LIRE STIRNER
Eric Vilain
Article mis en ligne le 16 novembre 2010
dernière modification le 26 mars 2015

par Eric Vilain

La lecture Stirner, et en particulier de L’Unique n’est pas aisée. Ce n’est pas un texte qui expose une thèse et qui, pour cela, propose une argumentation se développant au fur et à mesure de la lecture pour aboutir logiquement à une conclusion, à laquelle le lecteur adhère ou non, mais dont il saisit le sens de manière immédiate. Le Manifeste communiste, publié un an plus tard, est rempli d’indignations et de considérations morales, mais il est immédiatement lisible et aboutit à une conclusion que le lecteur comprend. Il en est tout autrement pour L’Unique, qui a recours à une rhétorique… unique.

C’est un discours codé, auquel probablement seuls les autres membres de la gauche hégélienne de l’époque étaient accoutumés, parce que ces auteurs n’écrivaient pas vraiment pour un public ; leurs écrits étaient en quelque sorte à usage interne. Ils écrivaient les uns pour les autres.

En Prusse, une loi avait un temps dispensé les livres dépassant trois cents pages d’être soumis à la censure, parce qu’on estimait qu’un livre d’un tel volume coûtait trop cher pour être lu par beaucoup de monde. Cette loi avait finalement été abrogée sous Frédérick-Guillaume IV. On dit que L’Unique était passé à travers les mailles de la censure parce que les censeurs n’y avaient rien compris. A n’en pas douter, l’écriture même de Stirner a été une des raisons pour lesquelles le livre n’a « vécu » qu’un an ou deux, puis est tombé dans l’oubli lorsque le « marché » de ce genre de livre – le petit cercle des intellectuels radicaux berlinois – a disparu parce qu’ils étaient passés à autre chose. La révolution de 1848 a achevé de balayer la problématique posée par Stirner.
Stirner adopte un style lui aussi unique pour un ouvrage philosophique – si tant est qu’il ait lui-même conçu le livre comme un ouvrage philosophique. Il s’adresse directement au lecteur, l’interpelle, le tutoie sans chercher à argumenter. Il n’est pas dans le registre de la raison mais de l’interpellation. Il affirme mais n’éprouve pas le besoin d’expliquer, de démontrer. Il raconte en quelque sorte sa propre expérience intime, nécessairement unique. Ce n’est pas un raisonnement qu’il propose au lecteur mais l’exposé des modalités par lesquelles lui, Stirner, mais aussi le lecteur, se trouve aliéné par des représentations fausses, des préjugés profondément ancrés. Il somme le lecteur de prendre conscience de cette aliénation, afin de redevenir lui-même.

L’Unique est une sorte d’incantation quasi mystique dans laquelle Stirner réaffirme de manière obsessionnelle son Être intime à l’exclusion de tout ce qui ne lui est pas propre :

« On a toujours pensé devoir Me donner une destination située hors de Moi, si bien qu’on en est finalement venu à Me proposer de revendiquer l’humain parce que Je = homme. Tel est le cercle magique du christianisme. Le Moi de Fichte est aussi le même être en dehors du Moi, car chacun est Moi et si seul ce Moi a des droits, alors c’est lui “le Moi” et Je ne le suis pas. Cependant Je ne suis pas un Moi à côté d’autres Moi, mais le seul Moi : Je suis Unique. C’est pourquoi mes besoins, mes actes, bref tout en Moi est aussi Unique. Et ce n’est qu’en tant que ce Moi unique que Je m’approprie tout, seulement en tant que ce Moi que J’ai des activités et Me développe. Ce n’est pas en tant qu’homme que Je Me développe, ce n’est pas non plus l’homme que Je développe en Moi, mais c’est en tant que Moi que Je Me développe Moi-même. – Tel est le sens de l’Unique. »

Le lecteur moyen tombant au hasard sur ce passage ne sera guère encouragé à poursuivre sa lecture. Essayons de commenter :
« On a toujours pensé devoir Me donner une destination située hors de Moi, si bien qu’on en est finalement venu à Me proposer de revendiquer l’humain parce que Je = homme. »

C’est là une critique de l’humanisme qui veut inscrire l’individu à l’intérieur de la destinée humaine. Or Stirner fait dans L’Unique la critique de l’homme générique de Feuerbach, qu’il assimile à une réintroduction du religieux dans la philosophie, ce qu’il exprime en disant : « Tel est le cercle magique du christianisme. »

« Le Moi de Fichte est aussi le même être en dehors du Moi, car chacun est Moi et si seul ce Moi a des droits, alors c’est lui “le Moi” et Je ne le suis pas. »

Cette phrase est caractéristique du discours codé de Stirner car elle condense un pan entier de la philosophie de Fichte et prend pour acquis que le lecteur sache de quoi il s’agit. Selon Fichte, le fondement de l’expérience est l’activité pure et spontanée de l’ego qui, par l’intuition intellectuelle, peut être saisie par la conscience. C’est précisément parce que l’ego, le moi, appréhende son activité libre qu’il s’auto-affirme. Il va ainsi à la rencontre du non-moi, le non-ego, l’autre. La conscience est le résultat de cette rencontre active du moi et du non-moi, dans laquelle le moi et le monde se définissent et se réalisent réciproquement. C’est là un point de vue que partagera totalement Bakounine. Pour Stirner, au contraire, si l’autre est un « moi », alors je ne le suis pas :

« Cependant Je ne suis pas un Moi à côté d’autres Moi, mais le seul Moi : Je suis Unique.
« C’est pourquoi mes besoins, mes actes, bref tout en Moi est aussi Unique. »
« Et ce n’est qu’en tant que ce Moi unique que Je m’approprie tout, seulement en tant que ce Moi que J’ai des activités et Me développe. »
Dans la phrase suivante, Stirner récuse deux mouvements : celui qui va du générique au particulier et celui qui va du particulier au générique. Ce n’est pas en tant que j’appartiens au genre humain que je développe mon Moi ; et en tant que Moi, je ne cherche pas à développer ce qui en moi appartient à l’homme générique :
« Ce n’est pas en tant qu’homme que Je Me développe, ce n’est pas non plus l’homme que Je développe en Moi … »

Pour Stirner, c’est uniquement en moi-même que je trouve ce qui m’appartient en propre, c’est-à-dire ce qui est la partie constitutive de mon être :

« …mais c’est en tant que Moi que Je Me développe Moi-même. – Tel est le sens de l’Unique. »

On comprend dès lors que celui qui entend trouver dans L’Unique des recettes se fourvoie complètement. Le livre est un appel à l’auto-analyse, c’est une injonction au lecteur pour qu’il se débarrasse de ses refoulements, de ses inhibitions… et de son surmoi.

Une question se pose alors : quelle relation puis-je avoir avec l’autre ? Stirner y répond en invitant le lecteurà accomplir la même démarche que lui :

« Pourquoi ne voulez-Vous pas avoir le courage de vous prendre Vous-mêmes absolument pour point central et objet essentiel ? (...) Tournez-Vous donc plutôt vers Vous-mêmes que vers vos dieux ou vos idoles. Tirez de Vous-mêmes ce qu’il y a en Vous, portez-le au jour et manifestez-Vous. »

L’« égoïste » de Stirner doit être pris dans le sens de celui qui est parvenu à atteindre la plénitude de son égo désaliéné. L’autre, le Tu, existe bien puisque Stirner ne cesse de l’interpeller dans son livre. Mais Moi, Toi, Lui et tous les autres ne constituent pas un ensemble qu’on appellerait le genre humain, ou la société, mais un ensemble d’Uniques, dont les propriétés, c’est-à-dire ce qui constitue leur caractère propre, sont uniques. La relation d’un égoïste avec un autre égoïste, avec tous les autres égoïstes, puisqu’elle est débarrassée des préjugés, des frustrations, des fantasmes et des névroses, devient une relation dans laquelle n’existe plus aucune hiérarchie. Chaque Unique est égal aux autres dans son unicité.

La première implication d’un tel système est qu’il n’y a pas de principe unificateur : il n’existe qu’un ensemble de points de vue distincts entre lesquels n’existerait qu’une incommunicabilité quasi totale si Stirner n’envisageait pas des rapprochements temporaires et circonstanciels entre égoïstes.

La seconde implication est que, en l’absence de droit régulant les relations entre individus – le droit faisant partie de ces fantômes qui aliènent l’individu – les rapports entre individus s’établissent inévitablement sur le mode de la confrontation permanente, du rapport de forces. Stirner s’écarte donc totalement de la problématique propre aux grands théoriciens du mouvement libertaire : Proudhon, Bakounine, Kropotkine, qui tous fondent leur pensée sur la nécessité d’établir un droit nouveau. Stirner, lui, méconnaît toute prétention de l’autre à se réclamer d’un droit : « que M’importe, à Moi, son droit et ses prétentions ? » S’il tient son droit des autres, des hommes, et pas de moi, « il n’a pour moi aucun droit ». Le rapport à l’autre est un rapport essentiellement utilitariste : « sa vie, par exemple, ne M’importe qu’autant qu’elle a de valeur pour Moi ».

Cela vaut autant pour les « biens matériels » que pour son « droit sur le “sanctuaire de son être intime” » et pour ses divinités : « Ses biens, matériels et spirituels, sont Miens et J’en dispose comme propriétaire dans la mesure de mon pouvoir. » Il n’y a pas, entre individus, de rapports juridiques, entendus comme normes sociales, il n’y a que des rapports de force.

Pour Stirner, tout ce qui peut lier les individus entre eux relève de la religion. Cela ne signifie aucunement qu’il n’y a pas de possibilité de rapport entre Moi et les Autres, mais que ces rapports sont toujours conflictuels puisque le Mien et le Tien sont deux notions irréductibles. Ces rapports ne sauraient reposer sur le principe d’un projet commun. Ce sont des rapports sans illusion : c’est, dit Stirner, « en adoptant ce point de vue que Nous Nous entendrons le plus facilement entre Nous ».

Ce type de rapport est parfaitement exprimé :

« La dernière opposition, et la plus catégorique, celle d’individu à individu, va au fond au-delà de ce l’on nomme “opposition”, sans toutefois retomber dans l’“unité” ou la concorde. En tant qu’Unique, Tu n’as plus rien de commun avec l’Autre et, partant, plus de séparation ni d’hostilité non plus. Tu ne cherches plus à avoir raison contre lui devant un tiers, et Vous ne vous trouvez ensemble sur aucun terrain commun, ni celui “du droit” ni aucun autre. L’opposition disparaît dans la … séparation absolue ou l’unicité. On pourrait sans doute la considérer comme le nouvel élément commun ou une nouvelle égalité, mais celle-ci réside précisément ici dans l’inégalité, n’étant elle-même rien d’autre qu’inégalité, une égale inégalité, à vrai dire, seulement pour celui qui établit une “comparaison”. »

Parler d’égal ou d’inégal n’a de sens que si on reconnaît l’autre, puisqu’on établit un critère d’évaluation, ce que Stirner récuse.

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