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A propos de "Un voile sur la cause des femmes" et de quelques autres choses
René Berthier
Article mis en ligne le 24 septembre 2023
dernière modification le 3 octobre 2023

par Eric Vilain

A propos de Un voile sur la cause des femmes et de quelques autres choses René Berthier

Un voile sur la cause des femmes a été publié il y a longtemps et je ne me souviens plus des circonstances. Il est constitué de plusieurs articles qui ont été rassemblés de manière un peu hétéroclite.
Le seul qui a été provoqué par une circonstance précise et sur un coup de tête est "La République française ? Génial !" J’ai un peu regretté le titre parce qu’il pouvait prêter à confusion : dans les milieux de la "gauche radicale" le second degré et l’humour ne sont pas trop de mise. Il se trouve que j’étais tombé à cette époque sur un texte rédigé par des femmes iraniennes sur la Constitution de leur pays ; peu après je vois cette gamine voilée dans une manifestation, portant une pancarte : "Ma constitution c’est le Coran". Cela m’avait beaucoup énervé. C’est ce qui m’a donné l’idée de mon article, dont j’ai un peu regretté le titre après que je me sois aperçu qu’il avait été cité par Bernard Cassen, fondateur de "Riposte laïque". J’avais connu Cassen à l’époque où j’étais secrétaire du syndicat CGT des correcteurs, il était délégué syndical à La Tribune, on avait eu l’occasion de collaborer, bref c’était un bon copain que j’avais perdu de vue et j’ai eu la surprise de constater qu’il avait en quelque sorte mal tourné.

En fait cela fait longtemps que je m’intéresse au monde arabo-musulman. Ça a commencé à Radio libertaire pendant la guerre du Golfe de 1990-1991. Je pense que la FA a eu à cette époque une attitude exemplaire, et il faut le dire. Ceux qui ont vécu cette période se souviennent sans doute encore de l’ambiance qui régnait à cette époque. Les médias quasi unanimes avaient enfourché leurs chevaux de guerre et déversaient sur la population une propagande belliciste écœurante. Les médias parlaient alors de "quatrième armée du monde", à propos de l’Irak, ce qui était absurde. Par hasard, j’avais eu l’occasion à cette époque de discuter avec un gars, militaire à la retraite et qui travaillait avec les pays du Golfe pour un fabricant d’armes bien connu.

L’histoire de "quatrième armée du monde" le faisait bien rigoler. D’abord, les pays industriels ne vendent jamais des armes de dernière génération, ils vendent des armes périmées par rapport à celles qu’ils fabriquent pour leur propre compte. Ensuite, m’expliqua le gars qui connaissait bien l’Irak, si ce pays était bien surarmé par rapport aux pays voisins, il était incapable de mener de front des opérations combinées un tant soit peu complexes, nécessitant un minimum de coordination entre les différentes armes, comme par exemple un mouvement de troupes et de blindés combiné avec des tirs d’artillerie et une couverture aérienne. Par ailleurs, l’armée irakienne était handicapée par des problèmes graves en matière d’intendance, de transports, d’approvisionnements, ce qui lui interdisait toute opération un tant soit peu longue et la disqualifiait totalement comme "quatrième armée du monde". Naturellement, les gouvernements occidentaux savaient tout ça.

Au moment de la guerre du Golfe la police exerçait une surveillance de tous les instants et harcelait littéralement quiconque avait le teint un peu basané. Les intellectuels avaient presque tous épousé les thèses du gouvernement et des médias. De pseudo-spécialistes se succédaient sur les écrans de télévision et dans les radios pour faire des analyses délirantes. Il n’y avait alors pas beaucoup de voix pour s’élever contre cette guerre. Parmi elles, Radio Libertaire fut sans doute la plus importante. Elle fut alors un instrument incomparable de contre-propagande. [1]

Dès le lendemain des bombardements sur l’Irak, le secrétariat de la radio décida qu’il fallait se mobiliser. Par circulaire, les 180 responsables d’émissions furent informés que si les émissions habituelles (qui sont loin d’être toutes politiques), continuaient normalement, ils devaient céder la place, lorsque cela était nécessaire, à des flashes d’information ou à des communiqués.

Des équipes de camarades se relayaient dans le studio, avec pour consigne d’intervenir régulièrement pour condamner l’intervention militaire, donner des informations sur les manifestations, sur les réactions contre la guerre, présenter des analyses, etc.

J’ai tenu à cette époque une émission quotidienne intitulée "La guerre qu’on voit danser le long des golfes clairs a des reflets d’argent" — allusion à la chanson de Charles Trénet [2] — qui s’est transformée ensuite en "Chroniques du Nouvel ordre mondial", que j’ai tenue jusqu’en 1997. C’est à cette époque-là que j’ai pu interviewer un nombre important d’hommes et de femmes de culture musulmane et que j’ai pu apprendre énormément de choses. Mais j’ai aussi appris que ce n’est pas nécessairement en interrogeant les témoins directs des faits qu’on réussit à se forger une image générale des événements.

Cela dit, j’ai parfois été confronté à des situations assez cocasses. Pendant la guerre civile en Yougoslavie, qui a suivi de peu l’écrasement de l’Irak, j’ai eu l’occasion d’interviewer un "musulman" bosniaque. A l’époque, "musulman" en Bosnie désignait moins une religion qu’une nationalité : la pratique de la religion était très faible. Ce gars-là était vétérinaire et il avait travaillé... dans une porcherie, ce qui montrait bien qu’un "musulman" bosniaque n’avait rien à voir avec l’image du musulman qu’on se fait habituellement. En tout cas avant la guerre, car celle-ci a largement contribué à islamiser le pays, qui est devenu un fief du salafisme en Europe et l’objet d’intenses sollicitations de la part de l’Arabie saoudite.

J’ai aussi un jour interviewé un dirigeant kurde dont j’ai oublié le nom : il était venu avec un garde du corps dont j’avais plutôt l’impression qu’il était une sorte de commissaire politique. Le gars n’a pratiquement pas desserré les dents et lorsqu’il ouvrait la bouche c’était pour parler en langue de bois ou en clichés rabâchés. Heureusement, je préparais bien mes émissions et pendant une heure et demie j’ai fait en quelque sorte les questions et les réponses.

Cette expérience radiophonique m’a fourni les éléments pour écrire un livre, L’Occident et la guerre contre les Arabes [3]. Le titre mérite une explication. La revue Hérodote avait à cette époque publié un texte intitulé "L’Occident et la guerre des Arabes". Cette formulation m’avait choqué car elle suggérait que la guerre qui venait de se dérouler était une guerre que les Arabes se faisaient entre eux, ce qui disculpait en quelque sorte les Occidentaux de leur responsabilité. J’ai donc repris le titre mais en le modifiant un peu pour montrer qu’il s’agissait bien d’une guerre contre les Arabes.

Cette expérience radiophonique m’a également fourni la matière d’un autre livre, sur le conflit israélo-palestinien, intitulé Israël-Palestine : mondialisation et micro-nationalismes [4], et d’un autre livre encore sur la guerre civile en Yougoslavie, intitulé Ex-Yougoslavie, ordre mondial et fascisme local. [5] Ces trois livres sont pour l’essentiel le rassemblement d’articles qui avaient été publiés dans Le Monde libertaire et d’émissions sur Radio libertaire.

Au moment de l’attentat du Bataclan, le Monde libertaire a publié un numéro spécial consacré à cette tragédie, auquel j’ai contribué avec un article intitulé "La fermeture de la pensée critique en Islam" [6]. Le contenu de cet article pouvait sembler bizarre dans le contexte général marqué par beaucoup d’émotion. J’explique que la culture musulmane a connu une période d’une richesse incroyable dans tous les domaines : mathématiques, sciences de la nature, médecine, arts. Elle avait assimilé l’apport culturel du monde grec antique mais aussi celui de l’Inde. Puis cet incroyable essor a subi un coup d’arrêt vers les XIe-XIIe siècles, au même moment où un petit coup de pouce était donné à la pensée critique dans le monde chrétien, qui allait aboutir à la séparation de la philosophie et de la théologie et entamer un long processus de remise en cause de la religion. Or ce petit coup de pouce a été donné par un penseur musulman, Averroès (Ibn Rushd).

Mon article tentait de montrer que le coup d’arrêt au développement de la pensée critique dans le monde musulman a été provoqué par la prise en main de celle-ci par les religieux et que les fondamentalistes d’aujourd’hui sont les héritiers de ceux du XIIe siècle.

La guerre civile en Algérie qui éclata à la suite de la remise en cause des élections gagnées en 1990 par le Front islamique du Salut dans les élections municipales et régionales, puis la victoire du FIS l’année suivante dans les législatives, m’avait beaucoup marqué.

J’ai alors commencé à prendre des notes entre 1994 et 2004 sans intention particulière d’écrire un livre, mais pour essayer d’y voir clair. Cette réflexion se menait en parallèle avec des conversations que j’avais régulièrement avec Philippe Garnier, un ami psychiatre et militant de la FA, malheureusement disparu en juin 2003. Nos réflexions portaient sur "la peur de la femme" dans les sociétés religieuses, toutes religions confondues, et nous espérions aboutir à quelque chose de concret – articles ou livre – sur ce sujet, chacun à partir de sa propre approche, lui psychanalytique, moi politique ou sociologique. Son décès a mis fin à ce projet... et à mes notes. Mes notes font environ 200 pages, que j’ai intitulées "La peur de la femme et la montée des fondamentalismes", et je n’ai jamais eu le courage de leur donner une forme publiable.

Un jour – je crois que c’était en 1994 – un ami tunisien me proposa de faire une émission sur la répression et la torture en Algérie, qui s’abattait sur les intellectuels hommes et femmes, écrivains, journalistes, artistes, syndicalistes, avocats, militants politiques et défenseurs des droits de la personne. A cette époque-là, le gouvernement avait repris les choses en main et réprimait toute opposition, et en particulier le Front islamique du Salut, qui faisait l’objet d’une attention toute particulière de la part de la police et de l’armée. J’ai dit à mon ami que si on faisait cette émission, il faudrait inclure les islamistes, qui étaient épouvantablement torturés. Mon ami émit de fortes objections à l’inclusion des islamistes dans le projet mais sur mon insistance, il finit par accepter. Rétrospectivement, je pense que mon ami avait raison : je reconnais que cette idée ne fut pas parmi les plus lumineuses que j’ai eues.

On organisa une réunion préparatoire chez moi, avec des représentants de toutes sortes de courants, y compris un nassérien, un avocat des islamistes emprisonnés en Algérie et un fondamentaliste vivant en France. Ma compagne, exaspérée par le comportement de mes "invités" à son égard, décida de s’éclipser et d’aller rendre visite à une voisine. Peut-être aurais-je dû écouter les remontrances – c’est un euphémisme – auxquelles j’ai eu droit le soir-même...

J’avais demandé le soutien d’une amie qui animait elle aussi une émission sur Radio libertaire, féministe de la première heure et fortement engagée en faveur de la cause palestinienne. Heureusement qu’elle était là lors de l’émission car même si on dénonça la torture en Algérie, elle ne laissa rien passer aux islamistes sur la condition de la femme.
Il faut dire qu’à cette époque le fondamentalisme islamique n’avait pas l’ampleur qu’il a pris aujourd’hui.

Pour conclure, j’ai un jour été très surpris de constater qu’il existait une sorte de récupération musulmane "post-moderniste" de l’anarchisme, que je ne parviens pas vraiment à prendre au sérieux mais sur laquelle je me suis fendu d’un article parce que j’ai pour principe de ne jamais jamais laisser se diffuser des âneries sur l’anarchisme sans y répliquer, ne serait-ce que pour laisser une trace. [7]

Pour revenir donc à Un voile sur la cause des femmes, en plus de l’article déjà cité, il y avait deux articles : l’un intitulé "Sur le ’féminisme islamique’", consacré à ce courant qui se revendique comme un féminisme religieux et qui revendique pour les femmes le droit de réinterpréter les textes ; l’autre article, "Théologie féministe et contrôle social des femmes", dit bien ce qu’il veut dire.

Les articles contenus dans cette petite brochure ne représentent qu’une petite partie de mes écrits sur le Proche-Orient, le monde arabo-musulman et l’islam, trois domaines dont je ne prétends absolument pas être un "spécialiste" mais dont j’estime que tout "honnête homme" dans le sens qu’avait l’expression au XVIIe siècle, et toute "honnête femme" devrions-nous ajouter aujourd’hui, devrait s’intéresser. Pour dire les choses plus simplement, un minimum de connaissance et d’intérêt pour ces questions permettrait de contrer à la fois l’islamophobie, un terme que je ne reprends pas à mon compte et qui sert en réalité à confessionaliser l’anti-racisme et à masquer tout bêtement le racisme anti-arabe ; et l’islamo-gauchisme qui est le refuge des dames patronnesses de la gauche pseudo-radicale et bien pensante.

Lors des Rencontres internationales anti-autoritaires de Saint-Imier de 2023 Un voile sur la cause des femmes fut violemment attaqué à plusieurs reprises par des gens qui accusèrent le livre d’être "islamophobe", qui dénièrent à son auteur le droit de l’écrire parce qu’il était un "mâle blanc cis-genre", etc., ... et qui reconnurent ne pas l’avoir lu.

On mesure l’invraisemblable régression que subit la pensée et l’intelligence avec ce genre d’attitude.