins vaguement, ce qu’on entend aujourd’hui en France par le mot Néo-latinisme, mais il n’en est pas, peut-être, beaucoup qui se rendent bien compte de son système d’évolution, fort difficile à saisir. Il ne sera donc pas inutile d’en examiner ici quelques points car il est impossible de le discuter tout entier dans un seul article. Nulle question, d’ailleurs, n’offre plus d’intérêt, puisqu’il s’agit, au fond, des origines mêmes de notre langue, et par conséquent de l’origine de notre race.

Il eut été sans doute préférable que cet article parût dans une feuille néo-latine, dans la “Revue critique” par exemple mais le Néo-latinisme refuse tout débat sur sa doctrine. On doit l’accepter et y croire sans raisonner. Crede et tace, pourrait être sa devise. Nous n’exagérons rien. En 1872, Granier de Cassagnac, dans un ouvrage d’une érudition merveilleuse et d’un style agréable, qui a pour titre Histoire des origines de la langue française, fit toucher du doigt l’inanité de la thèse du Néo-latinisme qui prétend prouver que le français est du latin évolué ; il montra qu’elle n’était pas soutenable, qu’elle choquait l’histoire, la logique, le bon sens, et, enfin, que notre idiome la repoussait.

Que répondit le Néo-latinisme à cette puissante et lucide démonstration ? – Rien du tout, car l’article qui parut alors dans la Revue Critique n’était pas une réponse mais une diatribe – ce qui prouvait bien que l’ouvrage de Granier de Cassagnac avait porté juste et frappé fort. On ne se fâche pas tant et, surtout, on n’injurie pas lorsqu’on a raison. Quelques années plus tard, M. Hins prouvait à son tour, dans une étude très documentée, parue dans la Revue de Linguistique, que de tous les travaux du Néo-latinisme il n’était permis de conclure qu’à la parenté et non pas à la filiation des langues dites Néo-latines. M. Hins n’eut pas de réponse.

Enfin, M. J. Lefebvre, dans deux articles remarquables et très lus, publiés en juin 1892, dans la Nouvelle Revue, démolit de fond en comble la thèse du Néo-latinisme, en établissant que l’abbé Espagnolle, dans son ouvrage l’Origine du français, était dans la vérité ; que notre langue, comme l’avaient entrevu les plus grands savants du XVIe siècle, était grecque ; que la domination romainc dans la Gaule n’avait fait que la couvrir d’une légère couche de latin sans altérer nullement son génie. Comment le Néo-latinisme répondit-il à cette nouvelle étude si convaincante et si forte ? Suivant sa coutume, par un silence de mort. Fut-ce prudence ou dédain ? Prudence, probablement. Il sait que son système d’évolution n’est que faiblement étayé, qu’un débat public et sérieux pourrait l’ébranler et jeter le doute dans l’esprit de ses trop naïfs partisans, dont la plupart y croient, de confiance. Il se tait donc : son silence est d’or.

C’est grâce à cette habile tactique qu’il jouit, depuis quelques années, d’un triomphe apparent mais lui réussira-t-elle toujours ? On finira peut-être par soupçonner qu’il ne se tient coi et qu’il ne fait le dédaigneux que par impuissance, que son arsenal est épuisé, qu’il ne trouve rien de raisonnable à opposer aux graves objections de ses adversaires et qu’il craint une débâcle. Quelques révélations pourraient le prouver, mais le moment de les faire n’est pas encore venu.