L’anarchisme et la notion de parti
R.B.
Article mis en ligne le 19 octobre 2012
dernière modification le 20 octobre 2015

par Eric Vilain

L’anarchisme et la notion de parti

La signification du mot « parti » a évolué. A l’origine il signifiait tout simplement « l’ensemble des personnes qui prennent parti pour une cause » – en l’occurrence le communisme. Si on lit attentivement le Manifeste communiste de Marx, c’est dans ce sens-là que le mot « parti » est employé, pas dans le sens d’« organisation structurée rassemblant des gens en vue d’un objectif politique ». A cette époque-là les « partis » dans le sens moderne du mot n’existaient pas vraiment.
Cela dit, les mots ne sont pas innocents, et la revendication du concept de « parti » par certains anarchistes, dans le sens moderne, devrait se faire avec prudence. Certains groupes anarchistes, issus de la tradition plateformiste, et se revendiquant du précédent de Malatesta, sont en effet tentés de constituer un « parti anarchiste ».
L’emploi du terme par Malatesta n’est d’ailleurs pas homogène. Dans la citation suivante, il faut comprendre le mot « parti » dans le premier sens que j’ai mentionné :

« Par parti anarchiste nous parlons de tous ceux qui veulent concourir à réaliser l’anarchie, et qui par conséquent ont besoin de se fixer un objectif à réaliser et d’une voie pour l’atteindre » (« Noi intendiamo per partito anarchico l’insieme di quelli che vogliono concorrere ad attuare l’anarchia, e che perciò han bisogno di fissarsi uno scopo da raggiungere ed una via da percorrere.” [Organizzazione 1897, “Organizzatori e antiorganizzatori” in L’agitazione, Ancona, [4 giugno 1897].)

Mais quelques années plus tôt, en 1891, Malatesta avait pris part au congrès de Capolago pour la création d’un « Parti socialiste anarchiste révolutionnaire » qui incluait des anarchistes et des socialistes antiparlementaires. C’était une époque que je qualifierai de « transition », lors de laquelle les séparations entre les deux courants n’étaient pas encore fermement établies. Il y avait alors des mouvements de translation entre anarchisme et socialisme, des groupes allant d’un côté ou de l’autre au gré des circonstances et des expériences qu’ils faisaient. Certains groupes socialistes ne considéraient l’action parlementaire que comme une option parmi d’autres, l’option révolutionnaire restant elle aussi envisageable.
Mais la social-démocratie allemande avait mis en branle son énorme machine pour couper les ponts avec l’antiparlementarisme et imposer le modèle social-démocrate de soumission du mouvement de classe au mouvement politique. Les socialistes firent plusieurs tentatives pour exclure les « anarchistes » des congrès socialistes internationaux. Mais virés par la porte, les anarchistes revenaient par la fenêtre avec la casquette de syndicalistes, comme ce fut le cas de 20 délégués anarchistes notoires (dont Pouget et Pelloutier) qui représentaient leurs syndicat au congrès de Londres en 1896. C’est à ce congrès de 1896 que les anarchistes furent définitivement exclus.

On peut dire que c’est à ce moment-là que se fixe définitivement la notion de « parti » dans le sens actuel d’organisation regroupant des gens sur une base interclassiste et visant à la conquête du pouvoir d’Etat, soit par les élections, soit par la violence.

• J’entends par organisation interclassiste une organisation qui ne regroupe pas les gens sur la base de leur rôle dans le processus de production, mais indépendamment de leur classe sociale, et sur la base de l’opinion. C’est en gros la différence entre syndicats et partis, sans préjuger des objectifs que les uns et les autres se fixent. Une organisation anarchiste, n’en déplaise, est une organisation interclassiste.

• Par « social-démocratie », il faut entendre un modèle d’organisation fondé sur la division du travail entre action économique et action politique, entre syndicat et parti. Un tel modèle implique inévitablement la soumission du premier au second. La notion de « social-démocratie » n’est pas nécessairement liée à l’action légale et pacifique. Les bolcheviks et le parti réformiste allemand étaient tous deux social-démocrates.

Les organisations anarchistes sont également « interclassistes » et elles reconnaissent également une certaine forme de division du travail entre action économique et action politique.

Alors, où est la différence ?

Les organisations anarchistes sont « interclassistes » dans la mesure où elles organisent les gens qui n’appartiennent pas nécessairement à la classe ouvrière, ou qui ne sont pas nécessairement salariés, mais les anarchistes ne désignent pas, en général, ces organisations comme des « partis ». Les anarchistes s’organisent sur une base interclassiste non pas pour se saisir du pouvoir d’Etat mais pour le détruire et le remplacer par autre chose que l’Etat, pour le remplacer par la gestion globale de la société à travers l’organisation de classe. Cette idée a été très clairement exprimée par trois auteurs : Cesar de Paepe, Bakounine, Pannekoek, mais aussi, curieusement, par Engels qui évidemment ne souscrivait pas à cette idée, mais la critiquait.

Pour Bakounine, l’idée générale est que l’organisation des travailleurs, dans sa forme, n’est pas constituée sur le modèle des organisations de la société bourgeoise, mais qu’elle est fondée sur la base des nécessités internes de la lutte ouvrière et, comme telle, constitue une préfiguration de la société socialiste. Le mode d’organisation du prolétariat est imposé par les formes particulières de la lutte des travailleurs sur leur lieu d’exploitation ; l’unité de base de l’organisation des travailleurs se situe là où ceux-ci sont exploités, dans l’entreprise. A partir de là, elle s’élargit horizontalement (ou géographiquement, si on veut), par localités et par régions, et elle s’élève verticalement par secteur d’industrie. Cette vision des choses devait évidemment fournir à Marx et à Engels l’occasion de multiples sarcasmes à l’encontre de Bakounine, accusé d’être indifférent en matière politique, puisque l’activité du prolétariat se situait ainsi totalement en dehors de toute perspective parlementaire, cette dernière étant considérée comme la seule forme d’action politique envisageable.

Pensant faire une critique définitive du point de vue de Bakounine, mais le définissant assez bien, Engels écrit ainsi à Théodore Cuno :

« Comme l’Internationale de Bakounine ne doit pas être faite pour la lutte politique mais pour pouvoir, à la liquidation sociale, remplacer tout de suite l’ancienne organisation de l’Etat, elle doit se rapprocher le plus possible de l’idéal bakouniniste de la société future . »

En résumé :

– l’organisation des travailleurs doit être constituée selon un mode le plus proche possible de celui de la société que la classe ouvrière porte en elle ;
– L’organisation de classe des travailleurs, qui est leur instrument de combat sous le capitalisme, constitue également le modèle de l’organisation de la société après le renversement de la bourgeoisie. C’est là le sens de l’expression « destruction de l’Etat » : la destruction de l’Etat n’est rien d’autre que le remplacement de l’organisation de classe de la bourgeoisie – l’Etat – par celle du prolétariat.

Cette organisation de classe regroupe les individus en tant que travailleurs, sur leur lieu de travail d’une part, et dans une structure interprofessionnelle d’autre part. Cette double structuration, verticale et horizontale, se développe sur un modèle fédératif jusqu’au niveau national et international.
En somme, l’organisation de classe des travailleurs, qui est l’instrument de lutte sous le capitalisme, constitue le modèle d’organisation politique de la société après la révolution. C’est là une idée de base du bakouninisme et, plus tard, du syndicalisme révolutionnaire dont Bakounine est incontestablement l’un des fondateurs. La structure horizontale, géographique (les Bourses du Travail) fusionne avec la structure professionnelle (les syndicats). Cette démarche est unanimement rejetée par tous les théoriciens marxistes, à l’exception notable de Pannekoek qui a repris cette idée à plusieurs reprises dans ses écrits :

« La lutte de classe révolutionnaire du prolétariat contre la bourgeoisie et ses organes étant inséparable de la mainmise des travailleurs sur l’appareil de production, et de son extension au produit social, la forme d’organisation unissant la classe dans sa lutte constitue simultanément la forme d’organisation du nouveau processus de production . »

Selon Bakounine, c’est à travers la lutte quotidienne que le prolétariat se constitue en classe, c’est pourquoi le mode d’organisation des travailleurs doit se conformer à cette nécessité. Marx, de son côté, préconise la constitution de partis politiques nationaux ayant pour objectif la conquête du parlement. C’est ici, dit le révolutionnaire russe, que nous nous séparons tout à fait des social-démocrates d’Allemagne :

« Les buts que nous proposons étant si différents, l’organisation que nous recommandons aux masses ouvrières doit différer essentiellement de la leur . »

Cette idée n’est pas une « invention » de Bakounine, car la citation date de 1872 et on la retrouve dans un court texte de César De Paepe datant de 1869, intitulé significativement « Les institutions actuelles de l’Internationale au point de vue de leur avenir » . Le militant belge part de l’idée que les institutions que le prolétariat se constitue sous le capitalisme préfigurent les institutions de l’avenir : « Nous voulons montrer que l’Internationale offre déjà le type de la société à venir, et que ses diverses institutions, avec les modifications voulues, formeront l’ordre social futur. »

« Nous croyons maintenant avoir montré que l’Internationale renferme en germe dans son sein toutes les institutions de l’avenir. Que dans chaque commune, il s’établisse une section de l’Internationale, et la société nouvelle sera formée et l’ancienne s’écroulera d’un souffle. » (César De Paepe)

De Paepe ne fait rien d’autre que définir la notion d’abolition de l’Etat.

J’ai voulu, dans ce qui précède, fournir sommairement les bases historiques et théoriques de la séparation de l’anarchisme avec la notion de « parti », définie comme organisation spécifiquement bourgeoise.

Je pense que la fascination qu’ont certains anarchistes pour la notion de parti est une sorte d’effet « collatéral » de la fascination que le marxisme a produit sur eux, fascination directement proportionnelle à leur ignorance des fondements théoriques de l’anarchisme. C’est cela, je pense, qui a expliqué le succès (éphémère) du marxisme libertaire.

Les anarchises également reconnaissent une forme de division du travail entre l’activité économique et l’activité politique, mais pas du tout pour les mêmes raisons que les social-démocrates, qu’ils soient réformistes ou révolutionnaires. Les anarchistes visent à réduire le plus possible la distance entre les deux activités, à la fusionner si possible, et la fonction de l’organisation politique anarchiste est, lorsque les exploités et les opprimés ne le font pas d’eux-mêmes, à les inciter à s’organiser sur une base de classe.
Le rôle des anarchistes devrait donc être de transformer les organisations de classe existantes, ou à en créer de nouvelles lorsque c’est nécessaire et possible, et de combattre tous ceux qui veulent maintenir la division du travail existante. C’était d’ailleurs l’objectif de l’Alliance bakouninienne, qui ne se concevait aucunement comme un parti mais comme un groupement situé à l’intérieur de l’organisation de classe, visant à garantir son autonomie.

C’est pourquoi on ne peut pas utiliser le même mot pour définir deux formes totalement antagoniques d’organisations : l’une qui vise à se saisir du pouvoir, l’autre qui vise à le détruire. Si le mouvement anarchiste ne s’approprie le mot « parti » que parce c’est un mot que les gens comprennent, il ne faudra pas s’étonner à ce qu’un jour les gens attendent des anarchistes qu’ils prennent le pouvoir, parce que c’est la fonction du parti politique. Les gens ne comprendront pas la différence entre anarchistes et trotskistes, entre anarchistes et communistes, par exemple. Le parti est le mode spécifique par lequel la social-démocratie se définit par rapport à la classe ouvrière.

Personne ne nie la nécessité pour les anarchistes de s’organiser en tant qu’anarchistes : il semble que certains camarades n’ont découvert cette réalité que récemment.

Les anarchistes européens utilisent depuis longtemps l’expression « organisation spécifique », qui est la contraction de « organisation spécifiquement anarchiste », afin de distinguer leur forme d’organisation interclassiste de celle des social-démocrates, mais aussi pour distinguer l’organisation anarchiste (avec seulement des anarchistes) de l’anarcho-syndicalisme.

Je suppose que le mot d’origine latino-américaine « especifismo » vient de là. J’ajoute que le fait que l’anarchisme est « organisé » et « social » n’est pas une invention récente, malgré ce que certains camarades nord et sud-américains semblent penser : il est intrinsèque à l’anarchisme. Ceux qui disent le contraire ne sont pas des anarchistes mais des radicaux libéraux, ou que sais-je.

L’objectif des anarchistes, c’est que la classe ouvrière, le peuple dans le sens bakouninien du terme, s’emparent non du pouvoir politique mais du pouvoir social par le moyen de leur organisation de classe. C’est ce qui définit la « destruction de l’Etat ».

Rejeter le mot « parti » n’est pas destiné à « exorciser la bête », c’est rejeter un concept politique précis. S’il est vrai que la manière dont une minorité révolutionnaire se positionne par rapport à la classe ouvrière est une question cruciale, c’est aussi une question que le mouvement anarchiste a tenté de résoudre de tout temps. Mais il faut garder à l’esprit que s’il est facile (c’est une façon de parler) de créer un parti politique qui est supposé prendre le pouvoir au nom de la classe ouvrière et résoudre les problèmes à sa place, il est beaucoup plus difficile de créer une organisation dont l’objectif est d’amener les travailleurs à s’emparer par eux-mêmes et pour eux-mêmes du pouvoir social.

Pour conclure :

L’histoire a montré que les partis politiques de gauche sont des organisations interclassistes visant à :

1. Maintenir la division du travail entre lutte économique et lutte politique ;

2. Soumettre l’organisation économique à l’organisation politique ;

3. Prendre le pouvoir par les élections ou par la révolution politique.

Une personne qui serait d’accord avec ces trois points ne pourrait tout simplement pas se définir comme anarchiste mais comme social-démocrate.

Une organisation anarchiste pourrait en apparence avoir certains points communs avec une organisation social-démocrate, mais certainement pas les mêmes objectifs, puisque les anarchistes visent à :

a) Réduire la division du travail entre lutte économique et lutte politique ;

b) Rendre l’organisation de classe le plus autonome possible ;

c) Détruire le pouvoir politique et établir le pouvoir social de la classe ouvrière.

Alors si les anarchistes se réfèrent au « parti » comme un concept neutre (« c’est juste un mot… ») ils sont dans l’erreur. Le même mot ne peut pas être utilisé dans deux acceptions différentes, et on ne peut pas être d’accord à la fois avec les points 1., 2., 3., et avec les points a), b), c).

Utiliser le même mot pour désigner une organisation social-démocrate, réformiste ou non, et une organisation anarchiste n’est pas seulement inadéquat, c’est une position qui risque de susciter des confusions auprès des gens à qui on s’adresse, c’est aussi le signe, chez les anarchistes qui reprennent le concept, d’une certaine confusion politique à propos des moyens et des fins.