Théorie politique et méthode d’analyse dans la pensée de Bakounine
INTERVIEW DE RENÉ BERTHIER PAR FELIPE CORRÊA
Article mis en ligne le 16 mai 2012
dernière modification le 11 juin 2012

par Eric Vilain

Felipe Corrêa est un militant de l’Organisation Anarchiste Socialismo Libertario de São Paulo, au Brésil. Il est éditeur et chercheur, et a récemment publié Idéologie et Stratégie : anarchisme, mouvements sociaux et pouvoir populaire chez Faísca Publicações. On peut trouver sur le site anarkismo.net de nombreuses études de Felipe Corrêa, ou des recensions de livres, parmi lesquels « Para uma Teoria Libertária do Poder », « Os Anarquistas e os Movimentos Operários », « Poder, Dominação e Autogestão », « Conhecer o Passado, Construir o Futuro ». Le texte qui suit, sous forme d’interview, est le résultat de plusieurs mois d’échanges épistolaires.

La raison de la présente interview tient à l’intérêt que nous avons éprouvé à participer, dans le cadre du Forum de l’anarchisme organisé (FAO) du Brésil, à la discussion sur la théorie et l’idéologie. Dans le camp anarchiste, nous est apparue fondamentale l’approche de la Fédération anarchiste uruguayenne (FAU) élaborée dans les années 70, dans le texte « Huerta Grande » : l’importance de la théorie ». Dans ce texte, la FAU se propose d’examiner à partir de différents concepts la théorie (ensemble de concepts articulés de manière cohérente et ayant comme objectif de connaître une réalité déterminées) et l’idéologie (ensemble d’idées, d’aspirations, de valeurs, de sentiments, de motivations qui animent la pratique politique dans le sens d’intervention dans une réalité déterminée).

La théorie possède une plus grande proximité avec la science et donc avec les méthodes d’analyse et les théories politiques, dont le but est de fournir un outil théorique capable d’interpréter la réalité de la meilleure façon possible. L’idéologie, constituée d’un certain nombre d’éléments de nature non scientifique, aurait une fonction distincte de la théorie ; tandis que la théorie vise à connaître, l’idéologie vise à promouvoir une pratique politique à des fins spécifiques. Considérant l’anarchisme comme une idéologie, dans ce sens politico-doctrinaire, il ne pouvait pas être considéré comme une théorie.

Historiquement, différentes méthodes d’analyse ont été utilisées par les anarchistes et différentes théories politiques lui ont donné les bases pour comprendre la réalité.

Bien que les fondements idéologiques et doctrinaux de l’anarchisme demeurent, les méthodes d’analyse et la théorie ont une plus grande souplesse et peuvent être modifiées plus facilement, sans que l’anarchisme lui-même soit mal interprété. Nous avons dit qu’il est « certain que dans l’idéologie il y a le doute permanent envers la théorie » afin d’intégrer les meilleurs outils pour comprendre la réalité, sans en faire une question de principe.

L’œuvre de Bakounine possède certainement de nombreux éléments qui se rapportent à l’idéologie anarchiste, et ses écrits de maturité après 1866 comportent de nombreux éléments qui sont constitutifs de l’anarchisme lui-même. En outre, Bakounine a également été utilisé en Amérique latine par des individus et organisations qui partagent différentes positions avec les anarchistes « spécifiques ». Nous avons beaucoup discuté des aspects qui concernent sa méthode d’analyse et sa théorie politique.

Devons-nous nous appuyer sur les méthodes d’analyse et les théories développées au cours du XIXe siècle, avec l’émergence même de l’anarchisme ? Ou, comme le but de la théorie est de connaître, devons-nous incorporer des éléments développés postérieurement ? Est-ce que cela déformerait l’anarchisme ? Ces questions constituent la base de nos interrogations sur le travail de Bakounine.

Quelle était la méthode d’analyse utilisée par Bakounine ? Le matérialisme ? La dialectique ? Le positivisme ? Dans sa théorie sur la détermination des sphères, y a-t-il une détermination de la sphère économique sur l’autre ? Quel serait le rôle des sphères politique / juridique / militaire et culturelle / idéologique dans tout cela ? Bakounine soutenait-il l’idée d’évolution ou du progrès naturel de l’homme ? A-t-il une théorie de l’histoire ? Quel est pour lui le rôle de la structure d’un système donné et de l’action humaine dans les processus de transformation sociale ? Enfin, ce que Bakounine a produit dans le domaine de la méthode d’analyse et de la théorie politique pourrait-il être utilisé au XXIe siècle ?

Telles furent les questions qui motivèrent cette interview. Personne mieux que Berthier ne pouvait aider à élucider ces questions, très pertinentes pour l’anarchisme contemporain. Mon espoir est que cette interview puisse apporter des éléments pertinents pour le développement théorique de l’anarchisme au Brésil, en Amérique latine, et pourquoi pas, dans le monde.